Texte d’Isabelle Desesquelles.
Un jour, à Venise, la narratrice a croisé une mendiante, main tendue vers le ciel, corps étendu sur le sol. Elle ne s’est pas arrêtée, mais l’image de cette femme est restée. « Pourquoi, Madame l’Obscure, votre misère fait-elle plus que me rentrer dedans ? Elle est installée, blottie dans ma pensée. » (p. 17) Hantée par cette misère incarnée, la narratrice s’adresse à elle. Madame, lui dit-elle. Cette déférence envers l’indifférence est aussi l’occasion d’interroger la marche du monde, sa folie et son non-sens. Qu’elle est grande, l’impuissance de l’obole ! Donner ou ne pas donner, où est la différente quand d’autres brassent sans honte des millions ? « Et si je vous donne du Madame, c’est simple courtoisie ; cela, je peux vous l’offrir. » (p. 15) Aussi compatissante et gênée envers les pauvres qu’elle est cinglante et cynique envers les riches et elle-même, la narratrice pratique une ironie blessée : elle aussi est privilégiée par rapport aux miséreux qui pullulent, « préférant régler des consommations à prix prohibitif qu’aider cent malheureux. Ce n’est pas simple, l’âme. » (p. 35) Elle présente le dilemme de beaucoup : on voudrait aider, on croit aider, mais on ne fait qu’achever. Dans chaque main tendue, dans chaque sébile posée sur le sol, désormais, la narratrice voit cette femme ignorée sur le pavé vénitien. « Je vous ai sur la conscience, Madame, et je vous remercie d’y être. » (p. 72) Et que dire aux enfants qui ont cette misère à hauteur de regard et ne comprennent pas encore les calculs des adultes ? Il faut apprendre la générosité aux petits alors qu’on voudrait les protéger et leur éviter d’avoir jamais à poser les yeux sur l’indigence et le dénuement.
La misère quotidienne des grandes villes compose des tableaux qui deviennent banals à force d’être vus. « Les ténèbres nous mâchent et vous recrachent, pauvre chose. » (p. 13) La culpabilité de ceux qui ont assez, parfois juste assez, pour vivre est sans doute plus grande que ceux qui débordent d’argent et n’en donnent pas. Dans ce texte vibrant, puissant et au style exceptionnel, pas de réponse, pas de solution, pas de miracle. Pas de conseil, ni de consigne non plus. « Je ne changerai pas le néant, je ne vous arracherai à rien, et surtout pas au malheur, la terre vous vomit, cependant je vous réclame : ne me lâchez pas. » (p. 30) À chacun d’assumer, plus ou moins clairement, sa position vers ceux qui tendent des mains vides et désespérées.