Simon a quitté la France pour New York. Peu de temps après avoir accepté de travailler sur le pénible chantier de construction du pont qui doit relier New York et Brooklyn, il épouse Gelsomina, dite Mina. « Travailler sous la mer, pourquoi pas ? Aux aurores, dans le froid, presque à jeun, le cri des mouettes était propre, il y avait tant de blancheur dans cet ouvrage qu’on vous proposait – dans ces précautions que l’on prenait avec vous. » (p. 16) Simon espère gagner de l’argent très vite et quitter la grande ville, échapper à sa boue et se sauver du mal des caissons. Un soir, il rencontre Kate qui court pour échapper à la police. Jeune et mystérieuse, la fugitive s’empare de son cœur. Simon décide de tout faire pour la cacher, puis pour la sauver.
L’amour qui lie Simon à Kate est étrange. « Je t’aime, Kathleen, et je me cache en toi… » (p. 128) Alors que la jeune fille ne pense qu’en termes de désirs – appétit, sommeil, sensualité –, Simon sublime le sentiment et aime Kate comme une enfant. « Moi, je te veux pour petite fille, tu comprends ? Mina est ma femme, je ne peux rien changer à cela. Toi, tu es ma fille. » (p. 74) En adoptant cette fille au crime inconnu, Simon cherche à préserver la pureté qui manque tant à son univers d’eau saumâtre. Mais sa recherche est illusoire. « Simon, dit brusquement Kate, la pureté n’existe pas. Ce pays n’est pas pur, les gens non plus. » (p. 75) Qu’importe Simon veut sauver Kate. Sur un cheval immense, il emporte sa femme et celle qu’il considère comme sa fille : vers les étendues sauvages du nouveau continent, c’est là qu’est la rédemption. La fuite, entre conquête de l’ouest et pèlerinage, est un nouvel exode, une nouvelle alliance. « Ne dites pas que je blasphème… C’était une nuit pleine de brouillard. Et soudain, Kate fut devant moi, et je l’ai prise par le bras, et je l’ai entraînée… L’annonce faite à Abraham, voilà ce qu’il en est, et rien de plus. » (p. 146) Hélas, dans la Bible, l’on sait bien que Dieu demande à Abraham de sacrifier son enfant…
Ce roman est beau et puissant : ses accents bibliques, voire mystiques, en font une légende des temps modernes. Il est question de culpabilité, de rédemption et de liberté. Il n’est pas important de connaître le crime et le passé de Kate : ce qui importe, c’est que Simon/Abraham accueille la fugitive telle qu’elle est en son présent, sans dimension temporelle superflue : Kate n’est qu’immédiateté et présence palpable. Et cette acceptation totale, faite d’amour et de pardon inconscient, permet à Simon d’embrasser pleinement sa nouvelle identité, celle qu’il ne pouvait pas endosser à New York, cette ville de béton et d’acier qui n’est déjà plus faite pour les miracles.
J’ai découvert Didier Decoin avec John l’Enfer, autre texte sublime et étrange qui parle d’amour, de vertige et de sacrifice. Je vous conseille aussi La promeneuse d’oiseaux, charmante romance désespérée.