
Roman d’Isabelle Aupy.
Le Saint-Georges flotte depuis des décennies – depuis toujours ? Son équipage le maintient en bon état, mais pour combien de temps encore ? Le personnel et les moyens manquent, les ordres des officiers et de la capitainerie sont ineptes et tout se déglingue de manière insidieuse. « Il est d’ailleurs assez difficile de savoir à quel moment exact tout a fini par foutre le camp. » (p. 9) Momo est une nouvelle recrue. Avec Bibine, Léon, Fatima, les Jumeaux et les Mimi’s, les mains toujours dans la graisse et les rouages, il répare le vieux rafiot qui enchaîne les aller-retour et transporte des passagers dont le nombre ne fait qu’augmenter. À bord, tout change au fil des années, sauf l’âge du capitaine qui est définitivement trop jeune pour diriger ce bazar. Quand on propose à Momo de monter en grade, ce dernier est convaincu qu’il va enfin changer les choses. « À trop vouloir bien faire, on en oublie de faire le bien. » (p. 132)
Avec cette excellente fable sur le monde du travail, Isabelle Aupy démonte avec cynisme tous les rouages de l’absurdité quotidienne des entreprises. Le jargon RH, aussi ridicule qu’inutile, et la rationalisation poussée à l’extrême prennent le pas sur l’expérience, cette ressource si précieuse, mais tellement informelle et si peu valorisée. Face à l’absurdité des protocoles écrits et détaillés, le bon sens résiste mal, surtout quand il est sincère et qu’il nourrit l’envie de bien faire de travailleurs impliqués. La description de la course à l’efficience, via des réorganisations incessantes, est férocement drôle parce que terriblement pertinente, mais elle est surtout très déprimante. La chefferie se moque des conditions de travail des ouvriers et consacre beaucoup d’énergie à diviser ces derniers, mais aussi à se convaincre de sa propre utilité en enchaînant réunions, comités et autres groupes de travail. « Il est d’ailleurs amusant de remarquer que glander et ne rien glander consiste à faire la même chose, et bien, [il] réussissait la prouesse de combiner les deux. Une sorte d’inaction au carré. Et ça fonctionnait extrêmement bien. Comme une éolienne brasse de l’air, il produisait autour de lui une énergie folle. » (p. 54) (Voilà qui me rappelle BEAUCOUP mon métier.) Bref, le management est toxique et s’attaque à la solidarité entre travailleurs qui sont plus ou moins priés de se tuer à la tâche, et en silence s’il vous plaît !
Une fois encore, Isabelle Aupy m’a réjouie avec son roman. Lisez son œuvre et explorez le catalogue des éditions du Panseur chez lesquelles elle est éditée.
Pour finir, je retiens deux citations aussi hilarantes que pertinentes sur la hiérarchie.
« Il portait un uniforme bien trop serré pour contenir son ambition. » (p. 7)
« Quand tu commences à bouffer du galon, tôt ou tard, soit il te reste en travers de la gorge, soit il reste en travers du cul. » (p. 38)