Benedictus Spinoza est un juif néerlandais du dix-septième siècle dont la famille a fui les persécutions portugaises. Il est aussi un philosophe qui pense que les religions sont dangereuses. Ouvertement, il professe son refus des dogmes, des superstitions et des rituels aliénants « Je souhaite mener une vie de piété sans l’interférence d’aucune religion. Je suis convaincu que toute religion […] ne fait que nous dissimuler les vérités essentielles. J’espère voir un jour un monde débarrassé des religions, un monde dont la religion universelle permettrait à l’individu d’user de sa raison pour connaître et vénérer. » (p. 218) À vingt ans, il est banni de la communauté juive à vie. Libéré, il peut se consacrer à sa grande œuvre intellectuelle. Perpétuellement seul, il consacre son existence à la philosophie. Il écrit ses textes en latin et est persuadé qu’il faudra du temps pour que l’humanité comprenne la portée de ses propos. Quelques siècles plus tard, Spinoza est reconnu comme un des plus grands esprits du monde et cité en exemple pour la logique de ses démonstrations. Banni de la communauté juive, il a été accueilli à bras ouverts dans la communauté des penseurs. Savoir que Spinoza gagnait sa vie en polissant des verres pour microscope et télescopes est tellement éloquent : dans toutes ses activités, le philosophe voulait faire progresser la vision et rendre les choses plus claires, plus proches.
Alfred Rosenberg est un des membres les plus importants du parti nazi. Antisémite dès ses plus jeunes années, il est convaincu que la judaïté est un poison qui infecte le sang des Aryens. « Je crois que si nous ne sommes pas vigilants, la race juive aura raison de nous. Ce sont des faibles. Des parasites. L’éternel ennemi. La race qui s’oppose à la culture et aux valeurs allemandes. » (p. 17) Quand il rencontre Adolf Hitler, Rosenberg est convaincu d’avoir trouvé celui qui incarne le salut de l’Allemagne et de la race aryenne. Toujours dans son ombre, désespérant de lui plaire, il s’engage pleinement dans la mise en œuvre du plan nazi. « Au final, seul compte le jugement d’Hitler. » (p. 305) Hélas, le Führer l’estime bien peu, même s’il lui confie de hautes responsabilités. Tourmenté, angoissé, névrosé, Alfred Rosenberg se confie à Friedrich Pfister, psychanalyste et ami d’enfance. Et tout revient toujours au problème Spinoza : comment un philosophe juif peut-il susciter tant d’admiration chez les grands Allemands, notamment Goethe, génie aryen notoirement antisémite ?
Attention, bouquin génial ! Par un habile jeu de regards et de questions/réponses, l’auteur alterne les chapitres relatifs à Spinoza et ceux relatifs à Rosenberg. On suit les deux hommes sur une longue période : près de 20 ans pour le philosophe, presque 40 ans pour le nazi. Les deux hommes cheminent à leur manière : le premier se libère de l’oppression religieuse et trouve la vérité dans l’étude et la raison, le second s’obstine dans un schéma de pensées antisémite et plus largement antireligieux sans comprendre qu’il a fait d’Hitler son messie.
Philosophie, religion, psychanalyse, histoire, ces domaines se mêlent, se nourrissent, se répondent et parfois s’opposent, mais c’est tout le talent d’Irvin Yalom de faire que ce discours polyphonique reste parfaitement intelligible. Évidemment, il a beaucoup imaginé, mais tout est tellement crédible. « J’ai voulu écrire un roman qui aurait pu se produire. » (p. 383) Le pseudo dialogue qui s’engage à travers les siècles entre Spinoza et Rosemberg est retentissant : voilà deux esprits qui n’auraient jamais pu s’accorder, ni se faire fléchir, le premier ne transigeant pas face aux dogmes, le second déniant toute crédibilité au premier en raison de son origine. Pour finir, je retiens une phrase attribuée à Spinoza, mais qui correspond tellement à l’époque de Rosenberg qu’elle résonne douloureusement. « Quel est ce monde où le fils sent l’odeur de la chair brûlée de son père ? » (p. 10)
Le problème Spinoza est un roman passionnant qui suscite une furieuse envie de se plonger dans les textes du philosophe, mais aussi de découvrir l’essai de Rosemberg, Le mythe du XX° siècle, pour tenter de comprendre les vociférations haineuses d’un homme et d’un parti.