Texas, 1893. Maggie Lavigne s’est noyée. On dit qu’elle s’est suicidée. Son amant affirme que c’est un accident, mais il ne dit pas tout. Billy, le fils de Maggie, veut connaître la vérité. Mais celle-ci se fait difficilement entendre derrière les ragots et les insultes. Tout le monde savait que Maggie avait été prostituée et qu’elle ne connaissait pas le père de son enfant, alors sa mort n’est pas une grande perte. Il reste pourtant quelques personnes autour de Billy pour pleurer l’ancienne maîtresse d’école. « Ta mère méritait pas ça. Après tout ce qu’elle a fait pour nous… On était rien que des mômes abîmés. Elle nous a donné l’affection qui nous manquait. » (p. 47) Dans sa quête de justice, Billy doit confronter les deux hommes qui l’ont protégé : pourquoi aucun d’eux n’a sauvé Maggie ?
Dans La femme à l’étoile, l’auteur présentait déjà un Ouest américain brutal et impitoyable. Ici, le jeune Billy doit tuer deux fois le père pour se libérer, et rien n’assure que cela sera suffisant. Son cheminement est celui d’un long renoncement : renoncement à l’espoir trompeur, renoncement aux souvenirs idéalisés et renoncement aux illusions confortables. Une fois encore, Anthony Pastor me saisit au cœur avec sa peinture d’une humanité violente et amère.
Bande dessinée de Lou Lubie (scénario) et Solen Guivre (dessin et couleur).
Un riche convoi funéraire se dirige lentement vers un château immaculé, en haut d’une montagne, au milieu du désert. L’éminent défunt sera inhumé au plus près des dieux. Voilà qu’une frêle silhouette se détache de la masse et s’enfuit dans les dédales de la ville perchée. C’est Eurydice, mutique et émaciée : elle se laisse mourir en dépit de l’aide et de l’amour que lui apporte Orphée. De son côté, le chanteur refuse de vendre son art aux prêtres qui orchestrent les cérémonies funèbres. « Sans ses artistes, Pygmalion n’est rien ! » (p. 43) L’homme est en effet un habile entrepreneur, manipulateur et mystificateur. Dans le secret de son atelier, il fabrique des automates auxquels il ne manque presque rien, si ce n’est un supplément d’âme. Finalement, comme dans le mythe, Eurydice meurt et Orphée est prêt à tout pour la faire revenir du royaume des morts.
Dans cette réécriture de nombreux mythes grecs, les autrices célèbrent le corps des femmes : il est fort, superbe, opulent et, puisqu’il faut sans cesse le rappeler, intouchable si cela n’est pas souhaité. Le sujet des agressions sexuelles est pudiquement amené, mais fracassant tant il donne de profondeur à l’histoire. L’intrigue interroge aussi sur le choix et le libre arbitre. Qui a un jour pris un instant pour demander son avis à Eurydice ? « Ses sentiments lui donnent-ils le droit de décider à ma place ? Et moi, qui se soucie de qui j’aime ? » (p. 81) En s’inspirant de diverses cultures et médias pour figurer leurs personnages, Lou Lubie et Solen Guivre ont créé une œuvre patchwork très réussie et bouleversante, envoûtante comme un rêve et déchirante comme un drame.
Des mineurs creusent la voûte du ciel. Une hormone nouvelle développe l’intelligence dans des proportions inquiétantes. Une mathématicienne remet en question les axiomes de l’arithmétique. Une linguiste échange avec des extraterrestres et découvre un nouveau rapport au temps. Un scientifique tente de sauver l’humanité avec des automates. La science métahumaine bouleverse le savoir et divise les humains. Les visitations des anges causent miracles et malheurs sur terre. Un dispositif efface l’importance de l’apparence physique dans les relations humaines.
Dans ses huit nouvelles, l’auteur mobilise le langage, l’écriture, les sciences, les arts, le temps et la foi. Cela constitue le grand tout du savoir, infiniment composite et continuellement transformé. « Il leur dirait la forme du monde. » (p. 38) J’ai lu avec plaisir le texte qui a inspiré le film Premier contact et j’ai trouvé dans certaines histoires des ressemblances évidentes avec la série Black Mirror. Avec humanisme, Ted Chiang s’émerveille des progrès technologiques, tout en mettant en garde ses lecteur·ices : tout ce qui brille n’est pas d’or…
Reid a enfin rejoint l’université de Howse. Sur place, c’est presque trop beau, on lui administre un traitement qui désactive le cad, ce symbiote qui la protège autant qu’il la ravage. Reid ajoute une nouvelle ligne à sa promesse de retourner à Edmonton après ses études : elle rapportera le traitement pour soigner ses proches. À l’université, elle côtoie des jeunes venu·es comme elle de régions dévastées, mais aussi des adolescent·es qui n’ont jamais rien connu d’autre que la richesse et le confort d’Howse. Reid ne comprend pas pourquoi cette communauté ne partage pas ses ressources et sa technologie avec le reste du monde. « Peuvent-ils nous en empêcher ? De fonder un… un club, une association étudiante, un truc comme ça ? Pour apporter notre aide à l’extérieur ? / Tu verras bien. » (p. 32) Les mois passent, Reid apprend beaucoup, mais le nombre de ses questions ne fait que croître : aurait-il été possible d’éviter l’effondrement, voire l’épidémie de cad ? L’adolescente refuse d’accepter que certain·es peuvent tout avoir et que d’autres doivent se contenter de survivre. « Avec de la prudence, avec beaucoup d’argent, on pouvait acheter un refuge où s’installer confortablement pour regarder le monde extérieur s’arrêter par à-coups à mesure que toutes les ressources qu’on aurait accaparées venaient à manquer à l’humanité. » (p. 41)
Outre les nombreuses références à Watership Down qui m’ont ravie, ce court roman est riche d’une réflexion humaniste sur l’écologie, la solidarité et les méfaits du confort technologique. « Tous les morceaux du monde…. Ce n’est pas de notre faute s’ils n’ont jamais réussi à les rassembler. Tout est toujours là. Il suffit de les ramasser. » (p. 79) J’ai hâte que la suite (et fin ?) de cette histoire paraisse : l’épopée de Reid m’émeut autant que le diptyque de Becky Chambers, Histoires de moine et de robot.
Roman graphique de Camille Monceaux et Virginie Blancher.
Dans la confiserie Kompeito, plusieurs générations d’une même famille se croisent pendant un été qui fera enfin taire les reproches et parler les secrets. Suzu craint le retour de son époux violent et voudrait moderniser la boutique. Rintarô est un petit garçon sensible qui craint les séparations. Chikako pleure Yasuo, son mari décédé, mais ne peut se résoudre à reparler à leur fille. Mayumi ne sait plus si elle sera la bienvenue dans la maison de ses parents après avoir parlé de ce qui lui pèse depuis des années. Takeshi se reproche les souffrances de sa mère. Compagnon quotidien et gardien des chagrins pleurés derrière les portes closes, circulant sur ses coussinets silencieux, le chat Shiro voit tout.
Entre non-dits et interdits sociaux, Camille Monceaux dessine un Japon intime, loin du bouillonnement incessant des villes, là où les saisons prennent le temps de passer. Les êtres aussi prennent le temps de se parler, de regarder en elleux et de faire face au poids des regrets. « Les parents n’apprennent jamais à demander pardon à leurs enfants. » (p. 160) Au gré des aquarelles de Virginie Blancher, le point de vue change et chaque personnage dit son histoire, laquelle vient se nouer aux fils des récits des autres protagonistes. Le patchwork des existences s’assemble délicatement et, finalement, compose un motif à préserver, fait d’amour et de compréhension. « Certains fragments de mon passé, au chatoiement doux et serein, sont tendres à revivre. Je les collectionne comme de précieux morceaux de vitraux. » (p. 60)
J’ai lu ce roman graphique avec émotion et plaisir. En le refermant, il m’en reste une impression sucrée comme un bonbon et amère comme les agrumes. C’est doux, c’est joli, c’est la vie.
« Quand on travaille avec des femmes, il faut composer avec leur vie de femme. » (p. 34) Chaque voix féminine raconte une existence, des choix, des interrogations des espoirs et des renoncements. « La part intime du travail ne saurait être exposée et soumise à des jugements possiblement mal intentionnés, d’autant plus qu’ici travail, vie sociale, familiale et personnelle sont fortement liées. » (p. 8) Dans les vignes, quelle que soit la météo, ces femmes ne comptent ni leurs heures ni leurs douleurs. Travailler en extérieur, c’est profiter des beautés de la nature ; c’est aussi endurer les rigueurs de celle-ci et subir son rythme implacable. Même si les métiers se sont beaucoup modernisés, une bonne part du travail – éreintant, éprouvant, épuisant – de la vigne se fait encore à la main : les outils sont plus perfectionnés, les gestes sont assurés, mais le corps encaisse un peu moins bien chaque année et la main-d’œuvre est de plus en plus difficile à trouver. Ces treize femmes ont repris le métier de leurs parents, épousé celui de leur conjoint ou choisi de faire de la vigne une profession. Elles cumulent surtout bien des activités : elles sont des travailleuses (salariées ou non), des épouses/compagnes, des mères, des cheffes d’entreprise/d’exploitation, des employeuses, des gestionnaires, des cuisinières/infirmières/psy, etc. « C’est normal de s’occuper des vendangeurs : c’est un travail qui est dur, tu prends soin de ceux qui le font. » (p. 58) Si les femmes ont moins de force physique que les hommes, il paraît qu’elles sont plus minutieuses. « Faut arrêter de penser qu’on est pareils : on n’est pas pareils ! N’empêche qu’avoir un manque de force, fait qu’on a plus de réflexion. » (p. 151) Le meilleur muscle, aucun doute, ça reste le cerveau…
Face au changement climatique et au rejet croissant des produits chimiques, celles qui font le vin se demandent si leur métier à un avenir. Ce qui se joue, c’est une révolution des techniques et du goût, entre prise de conscience écologique et changement des habitudes de consommation. « Plus le produit sera bon à consommer sans abîmer les ressources, plus il y a de chances que ça dure. » (p. 112) Sur ces sujets, je vous recommande Cher pinard, un goût de révolution dans nos canons de Sandrine Goeyvaerts. Je reproche à l’ouvrage de nombreuses erreurs de syntaxe et de langue, mais c’est un détail. Je salue surtout le regard lucide qu’il porte sur les métiers du vin au féminin. « Les femmes ont toujours travaillé dans les vignes. Dans le monde, 80 % des activités agricoles sont faites par des femmes. Je pense que c’est assez français et occidental de dire que c’est un métier d’homme. » (p. 118) Who feed the world ? Girls…
Pour conclure, je me permets un rappel : l’abus d’alcool (dont le vin) est dangereux pour la santé. Demandez de l’aide si votre consommation échappe à votre contrôle. Et quoi qu’il en soit, lisez Et toi, pourquoi tu bois ? de Charlotte Peyronnet.
Vindelle Pounze est le plus vieux mage de l’Université de l’Invisible. Le temps est venu pour lui de quitter ce monde pour le suivant. Voilà, c’est l’heure, il est mort. Et en fait non, pas vraiment. « Je suis revenu uniquement parce que je n’avais nulle part où aller. Vous croyez que ça m’emballe de me retrouver ici ? « (p. 24) Vous me direz, les revenants et les zombies, ça arrive, mais là c’est plus compliqué que ça. Il se trouve que les grandes puissances qui régissent la réalité n’apprécient pas vraiment l’intérêt que La Mort développe pour les humains, donc hop, à la retraite le Faucheur ! Mais voilà, pendant que le poste est vacant, les gens qui arrivent au bout de leur sablier meurent, mais ne partent pas. Ça fait désordre, c’est certain. « Les morts-vivants qui s’baladent partout, c’est pas hygiénique. » (p. 27) Et pendant ce temps, La Mort découvre ce que c’est que vivre en sachant que le temps est compté. C’est l’occasion de faire des expériences auprès des humains, voire d’éprouver des choses. Pas facile quand on n’a jamais essayé ! « Alors c’était ça être vivant ? Une impression de ténèbres qui vous tiraient en avant ? » (p. 102) Le Faucheur remise sa robe de noir absolu et enfile un bleu de travail pour travailler dans le champ de Mademoiselle Trottemenu, vieille dame qui n’a rien à envier aux sorcières de Lancre en termes de caractère.
Grosse pagaille à Ankh-Morpork alors que les vivants ne meurent plus comme ils le devraient ! Ce tome est un joli bijou d’humour absurde sur fond de réflexion métaphysique. Toutes les vies comptent, même les demi-vies, les vies zombies, les vies qui ont besoin d’hémoglobine : bref, les morts ont des droits et il est temps de les respecter ! Quant au poste suprême de Faucheur, tout le monde ne peut pas prétendre l’occuper… Une fois encore, je me suis régalée des trouvailles lexicales de Terry Pratchett (et de son traducteur, évidemment !). « Madame Evadne Cake était médium, à la limite de la petite taille. Ce n’était pas un emploi astreignant. » (p. 58) Ce genre de phrase fait buguer mon esprit une demi-seconde avant de me faire éclater de rire !
« J’ai quarante-cinq ans et je ressens cette pénible impression de n’avoir aucune prise sur la vie. J’ai fait fausse route, je me suis trompé quelque part. » (p. 12) Samuel Polaris est paumé, largué, en quête de sens. Sa femme le trompe avec un collègue et il méprise ses enfants. Auteur de petite renommée, il vit quelque peu reclus et oisif après une crise de nerfs sur un plateau télé. Décidant de secouer son désespoir mou, il achète un revolver et se met en tête d’obtenir la montre de son psy, ancienne possession du président Kennedy.
Voilà une énième histoire d’homme mûr désabusé et revenu de tout. Oui, il est dépressif, mais il pourrait tout aussi bien collectionner les petites voitures, car sa dépression est moins une maladie qu’une façon d’occuper le temps. Samuel Polaris est une caricature de quadragénaire autocentré mal dans sa peau qui ne fait rien pour aller vraiment mieux. Là où il est véritablement odieux – et non, je n’y vois aucun cynisme ou humour noir –, c’est qu’il reporte sur son entourage son mal-être et ses frustrations. Il ne m’a inspiré aucune empathie, aucune sympathie. Quand une rage de dents mal traitée déforme son visage, elle donne à voir la laideur intérieure et putride d’un pauvre mec qui ne sait plus comment se faire remarquer. Depuis le De Esseintes de Joris-Karl Huysmans, je doute qu’on ait vraiment réussi à écrire le taedium vitae et je suis lasse des gesticulations larmoyantes des mâles médiocres et faussement extravagants en mal d’attention.
Ce roman a cependant un mérite, c’est d’être un plaidoyer – probablement involontaire – pour la santé mentale des hommes. Messieurs, vous avez le droit d’aller mal, d’être désemparés, de souffrir tout simplement. Mais voilà, ça ne guérit pas tout seul ! « Être débarrassé du souci et du regard de l’autre. Ne plus avoir à se surveiller. Ignorer la culpabilité. Régner sur sa décrépitude. Pouvoir se détruire sans témoin. » (p. 101) Vous ne marcheriez pas sur une jambe cassée sans un plâtre et des béquilles ? Alors, arrêtez d’avancer dans le monde avec une psyché douloureuse ! Allez consulter, demandez de l’aide ! Le mutisme et la lente glissade vers l’aigreur n’ont rien de viril et ils ne sont pas la solution.
Pour revenir un peu au roman, les chapitres alternent entre Samuel qui parle à la première personne et son épouse Anna qui fait l’objet d’une narration à la troisième personne. Lui est donc sujet et acteur, elle n’est qu’observée. Polaris est finalement un poseur cruel et indifférent, odieux et égoïste, geignard, lâche et paresseux. Alors que la quatrième de couverture annonce de l’érotisme, les scènes de sexe ne sont que vulgaires et essentialistes. Bref, ce roman nombriliste tourne en rond, littéralement, comme le prouve la dernière phrase. Il m’a rappelé, en largement moins bon, Mon chien stupide de John Fante.
Julien Dubois a quatorze ans quand il commence son apprentissage de pâtissier chez les Petiot, à Dôle. En 1937, le statut des apprentis est loin d’être encadré et l’adolescent est immédiatement débordé par le labeur quotidien et harassant, 16 à 18 heures par jour. « Le travail était un peu comme une roue lancée qui ne peut plus s’arrêter de tourner, entraîner par son propre élan. » (p. 169) Julien est volontaire et courageux : il apprend à travailler toujours plus vite, à ne pas se perdre lors des livraisons, à ne pas renverser les corbeilles de pains et viennoiseries. Mais Julien est aussi un garçon animé par un puissant sens de la justice : il méprise son patron fainéant, vantard, menteur et brutal, et sa patronne minaudeuse et hypocrite. La solidarité est heureusement puissante entre les travailleurs : avec le deuxième apprenti, le chef et les autres ouvriers de la pâtisserie, Julien envisage de rejoindre un syndicat, voire d’en créer un pour défendre ses droits. « Mais, nom de Dieu, quand est-ce que les ouvriers comprendront qu’il faut tordre le cou au paternalisme ! » (p. 187) Julien a désormais 16 ans, son corps s’est endurci grâce au travail et à la boxe et il compte les semaines qui le séparent de la fin de son apprentissage. Le jeune homme sensible n’a pas cessé de dessiner et d’écrire des poèmes : la pâtisserie n’est que le métier qu’il a appris pour satisfaire ses parents. Mais il n’a aucune rancœur, jamais. « J’ai toujours trouvé ridicule de faire une vacherie à un patron quand on peut faire autrement. Le syndicalisme, c’est tout de même autre chose que ça. Et puis, on n’est pas sur la terre pour se bouffer le nez entre hommes. C’est déjà assez des guerres. » (p. 365) Et parlant de guerre, le 1er septembre 1939 est arrivé…
Celui qui voulait voir la mer
Au matin du 1er octobre 1939, Mme Dubois attend le retour de Julien. Son fils a achevé son apprentissage à Dôle et elle se réjouit qu’il se réinstalle dans la maison familiale et qu’il ait trouvé un poste tout près de Lons-le-Saunier. Enfin, elle pourra de nouveau chérir son petit, même s’il est devenu bien grand. Le père Dubois se réjouit également de l’arrivée de son gamin, mais la guerre toute neuve est très inquiétante, surtout pour ceux et celles qui ont connu la Grande Guerre, voire la guerre contre les Prussiens. « Nous autres, on n’a pas fait des gosses pour les mener à la boucherie. » (p. 44) Mais voilà qu’à peine arrivé, Julien est envoyé à Lyon par son nouveau patron. Les vieux parents se retrouvent de nouveau seuls : la mère s’occupe de la maison, le père trime dans le jardin qui fait sa fierté et chacun·e remâche en silence ses inquiétudes, tandis que Julien semble bien insoucieux des peurs de ses parents. La guerre est de plus en plus présente : une tranchée est creusée dans la cour et Paul, le fils aîné du père Dubois et demi-frère de Julien, est plutôt favorable à l’envahisseur. « C’est avec des braves gens […] qu’on fait la guerre. Des gens qui ont dans les yeux des larmes d’émotion. […] Des gens qui sont fiers de dire : “Le fils y est déjà”. » (p. 77) Pour la mère Dubois, il est évident que son fils chéri doit rejoindre l’exode et se cacher des Allemands qui pourraient l’arrêter. Et si elle le peut, elle aidera d’autres fuyards, civils ou militaires. Quant au père, malgré son âge et ses douleurs, il accepte de reprendre du service dans le four du village, pour nourrir celles et ceux qui ne sont pas parti·es. « On peut vendre du pain à des ennemis tout en gardant sa dignité. » (p. 216)
Le cœur des vivants
Julien est revenu de l’exode et a été mobilisé. Le voilà à Castres, dans un poste de garde chargé de surveiller le passage des avions. Il ne se passe pas grand-chose dans cette unité située dans la France libre. Avec Riter, camarade soldat qui aime autant la poésie que lui, il s’occupe entre deux tours de garde. Un soir, lors d’un récital de Charles Trenet, Julien rencontre Sylvie. « Est-ce qu’un homme peut tomber sur le trottoir, comme frappé par la foudre, à la vue d’une jeune fille ? » (p. 34) Dès qu’il le peut, le jeune soldat quitte son poste et retrouve Sylvie : la belle est déjà fiancée à un jeune homme mobilisé bien loin et elle n’ose pas s’opposer à ses parents, mais elle en est certaine, Julien est son bien-aimé. « Je t’aime tant que c’est comme si j’étais toi, tu comprends ? » (p. 63) Deux années passent et la guerre semble bien loin du poste de garde. Cependant, Julien a toujours en tête le projet de passer en Espagne, de quitter cet uniforme dont il n’a jamais voulu et qui a causé la mort de son ancien chef de chez Petiot et sans doute celles de son entraîneur de gymnastique et de son camarade déserteur. Quand les Alliés débarquent en Afrique du Nord, Julien est résolu à déserter dans la montagne avec un autre soldat. Il est convaincu que son bel amour avec Sylvie résistera à la séparation, mais c’est ignorer les dommages collatéraux de l’époque. « La guerre, tu sais, ça ne tue pas que ceux qui se battent. » (p. 91)
Les fruits de l’hiver
Retour à Lons-le-Saunier, auprès des parents Dubois, en octobre 1943. Le rationnement complique le quotidien du vieux couple. Tandis que Paul profite de son commerce avec la milice et que Julien, déserteur, ne donne aucune nouvelle, le père et la mère affrontent chaque jour avec son lot de labeur et d’incertitude. Le jardin reste la première source de nourriture, mais le bois vient à manquer : voilà les deux vieux poussant une charrette vers la montagne pour la remplir de fagots de bois. Le père Dubois est un vieil homme têtu, fier et besogneux. « Il s’enfermait dans la tête une seule idée : en sortir sans aucune idée. Tout le monde l’abandonnait. Même ses enfants voulaient le voir crever. Eh bien il ne crèverait pas ! » (p. 93) La guerre semble ne jamais vouloir finir et son poids s’ajoute à celui des années qui ôtent la force. Les douleurs ne quittent plus le corps des vieux Dubois, les ventres sont pleins, mais mal nourris et l’esprit sans cesse est tourmenté par la peur et l’attente. « La guerre était un long silence et une solitude que rien n’éclairait. » (p. 168) Julien repasse à Lons, enfin décidé à vivre de sa peinture, loin des fournils farineux, mais il ne tient pas en place. La guerre finira, c’est certain, et les jeunes gens doivent vivre leur vie, loin de leurs parents.
*****
J’ai lu avec plaisir ces quatre romans, avec une préférence marquée pour le troisième qui est une parenthèse délicate dans le tintamarre de l’existence et de la guerre. Cette grande patience dont il est question, c’est l’attente face au pain qui lève, la persévérance face à l’injustice et à un labeur détesté, l’espoir du retour du fils et de la fin de la guerre et surtout l’enchaînement des saisons qui sont autant d’époques. Bernard Clavel dépeint merveilleusement le passage du temps en évoquant les phénomènes naturels : le froid, le vent, la neige, la chute des feuilles, la floraison, l’éclat du soleil sur les façades, la pluie sur les pavés glissants, tout cela compose des tableaux impressionnistes d’une grande beauté. La mère Dubois (qui gagne enfin un prénom en page 70 du quatrième livre…) est un personnage très émouvant tandis que le père Dubois est agaçant autant qu’il est possible, avec son anticommunisme bas du front et son orgueil mal placé. Tous les protagonistes, même à peine esquissés, sont crédibles et bien caractérisés. Julien, évidemment, bénéficie d’un beau portrait étalé sur 8 ans, des débuts de l’adolescence aux premières années de l’âge adulte. Je garderai un doux souvenir de cette lecture au long cours et il est certain que je lirai les autres sagas de Bernard Clavel.
Henry Smith et Talas embarquent enfin pour l’Angleterre. Çuval, la belle jument, est également du voyage et se noue d’amitié avec le chat du bateau. « Ce chat se prend pour le maître à bord… Peut-être qu’il s’estime responsable du bien-être des passagers ! » (p. 24) Arrivé dans la demeure familiale, Henry se heurte à l’incompréhension de son père et l’hostilité de sa mère : il est impensable qu’il épouse Talas, cette femme étrangère qui ne parle pas leur langue. Fantasque et privilégié par sa position de cadet, le jeune homme est plutôt résigné. « Ce n’est pas la première fois que je déçois mes parents ! » (p. 52) Henry et Talas s’installent dans la maison d’un ami et, timidement, en attendant leur mariage, commencent une vie de couple où tout est à construire. Loin de son pays, Talas sait qu’elle doit tout apprendre et faire ses preuves. « Je ne sais pas ce que donnera notre vie ici, mais pour l’instant, on est ensemble. » (p. 109) Avec quelques moutons et la perspective de disposer d’une belle laine à travailler, Talas commence à faire des projets. Pendant ce temps, en Asie centrale, d’autres relations se concrétisent : le jeune Ali, si bien récompensé par Henry Smith, trouve enfin une épouse.
Il se passe peu de choses dans ce quinzième tome, mais ce n’est pas un problème. Il nous donne le temps de nous habituer aux décors intérieurs et extérieurs de l’Angleterre après tous ces chapitres passés dans les steppes du Turkistan. La mangaka dessine à merveille la beauté des animaux et elle profite des pages finales pour partager de nombreuses informations culturelles et historiques, et même corriger des erreurs imprimées dans les volumes précédents. Évidemment, j’ai hâte que le tome 16 paraisse et de retrouver Amir et Karluk, mais cette parenthèse anglaise était douce et sympathique.
Roman graphique adapté du roman de Richard Adams. Scénario de James Sturm, dessin de Joe Sutphin et lettrage de Leopold Prudon.
Adapter Watership Down en images, cela ne pouvait être qu’une réussite tant que le roman est dynamique et riche en rebondissements. « Hazel-shâ, nous serons les héros de la plus belle histoire jamais entendue. » Du terrier initial à la douce colline de Watership Down, en passant par la terrible garenne de Primerol et celle d’Effrefa, c’est un plaisir de suivre Hazel, Fyveer et leurs compagnons dans leurs courageuses aventures. Comme dans le texte de Richard Adams, j’ai frémi de terreur à chaque danger qui menace les lapins, j’ai souffert avec eux des blessures sanglantes qui marquent leur fourrure et leurs membres, j’ai ressenti l’audace qu’il faut à ces petits animaux pour quitter le confort du quotidien connu et affronter l’incertitude des lendemains lointains. « Merci, Hazel. […] Je veux dire, merci pour tout. De prendre tous ces risques pour nous. »
Ce roman graphique (ou bande dessinée, ne vous battez pas !) est superbe, dès la couverture embossée et rehaussée de dorure. Je ne me lasse pas de relire le conte animalier de Richard Adams et il est certain que je replongerai dans les pages de cette superbe adaptation !
Leonie, Chrissy et Myrna se connaissent depuis l’université. Après leurs études, elles y sont devenues titulaires. Désormais retraitées, elles aiment à se réunir chez l’une ou l’autre pour partager un gin-tonic, un bon morceau de fromage et des crackers. Et aussi pour planifier la mort de neuf hommes qui ont fait du tort à l’une de leurs amies. « Vu de l’extérieur, ça doit passer pour des accidents, mais nous on veut que eux, ils aient bien conscience de ce qui leur arrive. » (p. 11) Cependant, organiser des meurtres, ça n’est pas si simple…
Ce très court texte est un bijou d’humour foutraque et vachard. Le groupe de vieilles femmes indignes est complètement désorganisé et la recherche de justice a des airs de revanche un peu aigre. OK, la vengeance, ce n’est pas forcément la solution, mais il faut reconnaître que l’orgueil blessé d’un homme, ici plumitif oubliable, est la chose la plus lourde et la plus inerte du monde, mais aussi un des ressorts comiques les plus efficaces. Ce roman s’inscrit parfaitement dans l’œuvre monumentale de Margaret Atwood, entre féminisme, empouvoirement, réflexion sociétale et dérision universitaire.
Trois adultes cherchent un enfant perdu dans une tempête en Alaska. « J’ai un certain don pour me retrouver dans le merdier. » (p. 49)
Je n’en résume pas davantage : il faut vraiment lire ce roman, vraiment ! Il est remarquablement construit. La narration est portée par des personnages différents, avec une alternance rythmée au fil des chapitres. Le changement de point de vue participe de la compréhension de l’histoire : comme les protagonistes dans le blizzard, le·a lecteur·ice progresse à l’aveugle dans un récit polyphonique qui se dévoile par rafales. Tous les adultes portent de lourdes désillusions, pleurent des disparu·es et cachent des culpabilités. Des liens secrets se révèlent à mesure que les flocons se calment et rappellent qu’il y a des dangers pires que le froid mordant du blizzard. Et la neige n’est jamais assez lourde, épaisse et blanche pour cacher les plaies faites à l’innocence. « Il y a des choses qui ne durent pas et le moins que l’on puisse dire, c’est que le bonheur occupe toujours la première place du classement. » (p. 81) Point notable, le personnage qui concentre toute l’attention ne prend jamais la parole, ce qui accroît encore son caractère inaccessible. Ce que je retiens de cet admirable roman, c’est que la famille la plus précieuse, c’est celle que l’on se donne.
Trois petits vaisseaux atterrissent dans la cuisine. « Il en sortit des créatures qui ressemblaient à des lapins, mais qui n’étaient guère plus grandes que des souris. » L’invasion a commencé ? Pas vraiment, ces petits lapins de l’espace ont besoin du jus d’orange… Voilà donc un liquide qui est une source d’énergie dans tout l’univers !
Il y a peu à dire de ce court album dont la fin rigolote est cependant un peu abrupte. Je retiens tout de même les combinaisons spatiales qui moulent les bidons des lapins et les casques à oreilles du meilleur effet pour tout voyageur intersidéral qui se respecte !
Chillicothe, Ohio, est connue pour sa papeterie et l’odeur nauséabonde qu’elle répand. Elle est aussi connue pour être une ville où la drogue fait des ravages. Arc et Daffy, jumelles, ont grandi auprès de leur mère et leur tante, toutes deux droguées jusqu’à l’os, et de leur grand-mère, seule personne qui a tenté de les sauver de l’aiguille. « Il n’y a rien de bon dans ce monde pour une femme qui a des amours redoutables. Et l’amour des cuillers figure en tête de liste. » (p. 51) Les jumelles grandissent en savant pouvoir ne compter que sur elles-mêmes. L’une creuse la terre et l’autre nage, l’une engrange un savoir encyclopédique et l’autre écrit des poèmes sur toutes les surfaces. Les sœurs s’attachent à polir la rudesse de leur existence et imaginent dès qu’elles le peuvent une vie plus douce et plus brillante, tout pour ne pas disparaître dans l’horreur qui pénètre dans leur maison. Hélas, l’héroïne s’empare d’elles et, comme elles l’ont vu faire toute leur enfance, elles sont contraintes à la prostitution pour gagner de quoi acheter leur dose. « Les pervers laissent des taches derrière eux. De la pisse, du sang, de la merde. C’est pas baiser. C’est se faire agresser. » (p. 170) Chillicothe, Ohio, est bientôt connue pour être la ville où des femmes junkies sont retrouvées assassinées dans la rivière.
Après Betty qui m’avait profondément secouée, Tiffany McDaniel propose à nouveau un roman où les femmes sont les victimes de la violence débridée des hommes, tous les hommes. « Cause probable de la mort : appartenance au sexe féminin. » (p. 108) Mais à nouveau, les femmes développent une solidarité à toute épreuve : chacune est la sœur de l’autre dans un monde où tout les attaque. Connectées à la nature, les femmes se proclament reines, sorcières et invincibles. « On ne peut pas mettre le feu à une femme et espérer que la chair des femmes qui viendront après elle ne sentira pas cette chaleur. » (p. 46) Le symbolisme est puissant et déploie une poésie éblouissante face à la cruauté sordide qui est dépeinte à chaque page. En ce sens, ce texte me rappelle la force évocatrice de Joyce Carol Oates : les protagonistes féminines évoluent dans une Amérique qui leur est hostile. « Ma mère et [ma tante] aurait pu être des reines dans un tout autre décor, si elles ne s’étaient pas senties à ce point chez elles dans le trou qu’elles semblaient creuser elles-mêmes chaque jour davantage. » (p. 80) Seule la nature est douce pour les femmes. Les descriptions de ce que la rivière fait à un corps sans vie pris dans ses remous ne sont pas une autre marque de violence, au contraire : les flots ici sont témoins et purificateurs.
Évidemment, la relation des jumelles est le ressort dramatique de ce roman. La relation fusionnelle d’Arc et Daffy est autant leur salut que leur malédiction. « Je n’ai jamais vraiment pensé à moi sans elle. » (p. 178) Incapable de vivre seule, chacune se sacrifie pour l’autre tout en l’entraînant inlassablement vers le pire. « Ce qu’une jumelle peut faire de mieux, c’est laisser sa sœur avoir la moitié de sa vie. » (p. 446) Comme dans Betty, l’autrice parle des traumatismes trop lourds infligés à l’enfance et au poids qu’ils font peser sur l’adulte. « Fais disparaître ta blessure. Mais pas ton cœur. Il faut que tu le protèges de ta propre amertume, car elle va s’installer en toi, à présent. » (p. 100)
Du côté sauvage est un roman puissant, dérangeant à plus d’un titre, mais également lumineux tant il parle d’amour et d’espoir. « Qu’est-ce qu’un rêve, sinon quelque chose que les femmes qui nous ont précédées ont fait ? » (p. 437) Je lirai très prochainement le deuxième roman de Tiffany McDaniel, L’été où tout a fondu.
Gabrielle est une petite bergère qui connaît ses montagnes comme sa poche. « Entourée par l’immensité de la montagne, elle écoute son silence et respire le bonheur de sa présence. Elle sourit en pensant à son secret ainsi qu’à l’honneur qu’on lui a fait. » L’enfant sait que, chaque nuit, les sommets s’éveillent.
Ce court album de peu de mots célèbre les beautés cachées et la richesse des joies simples. Ode à la nature monumentale, l’ouvrage se lit autant qu’il se regarde, et peut-être autant qu’il s’écoute. Mais si, tendez l’oreille, vous entendrez peut-être le frisson des montagnes qui s’ébrouent…
Ciao plante une graine. Suivent la longue attente, la patience et la joie de voir la graine éclore, devenir fleur et message d’amour.
En quelques pages, ce petit album cartonné sans paroles illustre une tradition amoureuse ancestrale, celle d’effeuiller une marguerite pour parler de sentiment. La fleur dessinée est belle, c’est indéniable, mais ce que j’aime à la folie, ce sont les oreilles de Ciao, ce doudou lapin-ours si adorable, incapable de tenir en place, prompt à mille cabrioles pour exprimer sa joie.
Oui, je sais, mettez un lapin dans un livre et vous m’avez déjà à moitié convaincue… Mais avec Sarah Khoury, je n’ai pas besoin de plus tant est joli ce que l’autrice-illustratrice propose !
L’auteur-poète ne cesse jamais d’être observateur, comme quand il imagine la vie d’une femme assise sur un siège à la gare. Il ne cesse pas non plus d’être un résistant têtu et discret, un anarchiste calme face à la vitesse effrénée du monde. Christian Bobin explore des thèmes qui sont fréquents dans son œuvre : l’amour infini des mères, l’avidité innocente des enfants, la délicatesse de la neige, l’affolante beauté du pli d’un vêtement sur le corps d’une femme, le précieux désordre de la chambre d’enfant et du cabinet d’écriture qui sont des lieux jumeaux, la laideur du travail adulte, la brièveté de l’enfance ou encore le miracle de l’écriture.
Même en prose, la poésie ne se prête pas à l’exercice du résumé. Je m’en tiens donc là et me contente de vous conseiller la lecture de l’œuvre de Christian Bobin. Elle se picore sans méthode ni impératif : soyez un merle gourmand dans un cerisier en fruits, prenez ce qui vous tente ! Pour ma part, je garde en tête ces quelques extraits.
« Il en va de la lecture comme d’un amour ou du beau temps : personne ni vous n’y pouvez rien. On lit avec ce qu’on est. On lit ce qu’on est. » (p. 11)
« Nous attendons un amour éternel comme un enfant espère la neige qui ne vient pas, qui peut venir. » (p. 48)
« Écrire c’est par instant se retourner, et voir l’éclair de la hache haut levée, d’un seul coup la fin de l’énigme. » (p. 64)
Quinze ans ont passé depuis que Nell et Eva ont décidé de brûler leur maison et de s’enfoncer dans la forêt. Leur fils, Burl, n’a jamais connu le monde d’avant. « Un enfant dont les deux mères sont sœurs, et les seuls êtres humains vivants qu’il a jamais connus. » (p. 7) Pour lui, le temps passé, ce sont des vestiges étranges, souvent inutiles. La forêt est son univers tout entier : il la connaît, il la comprend, il sait comment y vivre. Mais la forêt, c’est aussi une frontière : qu’y a-t-il au-delà ? Pour l’adolescent, la seule compagnie de ses mères, des arbres et des animaux ne suffit plus.« Je ne dis pas que je n’aime pas ce que j’ai, juste que je ne peux pas stopper mon désir grandissant d’avoir davantage. […] Ce que je désire vraiment, ce n’est pas avoir plus que ce que j’ai, mais le partager. » (p. 13) Alors que la sécheresse s’éternise, Burl se demande si, comme au solstice précédent, il apercevra des lueurs dans la plaine et s’il parviendra enfin à convaincre ses mères de se rapprocher d’autres humains. Hélas, bien que rude, la vie solitaire dans la forêt est bien plus sécurisée que toutes les communautés humaines. « La seule chose pire que de savoir qu’il n’y a plus personne sur terre, c’est de savoir que les personnes qui restent sont des personnes qu’on ne souhaite pas rencontrer. » (p. 161)
La suite de Dans la forêt est un très bon roman. Donner la parole à Burl est parfaitement logique : ce monde est le sien et il lui appartient de le décrire, voire d’inventer les mots pour le dire. Puisque l’ancien monde n’existe plus, les anciens mots ont perdu leur sens et tout est à reconstruire, y compris le savoir qui s’éloigne des livres. Le récit renoue avec des chapitres du premier roman et apporte certains dénouements bienvenus, ainsi que des ouvertures qui laissent toute la place à l’imagination.
Ciao et sa petite humaine passent la journée au bord de la rivière. Pour la peluche, l’aventure ne se cache jamais loin, et Ciao est toujours prêt à faire de nouvelles rencontres et de fabuleuses découvertes. « Je n’ai pas trouvé le ruban, mais un nouvel ami qui m’aide à remonter à la surface. » La fin de l’album présente toutes les créatures que le lapin curieux a rencontrées, ce qui est parfait pour apprendre le nom de nouveaux animaux quand on est un·e jeune lecteur·ice.
Comme dans les albums précédents, Sarah Khoury peint des pages superbes où la nature est vibrante : j’ai passé un longtemps moment à regarder un délicat nénuphar et de graciles libellules. Je ne me lasse décidément pas des oreilles un rien trop longues et du bedon si délicieusement rond de ce doudou ! Dans les bois, à la mer, à la campagne, au pôle Nord et partout où il voudra aller, je continuerai de suivre ce petit lapin si mignon.
Reid n’ose y croire : elle est acceptée à l’université de Howse ! Elle n’a qu’un nombre de jours limités pour rejoindre le dôme de l’autre côté de la barrière magnétique avant que l’invitation expire. Mais ce n’est pas sa préoccupation principale. Partir, cela signifie quitter la communauté où personne n’est de trop, tant il y a à faire pour survivre depuis que le monde a basculé. « Tout, partout, attend qu’on le ramasse et qu’on le répare. Il ne faut pas redémarrer le monde. Il faut tout recommencer à zéro. » (p. 91) Sa mère la met en garde : nul ne sait si les dômes existent vraiment, si la vie d’avant est vraiment préservée, pas comme celle qu’elles partagent avec tant d’autres, où il faut tant d’efforts pour se nourrir et tant d’espoir face à l’absence de pluie. Et puis il y a le cad, ce parasite qui vit en Reid et une grande partie de la population. « Cette chose en moi, elle ne fait pas partie de moi. Elle est distincte. Elle parle une langue à elle. Un champignon semi-conscient qui griffonne sur ma peau comme sur celle de mes ancêtres. » (p. 6) Le cad fait tout pour protéger son hôte, mais il paraît qu’il peut aussi influencer son esprit avant de le faire mourir dans d’atroces souffrances. Reid peut-elle vraiment partir, quitter sa mère, son ami Henryk et l’existence qu’elle a toujours connue ? Et cela pour un rêve qui n’est peut-être que chimère ?
Le premier tome de ce récit post-apocalyptique m’a accrochée dès la première page : j’étais saisie, captive et bien décidée à ne pas reposer le livre avant la fin ! Je suis plus qu’impatiente de lire le tome 2 qui est déjà paru avant la sortie du tome 3 d’ici peu. J’aime vraiment la réflexion portée par Preemee Mohamed sur les ruines : ici, les trésors sont les montagnes de plastique et de déchets de l’ancien monde dont il faut tirer ce qui est nécessaire pour vivre. « Un nouveau monde, ça ne s’achète pas. » (p. 50) Hâte de voir si mes hypothèses sur cet univers se concrétisent…
Roman de Swapna Haddow, illustré par Alison Friend.
Little Rabbit s’ennuie : sa mère n’a pas le temps de jouer avec elle et ses frères et sœurs sont occupés à des tâches diverses. « Today was a perfect day for playing hoppity hop with her friends. » (p. 7) Hélas, ses ami·es ne sont pas là. Heureusement, son grand-père, Big Rabbit, lui propose une activité bien particulière : l’aider dans son travail. Mais, pourtant, Big Rabbit ne travaille pas… alors à quoi occupe-t-il ses journées ? Sur les traces de son papy, la petite lapine apprend l’importance de la générosité et de l’entraide pour maintenir la cohésion de la communauté. Finalement, s’amuser, ce n’est pas ce qui est le plus agréable !
Le travail de l’illustratrice, Alison Friend, m’émeut depuis un certain temps. Ses œuvres étant hélas hors de mon budget, je suis bien heureuse d’avoir trouvé ce petit livre au message si positif et qui met en avant – quelle coïncidence – un adorable lapin ! Parfois, les choses sont bien faites…
Le Gabbiano, dirigé par le commandant Bernier, charge une cargaison de fûts débordant de produits à retraiter. Les dockers de Puerto Cabello sont soulagés de voir s’éloigner la puanteur et la pollution qui enveloppent le port et la ville depuis des jours, mais pour l’équipage, un périple infernal commence. « C’est la mort en personne qu’on a embarquée. » (p. 12) Les fûts éclatent et répandent leur poison corrosif dans la cale et dans l’air. Les marins souffrent de brûlures aux yeux et aux mains et certains auraient besoin de soins médicaux de toute urgence. Mais voilà, aucun port n’accorde au Gabbiano l’autorisation d’accoster. Bernier comprend très vite que l’armateur italien du bateau est un pourri de la pire espèce, insensible au désastre humain et au risque écologique qui guettent. « Je suis en rogne contre les salauds qui nous ont foutus dans ce pétrin. Et puis je suis en rogne contre moi qui ai été assez con pour marcher. Et faut bien dire que c’est rien d’autre que le pognon qui pourrit tout. Et c’est le pognon qui nous a poussés à signer avec eux. » (p. 28) Face aux magouilles des autorités portuaires et commerciales, Bernier résiste : le capitaine est un homme d’honneur qui aime trop la mer pour la souiller en se débarrassant de sa cargaison viciée. La situation ne va qu’en empirant : à bord, tout vient à manquer, sauf les miasmes suintant de la cale. « L’odeur monte. Elle coule comme une eau invisible. Elle s’infiltre partout. Elle ne rappelle rien de connu. » (p. 55) De l’Atlantique à la Mer du Nord en passant par la Méditerranée, Le Gabbiano erre, tel un vaisseau maudit, bientôt fantôme, dont tout le monde voudrait oublier l’existence.
Bernard Clavel était un merveilleux conteur et un brillant portraitiste. Les membres de son équipage sont très attachants et leurs défauts les rendent irrémédiablement humains. L’auteur écrit avec des mots précieux la tendresse timide qui se noue entre les hommes forts. Évidemment, ce que je retiens de ce roman écrit en 1996, c’est l’alerte écologique, déjà si hurlante et tellement ignorée. « La planète découvre soudain qu’elle est une planète menacée par ses propres déjections. Elle sécrète des montagnes énormes d’ordures qui menacent son équilibre et sa santé. Les liquides et les gaz qui s’en dégagent mettent en péril la vie de sa flore et de sa faune. L’humanité se trouve soudain face à ce qu’elle rejette. Des montagnes de détritus dont personne ne veut plus. » (p. 90) Vingt ans plus tard, la situation a empiré et explosé tous les niveaux critiques. Pourtant, face à l’évidence et alors que la catastrophe a commencé, il reste des êtres humains qui ne pensent qu’en termes de rendement et bénéfices. « C’est vrai que le monde est plein d’ordures, mais je commence à penser que le bosco a raison quand il prétend que les plus puantes sont les hommes ! » (p. 73)
Je vous laisse avec une dernière phrase, banale au premier abord, et pourtant éminemment pertinente. « Tout ça pour vous dire qu’avant le plastique, le monde pouvait vivre sans poubelles. » (p. 18)
Album d’Emma Thompson, illustré par Eleanor Taylor, inspiré du conte original de Beatrix Potter.
Noël approche : les petits lapins sont surexcités dans le terrier. Après une énième bêtise, Pierre Lapin est envoyé par sa mère faire une commission chez sa tante. Sur le chemin, il rencontre son cousin Jeannot, lui aussi envoyé par sa mère chez sa tante… Au lieu de remplir leurs missions respectives, les deux galopins – galapins ? – préfèrent jouer dans la forêt. Arrive William le dindon, fièrement emplumé. « C’était un personnage très prétentieux, gonflé de sa propre importance. » (p. 20) Mais comprenant le funeste destin qui l’attend à la table des MacGregor le jour de Noël, il désespère. Pierre et Jeannot décident donc de cacher le vaniteux volatile : or ce dernier passe difficilement inaperçu avec ses plumes extravagantes.
Le motif jacquard des pages intérieures de la couverture est adorable et donne envie d’un pull ainsi tricoté pour se lover bien au chaud. Les illustrations sont très réussies : entre inspiration et hommage, elles donnent aux adorables petits personnages inventés par Beatrix Potter un nouveau dynamisme. En outre, la conclusion est moins sombre que certains albums de l’autrice anglaise. Et surtout, Noël, la neige et des lapins, c’est une combinaison toujours gagnante pour moi !
Deux samouraïs du clan Ogawa sont assassinés en pleine nuit : l’objet qu’ils transportaient a disparu et suscite des convoitises aux motivations différentes. Miyamoto Usagi aide les inspecteurs Ishida et Nii dans leur enquête. Rapidement, ils comprennent que l’affaire pourrait être un scandale politique. « Il y a un décret du shogunat pour débusquer les kirishitan. […] C’est une religion étrangère introduite par les bateaux à voiles noires. On raconte qu’elle s’éloigne de nos propres croyances, comme la divinité de notre empereur. Ils placent la loyauté envers leur dieu unique au-dessus de la loyauté envers le shogun ! » (p. 26) Quel est donc l’objet que des chrétiens tentent de récupérer et que les représentants du shogunat veulent détruire ? Ce qui est certain, c’est qu’une fois encore, le ronin aux longues oreilles prête ses lames aux justes causes. Aidés du voleur Nezumi, brigand au comportement noble, Ishida et Usagi espèrent protéger ceux qui le méritent. « Je refuse de persécuter quelqu’un sous prétexte que ses croyances ne sont pas les miennes. » (p. 98)
Dans cet album, aucune trace de folklore japonais : nous sommes les deux pieds dans la réalité historique, face aux persécutions subies par les chrétiens au Japon. Mais qu’importe la religion qui est mise à mal, ce qu’il faut retenir, c’est que le pouvoir en place tremble toujours quand des minorités osent exprimer une pensée divergente, et qu’au lieu d’accueillir la différence, les puissants répliquent par l’intolérance. Les dernières pages du 33e album des aventures du beau lapin samouraï m’ont profondément émue et j’ai hâte de lire la suite. « Une personne peut être jugée pour ses croyances, mais elle ne doit être arrêtée que pour ses actions. » (p. 136)
Un père et son fils vivent en ermites dans une cabane, quelque part dans une forêt. Le premier est souvent pris d’atroces crises de folie dans lesquelles il entraîne le second, totalement plié à sa volonté cruelle et irrationnelle. L’enfant voit les défunt·es qui arpentent le monde et, comme son père, ne s’approche pas du village. Mais la réclusion forestière pèse au garçon. « Souventes fois, nous nous concevons reclus entre nous-mêmes comme en accoutre étanche. Puis, un jour, le commerce aimable des autres nous pénètre et abolit cette solitude de captif. » (p. 41) Orphelin de mère, le fils cherche inlassablement ce qu’est le sentiment d’attachement, comment le reconnaître et si son père l’éprouve pour lui.
En quelle époque et en quel lieu se déroule cette histoire, nous ne le savons pas vraiment, les indices étant maigres pour se situer : ils sont suffisants pour que ce qui nous est raconté passe de la fantaisie au réel, mais si élusifs que la fantaisie reprend le dessus. Le fils se raconte lors de son procès. De quel crime immonde est-il accusé et comment l’explique-t-il ? Tout se dévoile à mesure du récit de l’accusé, dans une langue unique, très proche de la nôtre, mais avec un lexique différent qui illustre la pensée simple, l’enfance rude, la trivialité des choses communes et l’émerveillement de l’acte de parler. « Je pressentis que parole donne vie à toutes choses en les baptisant d’un nom. » (p. 42) Cette langue parfois alambiquée et artificielle a un avantage certain pour le·a lecteur·rice, c’est de mettre de la distance par rapport aux choses terribles qui sont racontées : notre compréhension étant happée par les mots, elle l’est moins par les descriptions. C’est tout à fait salutaire tant ce roman est noir : sous des dehors de réalisme magique, le texte parle avant tout, avec émotion et talent, de la pire des conditions humaines, la solitude.
Quatrième de couverture – Nicolas vit au château de Montmort, au milieu des fantômes de ses ancêtres. Il partage son temps entre la bibliothèque et le grand parc, orné d’une statue de faune. Il vient d’avoir treize ans quand s’installe au château un étrange ami du père, Porphyre, l’initiateur philosophe, accompagné de deux anges, Gémeau et Gémelle. Nicolas comprend qu’une métamorphose irréversible est en cours, qui marque la fin de l’enfance.
Si je m’en tiens au résumé du livre, c’est parce qu’il est impossible de résumer ce texte. Dans ce premier roman inachevé, publié à titre posthume par Gallimard, Michel Tournier a semé tout ce qu’il cultivât dans son œuvre littéraire : la gémellité, la solitude, la monstruosité, les amours sublimes, l’hermaphrodisme, l’érudition, etc. Il me semble que ce texte est surtout intéressant si l’on a lu les autres romans de l’auteur, sinon c’est juste un récit incomplet. Mais mis en perspective d’une œuvre complète, Les fausses fenêtres constitue un terreau imaginaire déjà fertile dans lequel Michel Tournier a creusé des sillons profonds et féconds. Je l’ai lu avec plaisir, entendant les échos futurs des textes à venir sous la plume de l’auteur. Et j’ai appris avec excitation qu’un autre roman de Michel Tournier reste inédit… Affaire à suivre, j’espère !
Je vous laisse avec quelques extraits à méditer.
« Il laissa à toutes les questions dont il était l’unique réponse le temps de se former en moi. » (p. 29)
« J’aimais Gémelle, je me détestais. Je voulais être pur comme elle. » (p. 60)
« Je voulais savoir, mais je pressentais encore trop peu ce que j’ignorais pour pouvoir interroger. » (p. 67)
« De telle sorte que les véritables parties sexuelles de l’homme ce sont les femmes, organes certes trop encombrants pour un port permanent et donc déposés puis, au besoin, repris. » (p. 145)
« Je crois que ce que nous enseigne Le petit chaperon rouge, c’est que le danger n’est pas dans la forêt, mais bien plutôt dans le foyer. Qu’il n’y a pas tant à se méfier des loups inconnus que des loups familiaux. Qu’on risque moins quand on part à travers bois que lorsqu’on glisse dans le lit d’un membre de sa famille. » (p. 15) Voilà qui me semble évident et qui mérite d’être dit et répété. Oui, les contes de fées sont des récits métaphoriques : encore faut-il chercher quelle est la métaphore. Ici, l’autrice parle de pédophilie, d’inceste et de tabou. Oui, programme chargé, je sais, mais se taire ou fermer les yeux, ça ne fait pas disparaître le problème, ça l’absout, et pas de ça chez moi ! Lucile Novat explore les contes de fées, dont le fameux qui envoie une belle enfant se promener dans les bois avec une jolie coiffe rouge, mais aussi diverses affaires fortement médiatisées. En notes de bas de page, elle raconte son enfance, son rapport au danger et la découverte progressive de l’histoire de sa propre mère.
Qui sont les monstres ? Où sont les ogres qui dévorent les innocent·es ? Une fois encore, il faut rappeler que les fauves aux babines sanglantes, les pervers dissimulés dans les parkings souterrains et les brutes qui enlèvent leur victime dans des camionnettes ne sont pas la majorité des coupables : la menace se tapit – ou plutôt s’épanouit dans le confort du foyer familial. Oui, les violences intrafamiliales ont un caractère systémique. Non, on ne va pas arrêter de le répéter, pas tant que l’omerta continuera de peser et que la parole des victimes – quand elle n’est pas étouffée –, sera minimisée. En évoquant les contes de la culture populaire, Disney ou encore Twin Peaks, en citant les terribles affaires Dutroux, Outreau ou encore Kampusch, Lucile Novat mène une démonstration limpide. Son ton enlevé, direct et ironique, parfois familier et sainement furieux est de très bon aloi : il faut interpeler le lectorat, le secouer de son confort tiède et lui remettre les points sur les i. « Un conte ne peut pas se résumer à la morale qu’il affiche. Ces quelques phrases bien ciselées […] doivent être lues avec attention, mais aussi avec méfiance. » (p. 91)
Après cet essai simple, clair et brillant, Lucile Novat propose un texte littéraro-ludique, Barbie-Bleue, un conte dont vous êtes le Perrault. À vous de décider si notre jeune héroïne se soumet à un mariage arrangé/forcé ou si elle cherche à échapper à son destin formaté. Vos choix vous entraînent d’une péripétie à une autre, toutes inspirées des contes de Perrault et des frères Grimm. « Que faites-vous là ? Tricheuse. Cette page n’existe aucune des combinaisons qui vous étaient proposées. Vous avez désobéi. C’est bien. » (p. 134) Le caractère interactif de l’ebook est absolument parfait pour ce genre de récits ludiques.
L’ouvrage de Lucile Novat est un incontournable. Il faut parler de l’inceste, il faut croire les victimes et il faut agir pour protéger les enfants. Il y a urgence, bien plus que restaurer un ersatz de service militaire pour mater la jeunesse, Macronie de merde !
Adopté à 6 ans, Ben n’a pas tout à fait oublié son père et sa sœur. Tourmenté par des cauchemars épouvantables et impatient de s’éloigner de sa mère adoptive, il part en Allemagne sur les traces de sa famille biologique. Une piste se dessine quand il découvre un peintre reclus dont l’œuvre singulière commence à gagner en popularité. Aidé par Adrian, adolescent qui porte de lourdes blessures, Ben s’aventure dans des territoires sombres et dangereux, où réalité et fantasme se mêlent. « J’ai le sentiment que tu es le lien qui me manquait entre cette ville et ses secrets. » Dans la ville qui se vide, Ben traque les souvenirs et fait ressurgir le passé pervers niché au creux des montagnes.
Bon, disons-le clairement, je suis passée à côté de cette œuvre. Le mélange des genres, entre comics et manga, est intéressant et les quelques pages en couleur sont superbes, mais globalement cette histoire m’a perdue : perdue dans sa temporalité, perdue dans sa conclusion, perdue dans ses intentions et son message. C’est sans doute pensé pour en être ainsi : le·a lecteur·ice parcourt avec les protagonistes le labyrinthe de la mémoire et du traumatisme. « Je voudrais être l’homme que mes parents voulaient voir grandir, l’homme dont ma sœur avait besoin avant qu’il ne soit trop tard. » Adrian et Ben sont deux êtres que la vie n’a pas épargnés, qu’elle soit de l’ordre du sordide fait divers ou du paranormal monstrueux. Mais voilà, trop c’est trop : l’arc d’Adrian ne s’achève pas et celui de Ben me semble finalement bien confus. Dernier gros bémol : les personnages féminins ne sont pas à la fête ! Entre la mère adoptive méprisée et la sœur sursexualisée, ce n’est pas dans cette œuvre que vous trouverez des représentations féminines fortes et empouvoirantes…
Ash a protégé Vivi pendant l’attaque du carrosse du clan des léopards. Réfugiées dans une grange, la première se sent mourir et la seconde s’est à nouveau transformée en humaine. Le moment est mal choisi, certes, mais la jeune Vivi ne maîtrise toujours pas le processus qui la fait passer de lapine à jeune fille. Cette fois, Ahyn ne s’y trompe pas et il reconnaît dans cette blonde gracile le petit animal qu’il protège/malmène depuis quelque temps. « J’aime que tu sois une lapine. Ce serait embêtant que tu sois humaine. » Dans cette grange isolée, Ash, grièvement blessée, est curieusement soignée par les phéromones si puissantes de Vivi. À se demander qui, de Ahyn ou de la jeune fille, est vraiment l’animal dominant… Vivi comprend peu à peu le fonctionnement de la métamorphose et comment la drogue qui circule dans le royaume l’affecte. Et elle ne peut réprimer son attirance pour l’ambivalent léopard qui la garde prisonnière tout autant qu’il la protège des clans qui veulent la tuer. « Et le voilà encore à me menacer, le sourire aux lèvres… »
Bon, la dynamique « enemies to lovers », c’est vraiment un trope littéraire qui me sort par les narines ! C’est d’une paresse narrative rarement inégalée. OK, il s’agit d’un webtoon : les auteur·ices ne visent pas une qualité extraordinaire, mais tout de même… Heureusement qu’il y a le personnage de Lunn Maniuntz, prince du clan des lions, toujours prompt à agacer Ahyn et lui rabattre le caquet ! Je lirai le dernier tome de cette histoire parce que je suis toujours sous le charme de l’adorable Vivi, sous sa forme de lapine, dodue et blanche.