Recueil de textes d’Aurore Asso, Daphné Buiron, Katell Faria, Mélusine Mallender, Catherine Maunoury, Justine Piquemal Musik et Priscilla Telman.
Qu’elles nagent dans les eaux glaciales du Groenland ou qu’elles passent un an dans une base en Antarctique, qu’elles suivent les combattantes kurdes en Syrie ou qu’elles traversent le Myanmar à moto, qu’elles voltigent dans les airs, qu’elles mènent des convois humanitaires dans des pays en guerre ou qu’elles recueillent des savoirs ancestraux sur la guérison du corps et de l’esprit, ces femmes d’aujourd’hui repoussent sans cesse leurs propres limites. Les frontières, géographiques ou mentales, n’existent pas pour celles qui font du monde leur terrain d’expression, de revendication et d’aventure.
Ces sept récits sont puissants et passionnants. Je voudrais être de ces femmes qui ont le courage de sortir de leur zone de confort et l’audace d’élargir sans cesse leurs horizons. Je vous laisse avec quelques citations qui m’ont marquée.
« Les citadins vivent dans la rationalité d’un monde visible et sécurisé, c’est pourquoi il est difficile de revenir à l’imprévisible de la Nature. » (p. 43)
« Être un homme ou une femme […] ne faisait pas grande différence. Être humain, en ces lieux, était déjà bien assez exceptionnel. La mort était omniprésente. » (p. 76)
« Voler n’est jamais donné mais toujours reçu, appris et même conquis, d’abord sur soi-même. » (p. 192)
« Les interventions des ONG humanitaires ne soutiennent aucun gouvernement, leurs mandats ne se retrouvent dans aucune religion. » (p. 231)
« L’heure des savoirs traditionnels a peut-être sonné, aujourd’hui que les systèmes de développement moderne ont prouvé leur incapacité à préserver l’harmonie entre la nature et les hommes. » (p. 276)
Gunnar Huttunen rachète le moulin de la Bouche et remet en marche les meules et la scierie. Dans les années 50, cela peut être une activité lucrative pour un travailleur courageux, au cœur de la Finlande. Mais Gunnar a une habitude qui irrite les villageois : le soir venu, souvent, il hurle, libérant une énergie et une tension qu’il ne parvient pas à contenir. Il est aussi très habile pour imiter les animaux et ses concitoyens, manie qui finit de lui attirer l’inimitié de tous et toutes. « Quelqu’un devrait aller lui dire de ne pas hurler, un homme de son âge. C’est pas possible, qu’un être humain crie comme le dernier des loups. « (p. 18) C’en est trop, le meunier a hurlé une nuit de trop et perturbé pour la dernière fois le sommeil des honnêtes gens : sa place est à l’asile, à Oulu. Gunnar refuse de se laisser enfermer et, avec l’aide de Sanelma Käyrämö, conseillère horticole, il tente une vie de reclus dans les montagnes.
Ah, l’idiote vindicte populaire contre quiconque refuse de se plier à la norme ! Mais qui fixe cette norme ? Et en quoi la transgresser rend-elle coupable ? « Il savait bien qu’il n’était pas tout à fait normal, et il le reconnaissait. Il l’avait toujours su. Mais au diable si ça concernait les autres. » (p. 73) Avec ce roman, Arto Paasilinna questionne le vrai sens de la folie et le traitement que l’on fait des personnes qui en sont déclarées atteintes. L’enfermement est la seule solution, comme si être fou ou folle était un crime : point de traitement ou de soutien, zou, il faut faire place nette pour les gens sains d’esprit. « Huttunen, au nom de la loi, avait été mis en état d’infériorité, transformé en ermite à qui tout bien matériel était interdit, même la nourriture et jusqu’à l’amour. » (p. 172) L’étroitesse d’esprit et la méchanceté crasse des villageois·es sont insupportables : oui, Huttunen a une araignée au plafond, mais le confiner parce qu’il s’est moqué d’untel ou d’unetelle, c’est de l’orgueil mal placé ! « Il éprouvait une rage impuissante contre les fermiers du canton. Ils étaient devenus ses persécuteurs, ses poursuivants, ses geôliers. » (p. 171) Au lieu de faire profil bas et de rentrer dans le rang, Gunnar Huttunen revendique son droit à la différence, et puisqu’on ne veut plus de lui, il ne veut plus des autres. Plutôt vivre seul qu’entouré de pisse-froid procéduriers ! « Il n’était plus qu’un meunier sans moulin, un homme sans logis. Les humains l’avaient exclu et il s’était exclu de leur société. » (p. 137) La fin de ce conte sylvestre flirte avec un réalisme magique qui fait mes délices !
Bande dessinée de Frédéric Brrémaud et Federico Bertolucci.
Tome 1 : Les chasseurs d’ombres
Tout commence par un incendie dont s’extirpe une blonde et frêle créature. Recueillie par une communauté de petits êtres dans la forêt, cette sylphide dont s’échappent des étincelles cherche sa mémoire : qui est-elle et d’où vient-elle ? « Tu brilles comme une étoile, et tu es frêle comme… une brindille. » Hélas, la désormais dénommée Brindille comprend vite qu’elle représente un danger pour le village, car les chasseurs d’ombres sont après elle. Accompagnée d’un loup qui la protège, elle doit effectuer un long périple pour lever le mystère de son identité et comprendre pourquoi la horde la poursuit. « Découvre qui tu es… et tu seras sauvée ! »
Ce premier tome offre des doubles pages fascinantes, aux couleurs sombres et dont l’atmosphère sylvestre et magique compose un bel univers de fantasy. De torrents de lave en terres désolées, Brindille entame un voyage périlleux.
Tome 2 : Vers la lumière
En sautant dans l’eau, Brindille a échappé de peu à la horde et aux légions de créatures monstrueuses qui sont à ses trousses. Elle ne sait toujours pas qui elle est, d’où lui viennent les images d’un chevalier en armes, ni pourquoi elle est pourchassée. « Si les chasseurs d’ombres te prennent, il n’y aura pire sort que le tien ! » Toujours aidée du loup et d’autres créatures qui lui prêtent main-forte, elle s’entraîne pour le combat inévitable qu’elle devra mener. Avec son armure et son épée, Brindille est-elle vraiment de taille à affronter ses ennemis ?
Le deuxième tome de ce conte noir dépeint une longue rédemption avant la libération. L’histoire reste très belle, mais la fin m’a semblé un peu abrupte après l’enchaînement cinématique de quêtes et de rencontres qui a conduit au boss final. J’ai toutefois passé un bon moment avec ce diptyque de fantasy.
Essai, poème en prose, manifeste, démonstration… Ne cherchez pas à mettre une étiquette sur ce texte : les étiquettes, c’est bon pour les hommes cis blancs hétéronormés quinquagénaires. Dans sa préface, Chloé Delaume salue le style de l’autrice : « Une tendresse radicale, une ironie jouissive ; le goût du vitriol et de la lucidité. » (p. 7) De la radicalité (même étymologie que « racine »), il en faut face à un monde qui voudrait couper les ailes des femmes et plus largement de la communauté queer. De la jouissance, on en prend sans demander la permission aux pisse-froid, juste à celleux qui partagent nos lits/canapés/tables/murs. Du vitriol, c’est indispensable pour dissoudre les idées rances et les préjugés aigres qui dénient toute liberté à celleux qui n’entrent pas dans le rang. De la lucidité, il nous en faut des tonnes pour rallumer les Lumières, avec des couleurs néon, s’il vous plaît.
Dans son texte, Alex Tamécylia pratique une ponctuation erratique et lacunaire : c’est comme un souffle qui s’emballe, se suspend, vient à manquer, puis se précipite à nouveau dans les poumons pour redonner la force de gueuler à pleine voix. « Pourquoi parler / en creux la question c’est pourquoi tu ne continues pas de te taire / pourquoi il faut te justifier d’être victime sans arrêt de la maison à la maison d’arrêt » (p. 11) Entre citations d’auteur·ices et statistiques, l’autrice dénonce toutes les exploitations et toutes les oppressions : l’hétérosexualité, le mariage, le patriarcat, la maternité, le salariat, complétez-dans-les-pointillés. « Les mœurs finiront par entrer, à grands coups de point médian. » (p. 29) L’ouvrage est salutairement virulent parce que la colère est un moteur et non, on ne va pas parler moins fort. Si nos cris vous gênent, c’est parce que vos oreilles se sont ramollies dans notre silence.
Ce livre au titre volontairement imprononçable sans une longue inspiration est un gros boost d’énergie militante ! « On appelle ça sororité – si t’es queer ça se prononce adelphité » (p. 19) À mettre entre toutes les mains, surtout celles qui n’en veulent pas.
La narratrice est la nouvelle épouse de Maximilien de Winter. La jeune femme est orpheline, totalement ignorante des usages du monde : malmenée par la femme dont elle était la dame de compagnie, elle est tombée amoureuse du mystérieux veuf, en villégiature à Monte-Carlo. Passé la lune de miel, c’est le retour en Angleterre, à Manderley, la demeure qui fait la renommée de Max de Winter. « Les gens du cru considèrent Manderley comme un parc d’attractions qui doit s’employer à les distraire. » (p. 328) Entre ces murs, la présence de Rebecca, la première épouse, est omniprésente et étouffante, et la gouvernante, Mme Danvers, fait tout pour entretenir le souvenir et n’accorder aucune place à la nouvelle Mme de Winter. Qui était-elle, cette Rebecca si fascinante, adorée de tous et toutes, élégante et inoubliable ? Et comment la nouvelle épouse pourrait-elle supplanter cet éclatant souvenir dans le cœur de Maxim ? « Le fait que je l’aimais d’un amour maladif, douloureux et éperdu, comme un enfant ou un chien, ne comptait pas. Ce n’était pas le genre d’amour qu’il lui fallait. » (p. 391)
Je voulais relire depuis longtemps ce roman qui m’avait fortement impressionnée quand j’étais toute jeune adolescente. À nouveau, j’ai identifié les liens très forts de ce texte avec Jane Eyre de Charlotte Brontë. Mais cette fois, j’ai surtout souligné les différences. Premier point majeur, la narratrice n’a pas de prénom, alors que Charlotte Brontë prend pour titre l’identité de son personnage. Ici, la narratrice n’est que Mme de Winter : l’identification s’arrête là et participe du caractère falot du personnage. Face à Rebecca, prénom qui est tout autant une personnalité, impossible de faire le poids. Max de Winter se montre un peu moins brute et odieux que Rochester, mais il reste un homme dans ce qu’il peut être de plus haïssable : il veut une femme-objet, une petite chose inoffensive. « Un mari n’est pas si différent d’un père, en fin de compte. Il y a un certain type de savoir que je préfère que tu ne possèdes pas. » (p. 339) Charmant, n’est-ce pas ? Dans le roman de Charlotte Brontë, Jane Eyre est une jeune femme pauvre, mais au tempérament solide et affirmé, pas une nigaude énamourée qui tremble à chaque pas et se laisse malmener en silence. Mais je suis certaine que vous reprendrez bien un peu de paternalisme et d’infantilisation… « Petite sotte, je vous demande de m’épouser. […] Vous êtes presque aussi ignorante que Mme Van Hopper, et tout aussi dénuée d’intelligence. Que savez-vous de Manderley ? C’est à moi de juger si vous serez à votre place ou non. » (p. 93) Quelle femme ne rêve pas d’être traitée d’idiote pendant sa demande en mariage ?
Bref, j’arrête là ma sommaire comparaison des deux œuvres : j’ai sans aucun doute possible préféré celle de Charlotte Brontë, mais la réécriture/interprétation sous forme de roman policier proposée par Daphne du Maurier ne manque pas d’intérêt. Le roman souligne cruellement les ravages de l’absence de communication, mais bon, hein, un homme qui se confie, c’est aussi fréquent qu’un président qui tient ses promesses… Ce que je retiens surtout de Rebecca, c’est l’importance d’une maison dans la construction d’une identité : Manderley, c’est l’incarnation de la première épouse, son plus beau joyau, sa grande réussite, son terrain de jeu. Rebecca disparue, comment Manderley pourrait subsister pour les vivants ? « La maison était un sépulcre : nos peurs et nos souffrances étaient enfouies parmi les ruines. Il n’y avait pas de résurrection. » (p. 11) Les dernières lignes sont saisissantes et closent un terrible été pour tous les protagonistes.
Je ne regrette pas d’avoir reluRebecca, mais il est certain que je relirai plutôt Jane Eyre.
Avec ses aquarelles, l’artiste illustre des aphorismes, des proverbes et des extraits de textes chinois. Inspirée par ses chats, la peintre suit le rythme des saisons et explore la voie du Tao. « Il s’agit de la direction à emprunter pour effectuer un voyage – du début à la fin. Il se réfère à la façon dont nous cherchons la vérité en nous conduisant de manière honnête et honorable. » (p. 7) Les chats, justement, sont à ses yeux la meilleure incarnation du Tao. « Les chats savent ce qui est important : la nourriture et un abri. […] Ils vivent uniquement dans l’instant présent, élevant le principe du ‘sans bagage’ à une forme d’art. » (p. 7) Quiconque fréquente ces petits félins d’intérieur sait que cela est la stricte vérité.
Dans ce livre illustré, les matous sont joliment rondouillards, éminemment familiers, placides et heureux d’eux-mêmes, entre une sieste et une chasse. Les aquarelles sont vivement colorées et s’alignent sur les saisons, avec des fleurs et une faune légère qui passe comme un souffle. On reconnaît parfois un monument ou une ville que l’artiste a visitée, mais les chats restent au premier plan. Outre le sceau signature de la peintre, d’autres sceaux sont apposés sur les pages : « Les caractères indiquent l’humeur, le sentiment, l’inspiration ou la philosophie de l’artiste. » (p. 93) Je retiens un aphorisme très juste et doux, une invitation à la prudence et au lâcher-prise. « Dans la vie, quoi que vous ramassiez, / Assurez-vous de pouvoir aussi le poser. »
Non, ce n’est pas la joie qui déborde de ces nouvelles, car la vie ne fait pas de cadeaux. « Tu croyais qu’il suffisait de garder les yeux ouverts pour que la mort ne puisse pas t’atteindre. » (p. 24) Les personnages sont habités d’une folie plus ou moins profonde et restent tous englués dans une solitude inévitable face au temps qui passe. Les histoires sont des cauchemars éveillés, entre surréalisme et réalisme magique, tristement drôles, ironiques et cruelles. « Comment devenir riche de rien, quand on vient d’ailleurs, de nulle part, et sans désir de devenir riche ? » (p. 15)
D’Agota Kristof, j’ai déjà lu et reluLa trilogie des jumeaux : il faut d’ailleurs que j’en dégote un exemplaire pour replonger dans cette histoire fascinante. Avec ce court recueil de nouvelles, je retrouve le sens de la chute et du retournement qui m’a tant marquée dans le roman. Je n’ai pas fini d’explorer l’œuvre de cette autrice hongroise qui écrit en français depuis qu’elle s’est installée en France.
POTIN – La maison d’édition privilégie la diffusion des titres de son catalogue dans le cadre de relations nourries avec les librairies et se déclare fermement anti-Amazon, ce que je ne peux que partager.
Je suis friande de cette maison dont les livres sont de très belle facture et offrent des expériences de lecture inoubliables.
Les sœurs Felicia et Davina Sammarcelli frappent encore un grand coup dans les coquilles du patriarcat avec ce recueil d’hilarants aphorismes et de réjouissants jeux de mots. La typographie et la mise en page sont au service d’un humour engagé, férocement poil à gratter ! Les autrices/illustratrices détournent des œuvres mondialement connues, comme l’incontournable vague de Hokusai. « Si la société était matriarcale, les mois seraient de 28 jours. » Elles parlent de relations amoureuses, de littérature et de lecture, des menstruations, de l’oppression masculine, de la libération féministe, des petites choses du quotidien et de bien d’autres choses. Je suis en amour complet devant la déclaration universelle des droits de la ponctuation, moi qui ai si souvent à corriger des signes mal placés dans mon quotidien professionnel. « Je veux qu’on m’aime / comme on aime une virgule : à sa juste valeur, sans abus, au bon endroit et au bon moment. »
Comme avec son précédent ouvrage, T’as pas l’impression de prendre toute la couverture, le duo nous offre des barres de rire et d’énergie. Souvent, quand j’ai un coup de moins de bien, je feuillette ces ouvrages et ça me requinque parce que j’y trouve des évidences qui font du bien. « Quand on met des années à se fabriquer une zone de confort, ce n’est pas pour que le premier abruti nous dise d’en sortir. » Je vous laisse avec deux extraits délicieux de ce petit ouvrage à consommer sans modération et à partager avec vos adelphes !
« Tu es drôle ! / Merci, c’est grâce à des traumas liés à mon enfance qui ont conduit à la mise en place d’un mécanisme de défense, se manifestant par une carapace d’invincibilité, développée à travers l’utilisation de l’humour. » (Je vais la retenir, cette réponse…)
« La lecture et les livres, c’est comme l’amour. Ce n’est ni le nombre d’heures qu’on y passe ni la taille qui comptent. Et ce n’est pas forcément mieux dans un lit avant de s’endormir. »
Solange et Claire, sœurs, domestiques et criminelles. Les instructions liminaires de la version définitive de la pièce nous préviennent : « Ces deux bonnes ne sont pas des garces : elles ont vieilli, elles ont maigri dans la douceur de Madame. » (p. 9) Chaque soir, pour se purger de leur rancœur, elles rejouent la même scène : à tour de rôle, elles incarnent Madame et parodient ses exigences bourgeoises. La pantomime a des airs de cérémonie, de procès, mais surtout de répétition générale. Ce qui se joue dans la chambre de Madame, c’est un plan bien huilé qui n’attend que sa victime. Les sœurs ont déjà envoyé en prison l’amant de leur patronne, il ne leur reste qu’à administrer le coup final. Mais bien que complices, Claire et Solange sont également rivales. « J’en ai assez de ce miroir effrayant qui me renvoie mon image comme une mauvaise odeur. Tu es ma mauvaise odeur. » (p. 58)
Dans cette pièce férocement acide, Jean Genet décrit de terribles liens de codépendance, entre amour et haine. Si servitude il y a, on se demande qui a vraiment besoin de qui. Les sœurs adorent autant qu’elles jalousent et méprisent Madame qui, inconsciente des sentiments ambivalents de ses bonnes, se félicite d’une charité qui ne lui coûte rien. « Elle nous couvre de fleurs fanées. » (p. 91) Comme l’auteur le précise dans ses instructions, sa pièce n’est pas une critique sociale. « Une chose doit être écrite : il ne s’agit pas d’un plaidoyer sur le sort des domestiques. Je suppose qu’il existe un syndicat des gens de maison – cela ne nous regarde pas. » (p. 12) Les Bonnes, c’est le tableau aigre d’une intimité nauséabonde, empuantie des relents tièdes de la lassitude et des rêves impossibles.
J’ai relu avec délectation cette pièce de théâtre qui a secoué mon adolescence. Je pense à ce texte à chaque fois (et c’est très fréquent) que j’entends le titre « Maudite Clochette » de Juliette Noureddine. Évidemment, je vous recommande l’œuvre de Jean Genet.
En 1937, pour sa grande convention annuelle, la MGM a casté 120 jeunes danseuses, non pas pour les faire jouer dans une quelconque production, mais pour divertir les messieurs invités. Évidemment – ÉVIDEMMENT –, la soirée tourne mal pour plusieurs d’entre elles, face à des hommes si certains qu’aucune femme ne peut se refuser. Parmi ces femmes abusées, il y a Patricia Douglas. Elle porte plainte et attend du procès qu’il lui rende justice. Son avocat la défend avec conviction, mais que peuvent une jeune femme, sa mère et un seul avocat face à la machine hollywoodienne ? « Maître Brown, ça suffit ! Il revient à la Cour de décider si elle est victime ou bien coupable ! » (p. 78) Le traitement judiciaire est sordide, la reprise de l’affaire par les médias est à peine plus reluisante, même si certains titres tentent de faire la lumière sur les coulisses sales de l’industrie du 9e art.
Halim a choisi de raconter cette histoire dans des tons noirs, blancs et sépia : cela rappelle bien sûr les temps glorieux d’Hollywood, avec cette pointe de nostalgie qui a tendance à tout faire voir en rose. Pourtant, même le Technicolor n’aurait pas suffi à maquiller la vérité : Patricia Douglas a été violée, Hollywood a tenté d’acheter son silence et, n’y parvenant pas, a tout fait pour la décrédibiliser. « Les salopes ne peuvent pas être violées, ha ha ha ! » (p. 37) 80 ans avant #MeToo, une femme s’est élevée contre la culture du viol qui semble si inséparable du cinéma et de la société en général. « Si je suis ici, c’est pour que ce que j’ai subi n’arrive plus jamais à aucune autre femme. Plus jamais ! » (p. 81) Le découpage des planches, loin du classique et ennuyeux gaufrier, est dynamique, voire cinématographique. Certaines pages sont presque des story-boards : hélas, cette histoire, ce n’est pas du cinéma, c’est la réalité, même si elle a été balayée sous le tapis rouge d’Hollywood. Ni oubli ni silence face au viol, jamais !
Recueil de textes de quatre autrices japonaises : Kakuta Mitsuko, Inoue Areno, Mori Eto et Ekuni Kaori.
Loin du Japon, les autrices parlent de famille et de nourriture. Souvent, trop souvent, il est question de brouille ou de chagrin : tout devient amer et aigre, sans le doux qui, conjugué aux deux autres, compose pourtant de merveilleuses saveurs. « On ne se souvient que des premières fois. […] Tandis que les dernières fois restent floues. Quand c’est la dernière fois, bien souvent, on n’en a pas conscience sur le moment. Et parfois, on n’a pas envie de penser que c’est la dernière. » (p. 93) Dans les paysages enchanteurs du Pays basque, du Piémont italien, de la Bretagne et de l’arrière-pays portugais, il se joue des drames ordinaires : départs, disputes, décès, disparitions, rien de tonitruant, juste des choses humaines. « Il avait beau être là, avec moi, il était obnubilé par un lieu et un temps qui n’était ni ici ni maintenant. Ce qui me faisait me sentir d’autant plus seul. » (p. 186) Entre portes refermées et silences pesants, la cuisine tente d’être un don et un lien, mais hélas, ce n’est pas l’amour que l’on mange – ou alors trop tard –, ce sont les rancœurs, et elles pèsent sur l’âme. « J’avais honte de ce cuisinier choisi par Dieu pour qui le goût passait avant la tendresse. » (p. 32)
J’attendais de ces pages plus de lumière et de joie, et sans aucun doute plus de plaisir, peut-être retrouver le même sentiment qui m’avait si chaudement enveloppée à la lecture du Restaurant de l’amour retrouvé, publié chez le même éditeur. « Le dessert est un élément clé, puisque c’est le dernier souvenir qu’on garde d’un repas, celui qui nous reste sur la langue. » (p. 110) Je sais bien que notre monde n’est pas celui des Bisounours et que les relations humaines échouent souvent. Mais les échecs de ma vie me suffisent : quand je plonge en littérature, c’est pour me consoler, pas pour m’égratigner le cœur. « Qu’y a-t-il de mal à vouloir que le souvenir de nos dernières heures ensemble soit celui d’un repas heureux ? » (p. 55) Les quatre textes de cet ouvrage sont beaux à leur façon, c’est indéniable, mais ils m’ont rendue infiniment triste.
Les premiers souvenirs d’Abéna, jeune Camerounais, sont liés au travail avec son grand-père dans la plantation de cacao familiale. Cet or vert que les hommes s’épuisent à produire, hélas, ne les enrichit pas. Le business est aux mains des acheteurs blancs qui bénéficient de la complicité monnayée des chefs de village. « Je me sentais dépossédé, volé, outré et découragé de voir partir le résultat brut d’un dur labeur en échange de quelques billets de francs CFA qui allaient se raréfier en à peine quelques semaines. » (p. 16) Ceux qui protestent et qui réclament un salaire décent pour le travail fourni n’ont aucune chance d’être entendus. Pire, ils pourraient tout perdre ! Face à ce qu’il faut considérer comme un cartel du chocolat, les paysans n’ont aucun levier de négociation. « Manifester une quelconque hostilité envers ces hommes blancs laissait clairement entendre qu’on s’attaquait à l’autorité du chef du village en personne, et ce risque s’apparentait clairement à creuser sa propre tombe. » (p. 33)
La culture du cacao en Afrique, c’est le reliquat d’une domination coloniale et esclavagiste qui ne dit pas son nom. « Nous ne pouvons pas vivre de notre cacao sans le vendre. / Pourquoi ? / On ne nous a jamais appris à le faire. » (p. 18) À mesure des chapitres, le récit du gamin broussard devenu docteur en littérature devient une démonstration irréfutable qui, chiffres à l’appui, détaille une économie inepte où les producteurs vivent moins bien – largement moins bien ! – que les spéculateurs. Le texte se fait aussi manifeste écologique. « L’empreinte carbone d’un kilogramme de chocolat tourne autour de cinq kilogrammes d’équivalent CO2. » (p. 96) Les sols sont corrodés par les produits chimiques qui brûlent aussi les peaux, et les forêts primaires reculent devant le besoin de terres à planter pour produire les cosses si précieuses. La monoculture appauvrit le sol et la biodiversité, en plus des paysans, les privant en outre de toute possibilité d’agriculture vivrière. « La prospérité économique de la culture du cacao dépend foncièrement de la destruction de la nature. » (p. 67) Enfin, après la plaidoirie et le réquisitoire, le texte se fait poème incantatoire. Il y a de l’espoir, encore un peu, mais surtout une colère qui finira peut-être par renverser l’ordre inique de l’or vert.
Sur la couverture, la cosse de chocolat dessine un rictus bien éloigné du sourire béat des publicités Banania. Derrière le mirage du chocolat éthique, il y a les grands raouts internationaux où la matière première se négocie à prix d’or et se pare de décorations clinquantes dont l’éclat ne suffit pas à faire oublier l’hypocrisie des projets de green-washing. « De toutes les manières possible, l’argent du chocolat a violé la plupart des conventions censées réguler la culture du cacao. » (p. 64) Ce livre n’a pas pour vocation de culpabiliser le·a lecteur·ice, mais il nous rappelle que notre péché mignon est leur grande misère.
Le Saint-Georges flotte depuis des décennies – depuis toujours ? Son équipage le maintient en bon état, mais pour combien de temps encore ? Le personnel et les moyens manquent, les ordres des officiers et de la capitainerie sont ineptes et tout se déglingue de manière insidieuse. « Il est d’ailleurs assez difficile de savoir à quel moment exact tout a fini par foutre le camp. » (p. 9) Momo est une nouvelle recrue. Avec Bibine, Léon, Fatima, les Jumeaux et les Mimi’s, les mains toujours dans la graisse et les rouages, il répare le vieux rafiot qui enchaîne les aller-retour et transporte des passagers dont le nombre ne fait qu’augmenter. À bord, tout change au fil des années, sauf l’âge du capitaine qui est définitivement trop jeune pour diriger ce bazar. Quand on propose à Momo de monter en grade, ce dernier est convaincu qu’il va enfin changer les choses. « À trop vouloir bien faire, on en oublie de faire le bien. » (p. 132)
Avec cette excellente fable sur le monde du travail, Isabelle Aupy démonte avec cynisme tous les rouages de l’absurdité quotidienne des entreprises. Le jargon RH, aussi ridicule qu’inutile, et la rationalisation poussée à l’extrême prennent le pas sur l’expérience, cette ressource si précieuse, mais tellement informelle et si peu valorisée. Face à l’absurdité des protocoles écrits et détaillés, le bon sens résiste mal, surtout quand il est sincère et qu’il nourrit l’envie de bien faire de travailleurs impliqués. La description de la course à l’efficience, via des réorganisations incessantes, est férocement drôle parce que terriblement pertinente, mais elle est surtout très déprimante. La chefferie se moque des conditions de travail des ouvriers et consacre beaucoup d’énergie à diviser ces derniers, mais aussi à se convaincre de sa propre utilité en enchaînant réunions, comités et autres groupes de travail. « Il est d’ailleurs amusant de remarquer que glander et ne rien glander consiste à faire la même chose, et bien, [il] réussissait la prouesse de combiner les deux. Une sorte d’inaction au carré. Et ça fonctionnait extrêmement bien. Comme une éolienne brasse de l’air, il produisait autour de lui une énergie folle. » (p. 54) (Voilà qui me rappelle BEAUCOUP mon métier.) Bref, le management est toxique et s’attaque à la solidarité entre travailleurs qui sont plus ou moins priés de se tuer à la tâche, et en silence s’il vous plaît !
Une fois encore, Isabelle Aupy m’a réjouie avec son roman. Lisez son œuvre et explorez le catalogue des éditions du Panseur chez lesquelles elle est éditée.
Pour finir, je retiens deux citations aussi hilarantes que pertinentes sur la hiérarchie.
« Il portait un uniforme bien trop serré pour contenir son ambition. » (p. 7)
« Quand tu commences à bouffer du galon, tôt ou tard, soit il te reste en travers de la gorge, soit il reste en travers du cul. » (p. 38)
Michael McDowell est un auteur et scénariste américain né en 1950 et décédé en 1999.
POTIN – Il a rédigé le scénario de Thinner, adapté du roman La peau de sur les os de Stephen King, lequel a dit de lui qu’il était « le meilleur auteur de paperback originals aux États-Unis à ce jour ».
De 1792 à 1840, on suit la grande affaire d’un héritage familial disputé. D’un côté, Agathe Bridau, déshéritée par son père qui doute de sa paternité, a fort à faire avec ses deux fils, Philippe et Joseph. « Capitaine à dix-neuf ans et décoré, Philippe, après avoir servi d’aide de camp à l’empereur sur deux champs de bataille, flattait énormément l’amour-propre de sa mère, aussi, quoique grossier, tapageur, et en réalité sans autre mérite que celui de la vulgaire bravoure du sapeur, fut-il pour elle l’homme de génie ; tandis que Joseph, petit, malingre, souffreteux, au front sauvage, aimant la paix, la tranquillité, rêvant de la gloire de l’artiste, ne devait lui donner, selon elle, que des tourments et des inquiétudes. » (p. 53) De l’autre côté, Jean-Jacques Rouget, frère d’Agathe et vieux garçon, laisse son ménage aux mains avides de Flore Brazier, gouvernante-maîtresse peu soucieuse d’être épousée tant elle est convaincue que l’héritage lui reviendra. Chez les Bridau, alors que la ruine menace après les frasques incessantes de Philippe, on voit d’un mauvais œil cette femme intéressée. Jean-Jacques dépérit sous les cruautés perfides de celle qui s’est amourachée d’un vaurien. La seule façon de ne pas perdre l’héritage familial, c’est de ramener dans l’esprit du vieux célibataire un peu de vertu familiale et religieuse. « Votre fortune sera le résultat d’un combat entre l’Église et la Rabouilleuse. » (p. 201)
Dans cette étude de mœurs, les femmes ne sont que faibles, vénales ou sottes, et rares sont les hommes dont le portrait est positif. Philippe est évidemment un insupportable protagoniste : voleur, menteur, tricheur, insensible et égoïste, il fait passer son seul intérêt avant toute autre chose, se moquant bien de l’adoration de sa mère. Maxence, le complice de Flore, est un antagoniste à sa mesure, tant ces deux-là se ressemblent au niveau de la rouerie et des ambitions échevelées. Quant à la Rabouilleuse, surnom de Flore, elle n’apparaît qu’à la page 134/285. Si elle est un modèle d’économie domestique, elle ne peut en rien être comparée à Eugénie Grandet : Flore refuse le confort à l’homme qu’elle dépouille pour mieux s’accorder les menus luxes de la femme entretenue. L’humanité dépeinte par Honoré de Balzac dans ce roman n’est acrimonieuse, envieuse et aigrie : si la fin récompense le seul personnage qui a montré de la rectitude morale, elle est cependant bien ironique. Évidemment, j’ai dévoré ce livre : le 19e siècle feuilletonnant, c’est décidément ma came !
Qui peut dire la vie de Marie ? La vie d’après l’Annonciation, d’après Bethléem, d’après la fuite en Égypte, d’après la crucifixion, d’après le tombeau, la vie d’avant l’Assomption, qui peut la raconter loin des livres sacrés ? Ici, Marie n’est qu’une femme au sein vidé de sa maternité, lourde du deuil, pas encore habitée par la promesse de la vie éternelle. Marie est humaine. « Elle, elle est assise sur sa pierre plate et elle ne construit pas d’église. » (p. 8) Dans le village où elle a trouvé refuge, entre une falaise rouge et la mer infinie, Marie revient à elle-même. Elle n’est plus la mère du Sacrifié et elle n’est pas encore la piéta figée ni la sainte au cœur embrasé et aux mains ouvertes. Elle a pourtant tant de choses à dire. Elle qui a appris à écrire à la dérobée, elle peut enfin raconter. « Personne n’a deviné qu’elle savait déchiffrer le monde. Elle lisait, elle écrivait dans sa tête, ne laissant aucune trace de son savoir nulle part. » (p. 13) Ce ne sera pas l’évangile selon Marie, car d’autres, plus tard, se chargeront de parler de Celui qui a donné sa vie pour l’humanité. Ce que Marie écrit, c’est cette humanité sauvée. Et elle, Marie, a le pouvoir de sauver une personne, une enfant muette cabrée contre la mer. Les deux douleurs se rencontrent, se comprennent et s’apaisent l’une l’autre, faisant se desserrer l’étau qui empêche au pas de reprendre son mouvement.
Et qui peut dire la solitude de Jean, le fils donné, immensément respectueux, mais toujours à distance ? Jean, l’aimé de l’Élu, le pêcheur malhabile arraché à ses filets, le navigateur amoureux de la mer, qui est-il désormais ? « Sa route, il ne l’a pas choisie après tout. Elle est venue sous la plante de ses pieds, c’est tout et il a marché. » (p. 26) Le disciple, l’apôtre, le futur évangéliste, pour le moment, se fait menuisier, comme Celui qu’il a perdu. Sa vie, après le Grand Miracle, auprès de cette mère confiée, que peut-elle devenir ?
Ce que raconte superbement, à mots couverts, Jeanne Benameur, c’est qu’il faut oser la joie et qu’il faut oser l’espoir pour renaître du deuil. Quand le chagrin a pris toute la place, il faut défricher de nouveaux espaces pour créer l’apaisement et la possibilité d’un nouveau bonheur. Cela ne se fait pas en se débattant ou en hurlant, mais en écrivant dans le sable, en nageant sous le soleil brûlant, en se collant à la roche chaude et en tenant la main d’un·e plus petit·e que soi. Un destin extraordinaire peut conduire à une vie simple : l’éclat qu’il faut rechercher, ce n’est pas celui de la gloire, mais celui du rire qui libère la parole.
Ce roman économe en mots et qui fait de l’humilité un tel joyau m’a rappelé d’autres lectures aussi puissantes : Azyme de Jean-Philippe de Tonnac, Le Très-Bas de Christian Bobin, Soif d’Amélie Nothomb et Le bâtard de Nazareth de Metin Arditi.
Eleanor Dwight, la prostituée à la voix d’ange et de démon ;
Kinta, veuve, mère, farouche ;
Morgan Bell, le forgeron devenu orpailleur pour honorer la beauté douloureuse de son épouse ;
Les lettres d’adieu d’Eliott Burns ;
Mary Framinger, infirmière infatigable et mère abominable ;
Bloody Horse et les 1 000 femmes blanches ;
Rebecca Strattman et l’homme-aigle ;
Nathaniel Mulligan, homme de Dieu qui a perdu la foi et trouvé la liberté.
« On ne peut bien aimer le monde que si on en saisit les nuances. Entre le bien et le mal, entre la lumière et l’obscurité s’étendent toutes les tonalités de la vie. Aux extrémités, il n’y a que la mort, où tout finit par se rejoindre. » (p. 92) Il n’y a que quelques liens d’un personnage à l’autre, et tout cela constitue le peuple de l’Amérique du Nord, une nation de solitaires qui suivent des destins de douleur dans l’Ouest sauvage et inconstruit. Le pays est à prendre (vraiment ?) et à faire prospérer, mais il obéit à des règles que les colons ne comprennent pas et auxquelles ils refusent de se plier, jusqu’à s’y perdre. « Une terre qui n’est à personne, puis devient à quelqu’un, une terre possédée qui lentement, devient possessive. Ceux qui y prennent racine ne peuvent plus la quitter. » (p. 111)
J’ai lu chaque chapitre/portrait de ce texte avec fascination, pressée de relier le personnage aux autres protagonistes de cette fresque au Far West. J’aime ce genre de construction, quand une partie ne prend son sens que rattachée au tout. Et surtout, j’aime les éditions du Panseur, que j’ai découvertes avec les romans d’Isabelle Aupy dont je vous recommande chaudement la lecture.
Un auteur et un peintre, amis d’enfance, qui ont connu le succès sur le tard ;
Un inconnu qui en aborde un autre pour lui demander un service ;
Un vieil homme, très vieil homme, et son petit-fils ;
Une bonne action qui tourne au cauchemar ;
Des enchaînements de malchance ;
Un voyage en famille qui tourne mal sur une route défoncée ;
Des envahisseurs qui sont peut-être déjà parmi nous ;
Un héros sans cape, mais qui vole ;
La preuve que le chien est définitivement le meilleur ami de l’homme ;
Une suite à Cujo et Duma Key, supplément crotales et fantômes ;
Un scientifique qui cherche à soulever le plancher des rêves ;
Un homme qui apprend à poser les bonnes questions.
Je n’ai pas boudé mon plaisir, même si certaines nouvelles sont de facture assez facile. Ce vieux briscard de King connaît les ficelles à tirer pour produire un texte efficace. « Vous vouliez peut-être une chose qu’on ne peut pas trouver. Peut-être que la créativité doit rester un mystère. » Ça donne des nouvelles plaisantes à lire, comme on regarde un téléfilm de série B, un sourire goguenard aux lèvres et aucune intention de changer de chaîne. Parce qu’on est bien, on est confortable dans ce que l’auteur nous propose. « Le monde est rempli de serpents à sonnette. Parfois, quand on marche dessus, ils ne mordent pas. Parfois, on les enjambe, et ils vous mordent quand même. » Et puis, il y a 5, voire 6 nouvelles sur les 12 qui sont du grand Stephen King. Comme l’auteur pourrait le dire avec sa verve décomplexée, elles sont foutrement bonnes et bien tournées. Elles vous agrippent et vous entraînent irrémédiablement vers le meilleur des frissons. « Il n’y a pas que le chagrin qui laisse des cicatrices. La terreur aussi. »
Le King parle pas mal de la vieillesse – surtout celle des hommes – et de ses dommages collatéraux : la retraite, le veuvage, la solitude, les douleurs, la maladie, l’approche inexorable de la mort. Ce n’est pas une vision du monde sinistre, plutôt profondément lucide et qui cherche l’apaisement. Puisque la vie est une condition fatale, autant la prendre le mieux possible. « Ce qu’il y a de bien avec les mauvais rêves, […] c’est qu’ils ne durent jamais longtemps. Ils sont comme la barbe à papa : ils fondent et disparaissent. » L’auteur explore à nouveau des thèmes récurrents : le sommeil, son absence et ses visiteurs ; les passages de l’autre côté ; les extraterrestres. Comme l’expérimentent les personnages, il nous faut croire à l’incroyable : c’est parfois la seule chose raisonnable à faire. « Le manque de foi est le fléau de l’intelligence. » De toute façon, tous les chemins mènent à Castle Rock ou à King City : si vous n’êtes pas prêt·es à vous enfoncer dans les ténèbres, vous devriez reposer ce livre. S’il accepte de vous lâcher…
Pendant 3 mois, entre 2009 et 2010, l’auteur était accueilli en résidence à Fives, quartier est de Lille. Il a marché dans les rues, fait ses courses chez les commerçant·es et discuté avec les habitant·es au hasard des rencontres quotidiennes. Il a observé les traces laissées par les anciennes industries et les projets de réhabilitation. « Je suis très étonné de voir cette conversion des bâtiments, ce recyclage ininterrompu au long des époques. » (p. 11) Si les lieux changent de destination, les populations évoluent également : les bleus de travail ont disparu et Fives s’est faite cosmopolite, entre bobos branchés et communautés immigrées intégrées dans la ville. « Le pari de la rénovation du quartier à Fives est qu’un public n’écarte pas l’autre. » (p. 111)
Au gré de sa poésie industrielle, l’auteur façonne des briques de texte qui, associées comme autant de tablettes d’argile, échafaudent l’histoire d’un espace de vie populaire et portent la mémoire d’un patrimoine menacé d’effacement qui ne demande qu’à être vu. « Composer des poèmes ayant une forme de brique (22 x 6). Un travail de maçon. » (p. 45) Dans les poèmes de Lucien Suel, il y a des listes de noms, de souvenirs, de lieux : recenser et cataloguer, c’est la première façon de faire mémoire, avec l’espoir qu’inscrire sur le papier conserve aussi longtemps que la trace gravée dans la pierre.
Cette exploration poétique m’a fait déambuler mentalement dans mon cher quartier. Je connais chaque rue citée et chaque enseignée observée, mais j’ai découvert plus précisément la grande histoire de Fives. Madeleine Caulier, Pierre Degeyter et Fives-Cail, voilà des noms qui parlent de résistance, de solidarité et de syndicalisme, entre autres choses. Dans la chronologie de Fives, il y a le passage de Louis XIV, le glacis qui n’a jamais vraiment disparu, les bombardements de la Deuxième Guerre, et surtout l’industrie ferroviaire et automobile. « Les locomotives sortaient d’ici et traversaient la mer pour rejoindre le Far West ou l’Argentine. » (p. 35) Parmi tous les autres quartiers de Lille, Fives est sans aucun doute un des plus ouvriers. Hélas, les usines ont fermé au début des années 2000, envoyant les travailleur·ses sur le carreau et la production dans des pays lointains. « Tu marches au milieu des années passées. Tu traverses les souvenirs. » (p. 12) Grande friche de poutrelles et de vitres brisées, le quartier a dépéri, puis s’est relevé , tournant ses briques vers l’avenir. « De nos jours, faute d’espaces à conquérir, les personnes vivantes ont encore davantage besoin de temps à vivre. » (p. 104)
Comme Lucien Suel, je rejoins souvent à pied la gare Lille Flandres, en passant sous le pont qui débouche sur les voies ferrées et donne à voir les tours de verre et de béton d’Euralille. J’aime mon quartier et je l’aime encore plus maintenant que j’ai lu les mots de l’auteur. Et quelle joie de découvrir en fin d’ouvrage que La Contre-Allée, maison d’édition dont j’apprécie beaucoup les publications, est née à Fives.
« Je n’y vais pas pour écrire / Mais pour les sous » Les choses sont dites : l’auteur/narrateur doit gagner sa vie, alors il se fait intérimaire dans diverses usines agroalimentaires. Ce travailleur social découvre les horaires décalés, les nuits perturbées et la mélodie assommante des machines. « À travailler de nuit je perds le goût des jours » Des crevettes, des poissons frais et panés, du tofu, des crustacés, du bétail : la chaîne passe et ne se ressemble pas, la seule constante est le froid et la matière inanimée. L’homme à la tâche oublie les heures, mais pas d’écouter et d’observer les autres ouvriers : les corps sont rompus aux gestes mécaniques, répétitifs, appris malgré soi et contre soi. « Mes cauchemars sont juste à la hauteur / De ce que mon corps endure » L’ouvrier malgré lui trouve une forme de beauté dans les carcasses découpées et dans les corps fracassés. Cependant, face à la fatigue, aux douleurs et aux accidents, il n’y a pas d’échappatoire, quoi que tente la licence poétique. « Mes mots peinent autant que mon corps / Quand il est au travail »
Avec ce poème en vers libres sans ponctuation, Joseph Ponthus dépeint avec acuité la précarité de l’intérim, mais surtout l’horreur des abattoirs. Certaines descriptions sont éminemment dérangeantes, surtout pour moi qui suis végétarienne depuis bientôt 10 ans et hautement sensible aux souffrances animales. La forme choisie par l’auteur n’est pas que belle, elle est signifiante, comme Joseph Ponthus le pointe très justement : « J’écris comme je travaille / À la chaîne / À la ligne » Quant à l’absence de ponctuation, c’est la traduction de l’enchaînement des heures, des jours tous identiques, de l’abrutissement du travail. Impossible de ne pas être remuée par ce texte si viscéral, humain à n’en plus pouvoir et, à mon sens, amèrement anticapitaliste.
La famille Pelletier continue son chemin dans le 20e siècle. 1959, Colette a 10 ans et elle vit toujours avec ses grands-parents, Louis et Angèle, qui vieillissent tranquillement dans leur nouvelle maison du Plessis-sur-Marne. Avec ses abeilles et le chat Joseph, loin de sa mère, la vie pourrait être douce, mais tout bascule un terrible matin. « Elle sentait que sa colère était une lutte qui avait quelque chose à voir à la survie. » (p. 46) De leur côté, Jean et Geneviève n’en finissent pas de se haïr : le premier espère que son rapprochement des grands patrons français lui donnera enfin la légitimité après laquelle il court depuis qu’il a échoué à reprendre l’affaire familiale ; la seconde ne jure que par l’astrologie et s’ingénie à souhaiter le pire à son entourage. « Geneviève raffolait des difficultés des autres qui lui permettraient, en s’apitoyant, de passer pour une femme sensible et charitable. » (p. 11) Entre eux, outre Colette, il y a Philippe, garçon chéri de sa mère qui subit brutalement un revirement d’affection qui le laisse seul et sans repères, terrifié par la cruauté maternelle. « Tout ce qu’il y avait de bien, il fallait le faire en cachette de leur mère. » (p. 381) François et Nine, toujours aussi follement amoureux·ses l’un de l’autre, sont pris dans une inextricable affaire diplomatique entre Paris et Prague. « Le renseignement est une discipline basée sur la trahison. » (p. 79) Quant à Hélène, enceinte jusqu’aux yeux, elle est déterminée à donner à sa nouvelle émission radiophonique un succès retentissant.
J’ai suivi ce nouvel épisode avec gourmandise. Une fois encore, l’auteur m’a régalée avec ses protagonistes dignes de feuilletons du 19e siècle. « Ces personnages, balzaciens sans le savoir, avaient grâce à leur bêtise du génie pour les affaires d’argent. Et la chance qui soutient parfois la destinée des médiocres. » (p. 186) Pierre Lemaitre livre aussi des pages très noires et douloureuses : l’innocence souillée, l’approche de la mort, la torture qui attend l’espion, tout cela fait froid dans le dos, mais prouve que l’auteur maîtrise son récit, parvenant toujours à le garder sur les rails. L’épilogue semble clore les trajectoires des membres de la famille Pelletier, en laissant une petite porte ouverte. J’espère férocement que l’auteur l’enfoncera et continuera de nous raconter l’Histoire de France et du monde au travers des destins de ses personnages.
« Mon projet est de faire le portrait le plus complet qui soit d’un être humain, ne sachant de lui que ce qu’il donne : des notes, et plus précisément des intervalles de silence. C’est dans ces failles que brûle le minerai de l’humanité, de formation spirituelle inconnue. » (p. 13) Cet homme, c’est Grigory Sokolov, pianiste russe sans égal. Quand il joue du Haydn, du Bach ou encore du Chopin, il fait entrer dans la vie de l’auteur la beauté qui est l’obsession de toute sa vie. Chaque mesure est un trésor, et chaque silence, plus encore. « Jouer du piano, c’est fondamentalement et foncièrement aimer, et aimer ne saurait être un spectacle. » (p. 35)
Ce texte de musique et d’amour, Christian Bobin l’a écrit à l’hôpital. Il se savait malade et vieillissant, car tout le monde l’est. « Puisque je n’ai plus le temps, eh bien je vais le prendre. » (p. 63) Entre une opération, une visite du chirurgien et un passage de l’infirmière, l’auteur reste entièrement celui qu’il était, un poète. Et il reprend son œuvre, inlassablement recommencée, indéfiniment relancée. « Si ce livre devait être le dernier, alors il faudrait qu’il soit le plus jeune de tous ceux que j’ai écrits. » (p. 15) Dans cette publication que l’auteur n’a jamais su qu’elle serait posthume, Bobin présente des excuses tardives et sincères à l’oiseau dont il a détruit le refuge et il réaffirme encore et toujours ses sentiments à « sa grande amour ». Elle n’est pas nommée, car l’amour supporte mal les étiquettes, mais elle habite chaque ligne posée sur la page. Au seuil du néant définitif, le poète n’a pas peur : il est serein et plein d’espoir. « Je suis au bout du langage. La poésie n’est rien, l’écriture n’est rien, la musique n’est rien. Mais ce qui n’est rien ignore la mort. Les larmes et les sourires sans cause survivent à la fin du monde. On va vers des jours extraordinaires. » (p. 118)
Comme Christian Bobin, je ne compte plus les fois où mon âme s’est émue devant La petite Châtelaine de Camille Claudel. Le murmure m’a parlé au creux du cœur, là où les chagrins ne désespèrent pas de guérir un jour et où les rêves sont des oisillons qui lissent leurs ailes avant le grand saut. Je vous laisse avec quelques phrases qui mériteraient des tableaux.
« Je n’ai que mon cœur pour traverser la vie, rien d’autre que cette valise de réfugié en cuir rouge, cadenassée à la naissance. » (p. 10)
« L’écriture est un linge frais tendu sur un fil d’encre. » (p. 29)
« La musique est une boucle de cheveux dans une enveloppe avec un prénom dessus. » (p. 45)
« Si tu connais l’adresse d’un rosier sans épines, ne me la donne pas. Je sais déjà qu’il est faux. » (p. 65)
« Je veux te parler de l’énigme du sommeil de la personne qu’on aime, dans une pièce à côté. » (p. 85)
Bandes dessinées de Dominique Bertail (dessin), Jean-David Morvan et Madeleine Riffaud (scénario) et Eloïse de la Maison (archives).
1 – La Rose dégoupillée
Madeleine grandit dans la Somme, entre ses parents instituteurs et son grand-père, amoureux des fleurs et des poètes. L’enfant est curieuse et vive, très intelligente. Quand la Deuxième Guerre mondiale commence, elle n’est qu’une très jeune adolescente, mais déjà elle sait qu’elle sera du côté de celles et ceux qui résistent. Contrainte de se retirer au sanatorium de Saint-Hilaire-du-Touvet pour soigner sa tuberculose, elle rencontre Marcel Gagliardi, son premier amour et celui qui la fera entrer dans la bataille. « Je me voyais déjà comme une héroïne, mais j’ai vite compris que la Résistance de l’époque, c’était avant tout une question d’information. […] À l’époque, la Résistance, c’était aussi une affaire de femmes. N’oublions pas qu’un million et demi de nos soldats étaient prisonniers en Allemagne. » (p. 86) À 17 ans, Madeleine devient Rainer et fait ses premières armes dans le Paris occupé.
Le camaïeu de bleus dans lequel est racontée l’histoire de Madeleine Riffaud n’est jamais froid. Même la neige de l’Isère brille, surtout dans la superbe double page consacrée au massif de la Chartreuse. Mieux que le sépia qui donne une teinte doucement nostalgique aux souvenirs, ces bleus vibrent de l’énergie de la jeune fille et de l’espoir coriace des résistant·es. Et le rouge est loin d’être absent, convoqué par association d’idées dans chacun des titres de cette trilogie.
Ce récit, c’est Madeleine qui le porte à la première personne. Elle s’adresse à un « tu » qui est probablement Jean-David Morvan, le coscénariste, mais c’est peut-être aussi Raymond Aubrac qui l’a sommée de raconter pour que la mémoire subsiste, ou c’est enfin, aussi, le·a lecteur·ice qui tourne les pages. « Je ne suis pas un symbole. Je ne suis pas une femme extraordinaire. Ce que j’ai fait, des centaines d’autres, des milliers dans le monde, l’ont fait. Et vous pouvez aussi. La seule chose extraordinaire dans cette histoire, c’est que je sois encore en vie pour vous la raconter. » (p. 7) L’humilité dont Madeleine Riffaud fait preuve n’est pas feinte : elle se sait follement chanceuse d’avoir survécu, mais surtout tenue de raconter. La fin du premier volume de cette bande dessinée donne la parole aux co-auteurs pour détailler la rencontre avec Madeleine et le travail d’écriture et de compilation d’archives. Ce qui est précieux, surtout, c’est de lire les poèmes de la résistante, entre les chapitres.
2 – L’édredon rouge
« Au final, je n’ai jamais vraiment su rédiger un tract. En revanche, je n’avais jamais cessé de composer des poésies. Même avec une craie qui est la première arme des résistants. » (p. 12) Paris, 1942. Pour la sécurité du réseau, Madeleine et Marcel doivent cesser de se fréquenter. C’est douloureux, mais nécessaire, et la jeune fille a fort à faire. Devenue cheffe de groupe, elle recrute et elle organise des récupérations d’armes plus ou moins violentes et audacieuses. « J’avais pas mal de travail, comme toutes les femmes qui ont raccommodé le filet brisé de la résistance. À chaque fois que quelqu’un était arrêté, ça cassait une maille. Et nous, nous faisions du rapiéçage en établissant les connexions. Nous étions les petites mains des réseaux. » (p. 23) Désormais, Madeleine veut entrer dans la lutte armée : elle doit quitter l’école des sages-femmes qui était sa couverture et entrer dans la clandestinité. Sous le nom de Rainer, elle acquiert rapidement une réputation solide et veut multiplier les actions d’éclat. L’horreur d’Oradour-sur-Glane et la perte de plusieurs camarades la poussent, un dimanche de juillet 1944, à tirer sur un Allemand. « J’ai abattu un officier et de sang-froid. Mais tu sais, on regrette toujours d’avoir ôté la vie à quelqu’un. Pas tout de suite, mais après… très longtemps après. » (p. 95)
Avec ce deuxième volume, on entre plus avant dans l’organisation de la Résistance et on avance la peur au ventre à l’annonce des arrestations, des déportations et des fusillades. Madeleine Riffaud prouve à nouveau qu’elle ne se rêvait pas en héroïne et qu’elle agissait par nécessité. Au gré des discussions avec Jean-David Morvan, elle laisse entendre les traumatismes de l’après-guerre, entre la joie de retrouver des camarades ou des allié·es et le chagrin d’apprendre les noms des disparu·es. Le souvenir des actes terribles commis au nom de la liberté ne s’efface pas. « Je n’ai jamais cherché à connaître son nom. C’est l’uniforme que je visais. Ce qui est malheureux, c’est qu’il y a toujours un homme dedans. » (p. 125)
Soudain, au milieu du désormais reconnaissable camaïeu de bleus qui caractérise cette œuvre, l’affiche rouge des fusillés du Mont-Valérien éclabousse la page d’une vibrante colère, celle suscitée par l’injustice et la volonté de continuer à résister. Cette vision m’a saisie au cœur et coupé le souffle.
3 – Les nouilles à la tomate
Évidemment, pour avoir abattu en pleine rue un officiel allemand, Madeleine Riffaud est arrêtée. C’est entre les mains des Brigades spéciales de Vichy qu’elle subit ses premiers interrogatoires. Au début, elle se tient au même discours : elle ne sait rien, elle n’est pas une résistante, elle a agi seule, elle nie tout. « J’y suis tellement bien arrivée qu’après la libération de Paris, j’ai sombré dans une amnésie post-traumatique. » (p. 13) Cependant, elle est rapidement identifiée comme étant Rainer, élément central de la Résistance parisienne. Battue et torturée pendant des jours à la prison de Fresnes, obligée de regarder le supplice de ses camarades, elle tient bon et ne dit rien. Convaincue qu’elle sera fusillée, elle attend la délivrance avec sérénité, en se récitant les poèmes appris pendant l’enfance avec son grand-père. Finalement sauvée, comme on s’en doute, elle est désormais mobilisée pour accélérer l’avancée des forces alliées. « Je suis arrêtée dans un Paris sous la botte allemande et un mois plus tard, je me promène avec un brassard FFI. » (p. 100)
Dans ce volume, les différentes nuances de bleu masquent l’horreur des tortures et des corps questionnés, mais tout est évident : la souffrance sourd à chaque case. Madeleine ne se veut pas héroïque, mais en tant que lectrice je peux estimer qu’elle l’a été : tenir face à la douleur physique et psychologique, résister à chaque instant, continuer à défendre des camarades et des inconnu·es, cela demande une force peu commune.
Je ne sais pas si le récent décès de Madeleine Riffaud met un terme à cette magnifique série de bandes dessinées ou si d’autres tomes étaient/sont en préparation (ce que j’espère). Cette trilogie doit circuler, être lue, tout comme les autres récits de survivant·es, de résistant·es et de Justes. Dans notre époque où le brouillard brun se lève à nouveau dans de nombreux pays, il faut plus que jamais, encore et toujours, rappeler que résister est indispensable, qu’on n’est pas condamné·e à subir la haine.
Mangas de Chika Shimana (dessins) et Nomame Mitsushino (scénario).
Tome 1
Sophie Germain est la fille d’un marchand de tissus. L’adolescente ne devrait songer qu’à attirer les retards des jeunes hommes afin de se marier rapidement. Mais elle est toute entière tournée vers une seule et unique passion, les mathématiques. Énigmes, théories et équations, rien de cela ne l’effraie. « Si l’arithmétique est un outil utile, les mathématiques sont une philosophie qui est à l’origine de cet outil. » (p. 21) Un soir, elle expose un tricheur pendant une partie de cartes, en analysant les règles et la distribution des cartes. Pour Sophie, c’est évident, les nombres sont partout et leurs applications pratiques sont omniprésentes. « Nous pouvons affirmer sans hésiter que l’histoire humaine est un combat contre les mathématiques ! Faire flotter des bateaux, puiser de l’eau dans un puits, faire rouler des calèches, construire un pont de pierre, toutes ces inventions ont défié les mathématiques ! » (pp. 62 & 63) La jeune fille rêve d’entrer à l’Académie royale, mais au 18e siècle, ce n’est pas la place d’une femme… Et il faudrait déjà qu’elle arrive à convaincre son père que sa place n’est pas derrière le comptoir de la boutique familiale ni dans le foyer d’un époux.
Je suis ravie que l’auteur japonais se soit intéressé à Sophie Germain, figure méconnue des mathématiques françaises. Il n’y aura jamais trop d’œuvres qui exhument les femmes des oubliettes de l’Histoire. Le format manga ne me convainc pas plus que ça… mais il a l’avantage d’attirer un lectorat jeune vers une figure historique et les mathématiques. La démonstration scientifique finale est intéressante et assez facile à suivre, même pour mon cerveau résolument littéraire.
Tome 2
Aidée par Théo Le Blanc, adversaire devenu son ami et complice, Sophie se fait passer pour Antoine afin de composer aux épreuves d’admission de l’école nationale des sciences et de la technologie, nouvel établissement de renommée mondiale. Pendant une journée, des dizaines de jeunes garçons doivent répondre à des questions scientifiques de très haut niveau. Et même la chasse au trésor organisée au sein du Louvre, lieu où se déroule l’examen, répond à des principes mathématiques. « C’est une science qui avance pas à pas, où les défis se répètent inlassablement. » (p. 22) Sophie est déterminée : elle veut entrer dans cette école, d’autant plus qu’elle a la bénédiction de son père.
Si j’ai bien compris, la série a été interrompue par l’éditeur japonais. L’auteur a conclu de son mieux cette histoire, en laissant Sophie aux portes de l’école qu’elle rêve d’intégrer. Les curieux·ses peuvent évidemment chercher d’autres ressources pour approfondir leur connaissance de la vie de Sophie Germain. Même si le format manga ne m’a pas complètement convaincue, je suis un peu triste que la série ait été si vite suspendue.
Choisie par Saint Michel, encouragée par Sainte Marguerite et Sainte Catherine, Jeanne est pleinement investie dans sa mission : libérer le royaume de France de la main-mise anglaise. Son histoire, tous les manuels la racontent : la vierge exaltée mène des troupes au combat et finit sur un bûcher. « Elle va être tuée pour s’être vêtue comme un garçon. » (p. 117) Une figure l’accompagne dans ses exploits, celle de Gilles de Rais, massacreur d’innocents entièrement dévoué à cette cheffe de guerre hors du commun. « Il est bon d’être guidé par celle qui ressemble à un enfant […]. On se sent aimé d’un ange. » (p. 92) Ce que l’imaginaire retient, c’est que la sainte était escortée d’un ogre, chacun étant plus éclatant dans ses caractéristiques au contact de l’autre.
Dans William déjà, l’autrice explorait ses souvenirs traumatiques au sein d’une famille violente. Entre une mère caparaçonnée dans sa vertu stricte et son aveugle dévotion à l’époux et un père vorace et aigri à la tyrannie facile, l’enfant a grandi en marchant sur des œufs. Face à une sainte et un ogre, quelle place prendre ? Comment se sauver afin de ne pas entrer dans le schéma de la violence ? « Je sais que refuser l’imitation des parents est un acte de rébellion qu’on paye souvent cher. » (p. 75) En mettant en regard les figures historiques, quasi légendaires, de Jeanne d’Arc et Gilles de Rais et celles de ses parents, Stéphanie Hochet interroge les notions de sainteté et de monstruosité, dévoilant ainsi leur terrible proximité. Il est moins question d’opposés que des deux revers d’une médaille. « Les saintes ne sont pas fréquentables. Leur pureté est rêche et leur dégoût de l’existence aspire votre joie de vivre . […] Elles n’ont qu’à apparaître pour manifester leur sèche supériorité et vous inspirer la honte de ne pas leur ressembler. » (p. 132)
Cités en exergue, Gilles et Jeanne de Michel Tournier et Là-Bas de Joris-Karl Huysmans constituent un patronage prestigieux et pertinent à la nouvelle œuvre de Stéphanie Hochet. Une phrase surtout me reste en mémoire et me serre le cœur. « Dans cette famille, j’échappe au viol sans doute parce que je suis une fille. » (p. 146) Armures n’est pas une énième biographie de Jeanne d’Arc et ce n’est pas une autofiction nombriliste : c’est un texte puissant et beau qui libère des injonctions à la pureté tout en rappelant la terrible fragilité de l’innocence.
Frange droite, tenue sombre, regard direct planté dans les yeux des autres, aucun sourire et une bande de chats noirs, voici venir Emily. Entre Wednesday Addams et Alice au pays des horreurs, l’adolescente se sait étrange et elle cultive sa différence. « Emily ne cherche pas à plaire, elle veut être. » Indépendante, parfois cruelle et résolument marginale, elle avance dans le monde avec ses chats qui lui sont aussi fidèles que ses ombres. Elle vous fait un peu peur, cette gamine gothique ? Votre instinct de survie est donc en parfait état de fonctionnement ! « Le songe d’Emily est votre pire cauchemar. »
Ce petit album en noir, rouge et blanc se lit avec plaisir. J’apprécie surtout le procédé d’impression qui oblige à bouger la page sous la lumière pour voir apparaître certains textes ou formes. Il s’agit de voir ce qui se cache sous l’évidence, de prendre le temps de découvrir et de révéler ce qui se tapit dans les recoins…
Cahier de l’Étrange
Entre son inquiétante et considérable collection d’arachnides et ses chats noirs, Emily assume son étrangeté et se régale de la répandre autour d’elle. Elle crée donc des zonsters, monstres très particuliers issus de son univers mental. « Emily voit le monde à travers une toile d’araignée. » La gamine nous entraîne avec elle dans ses labyrinthes intimes et réels. Et si vous trébuchez, tant pis pour vous ! « Peu importe là où tu vas pourvu que tu te perdes. »
To be strange or not to be, ça pourrait être la devise de l’adolescente gothique. La normalité, c’est ennuyeux après tout !
Doux cauchemars
Au gré des 13 cauchemars où nous plongeons avec – à cause ? – Emily, il y a toujours des éléments cachés à trouver dans la page, en jouant avec la lumière. Chats cornus, potions, inversions de la réalité, lapins roses aux dents aiguisées, toiles d’araignées : la machine à rêves noirs fonctionne à plein ! « Rien ne vaut d’être seul, à moins d’avoir une méchante jumelle. » Pendant que vous courez pour échapper aux monstres qui vous poursuivent, remarquez-vous les références qui ponctuent l’ouvrage ? Un peu de Stephen King par-là, une touche qu’Hokusai ici ou encore une note des Beatles… Non, vous courez encore ?
J’ai préféré ce petit ouvrage au précédent, notamment pour la très belle page découpée qui m’a surprise au milieu du livre. J’aime la manière dont le cauchemar est présenté et développé : c’est un moment, un mauvais moment à passer. « Si ton ombre commence un combat, éteins la lumière. » Parce qu’on se réveille toujours, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ?
Voir c’est décevoir
Emily, la jeune fille gothique à la franche droite et au regard sombre, n’a pas peur du noir. « Quand la lumière s’allume, Emily lui fait de l’ombre. » Ici, il s’agit de voir au-delà, derrière, partout… d’autant plus avec les pages découpées qui obligent à changer de point de vue. Oui, ça fait peur, évidemment ! Et ne vous frottez pas à la gamine si vous n’êtes pas prêt à en subir les conséquences. « Quand Emily voit rouge, tu vois des étoiles. »
Le procédé d’impression qui nécessite que nous fassions jouer la lumière sur la page pour révéler des éléments cachés colle parfaitement avec le titre de l’album. Après 4 albums mettant en scène cette héroïne, je ne suis pas lassée, mais je doute d’explorer davantage le monde de l’étrange Emily.