Watership Down (BD)

Roman graphique adapté du roman de Richard Adams. Scénario de James Sturm, dessin de Joe Sutphin et lettrage de Leopold Prudon.

Adapter Watership Down en images, cela ne pouvait être qu’une réussite tant que le roman est dynamique et riche en rebondissements. « Hazel-shâ, nous serons les héros de la plus belle histoire jamais entendue. » Du terrier initial à la douce colline de Watership Down, en passant par la terrible garenne de Primerol et celle d’Effrefa, c’est un plaisir de suivre Hazel, Fyveer et leurs compagnons dans leurs courageuses aventures. Comme dans le texte de Richard Adams, j’ai frémi de terreur à chaque danger qui menace les lapins, j’ai souffert avec eux des blessures sanglantes qui marquent leur fourrure et leurs membres, j’ai ressenti l’audace qu’il faut à ces petits animaux pour quitter le confort du quotidien connu et affronter l’incertitude des lendemains lointains. « Merci, Hazel. […] Je veux dire, merci pour tout. De prendre tous ces risques pour nous. »

Ce roman graphique (ou bande dessinée, ne vous battez pas !) est superbe, dès la couverture embossée et rehaussée de dorure. Je ne me lasse pas de relire le conte animalier de Richard Adams et il est certain que je replongerai dans les pages de cette superbe adaptation !

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Le club des vieilles contre-attaque

Roman de Margaret Atwood.

Leonie, Chrissy et Myrna se connaissent depuis l’université. Après leurs études, elles y sont devenues titulaires. Désormais retraitées, elles aiment à se réunir chez l’une ou l’autre pour partager un gin-tonic, un bon morceau de fromage et des crackers. Et aussi pour planifier la mort de neuf hommes qui ont fait du tort à l’une de leurs amies. « Vu de l’extérieur, ça doit passer pour des accidents, mais nous on veut que eux, ils aient bien conscience de ce qui leur arrive. » (p. 11) Cependant, organiser des meurtres, ça n’est pas si simple…

Ce très court texte est un bijou d’humour foutraque et vachard. Le groupe de vieilles femmes indignes est complètement désorganisé et la recherche de justice a des airs de revanche un peu aigre. OK, la vengeance, ce n’est pas forcément la solution, mais il faut reconnaître que l’orgueil blessé d’un homme, ici plumitif oubliable, est la chose la plus lourde et la plus inerte du monde, mais aussi un des ressorts comiques les plus efficaces. Ce roman s’inscrit parfaitement dans l’œuvre monumentale de Margaret Atwood, entre féminisme, empouvoirement, réflexion sociétale et dérision universitaire.

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Blizzard

Roman de Marie Vingtras.

Trois adultes cherchent un enfant perdu dans une tempête en Alaska. « J’ai un certain don pour me retrouver dans le merdier. » (p. 49)

Je n’en résume pas davantage : il faut vraiment lire ce roman, vraiment ! Il est remarquablement construit. La narration est portée par des personnages différents, avec une alternance rythmée au fil des chapitres. Le changement de point de vue participe de la compréhension de l’histoire : comme les protagonistes dans le blizzard, le·a lecteur·ice progresse à l’aveugle dans un récit polyphonique qui se dévoile par rafales. Tous les adultes portent de lourdes désillusions, pleurent des disparu·es et cachent des culpabilités. Des liens secrets se révèlent à mesure que les flocons se calment et rappellent qu’il y a des dangers pires que le froid mordant du blizzard. Et la neige n’est jamais assez lourde, épaisse et blanche pour cacher les plaies faites à l’innocence. « Il y a des choses qui ne durent pas et le moins que l’on puisse dire, c’est que le bonheur occupe toujours la première place du classement. » (p. 81) Point notable, le personnage qui concentre toute l’attention ne prend jamais la parole, ce qui accroît encore son caractère inaccessible. Ce que je retiens de cet admirable roman, c’est que la famille la plus précieuse, c’est celle que l’on se donne.

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Les minilapins de l’espace

Album d’Alessio Alcini.

Trois petits vaisseaux atterrissent dans la cuisine. « Il en sortit des créatures qui ressemblaient à des lapins, mais qui n’étaient guère plus grandes que des souris. » L’invasion a commencé ? Pas vraiment, ces petits lapins de l’espace ont besoin du jus d’orange… Voilà donc un liquide qui est une source d’énergie dans tout l’univers !

Il y a peu à dire de ce court album dont la fin rigolote est cependant un peu abrupte. Je retiens tout de même les combinaisons spatiales qui moulent les bidons des lapins et les casques à oreilles du meilleur effet pour tout voyageur intersidéral qui se respecte !

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Du côté sauvage

Roman de Tiffany McDaniel.

Chillicothe, Ohio, est connue pour sa papeterie et l’odeur nauséabonde qu’elle répand. Elle est aussi connue pour être une ville où la drogue fait des ravages. Arc et Daffy, jumelles, ont grandi auprès de leur mère et leur tante, toutes deux droguées jusqu’à l’os, et de leur grand-mère, seule personne qui a tenté de les sauver de l’aiguille. « Il n’y a rien de bon dans ce monde pour une femme qui a des amours redoutables. Et l’amour des cuillers figure en tête de liste. » (p. 51) Les jumelles grandissent en savant pouvoir ne compter que sur elles-mêmes. L’une creuse la terre et l’autre nage, l’une engrange un savoir encyclopédique et l’autre écrit des poèmes sur toutes les surfaces. Les sœurs s’attachent à polir la rudesse de leur existence et imaginent dès qu’elles le peuvent une vie plus douce et plus brillante, tout pour ne pas disparaître dans l’horreur qui pénètre dans leur maison. Hélas, l’héroïne s’empare d’elles et, comme elles l’ont vu faire toute leur enfance, elles sont contraintes à la prostitution pour gagner de quoi acheter leur dose. « Les pervers laissent des taches derrière eux. De la pisse, du sang, de la merde. C’est pas baiser. C’est se faire agresser. » (p. 170) Chillicothe, Ohio, est bientôt connue pour être la ville où des femmes junkies sont retrouvées assassinées dans la rivière.

Après Betty qui m’avait profondément secouée, Tiffany McDaniel propose à nouveau un roman où les femmes sont les victimes de la violence débridée des hommes, tous les hommes. « Cause probable de la mort : appartenance au sexe féminin. » (p. 108) Mais à nouveau, les femmes développent une solidarité à toute épreuve : chacune est la sœur de l’autre dans un monde où tout les attaque. Connectées à la nature, les femmes se proclament reines, sorcières et invincibles. « On ne peut pas mettre le feu à une femme et espérer que la chair des femmes qui viendront après elle ne sentira pas cette chaleur. » (p. 46) Le symbolisme est puissant et déploie une poésie éblouissante face à la cruauté sordide qui est dépeinte à chaque page. En ce sens, ce texte me rappelle la force évocatrice de Joyce Carol Oates : les protagonistes féminines évoluent dans une Amérique qui leur est hostile. « Ma mère et [ma tante] aurait pu être des reines dans un tout autre décor, si elles ne s’étaient pas senties à ce point chez elles dans le trou qu’elles semblaient creuser elles-mêmes chaque jour davantage. » (p. 80) Seule la nature est douce pour les femmes. Les descriptions de ce que la rivière fait à un corps sans vie pris dans ses remous ne sont pas une autre marque de violence, au contraire : les flots ici sont témoins et purificateurs.

Évidemment, la relation des jumelles est le ressort dramatique de ce roman. La relation fusionnelle d’Arc et Daffy est autant leur salut que leur malédiction. « Je n’ai jamais vraiment pensé à moi sans elle. » (p. 178) Incapable de vivre seule, chacune se sacrifie pour l’autre tout en l’entraînant inlassablement vers le pire. « Ce qu’une jumelle peut faire de mieux, c’est laisser sa sœur avoir la moitié de sa vie. » (p. 446) Comme dans Betty, l’autrice parle des traumatismes trop lourds infligés à l’enfance et au poids qu’ils font peser sur l’adulte. « Fais disparaître ta blessure. Mais pas ton cœur. Il faut que tu le protèges de ta propre amertume, car elle va s’installer en toi, à présent. » (p. 100)

Du côté sauvage est un roman puissant, dérangeant à plus d’un titre, mais également lumineux tant il parle d’amour et d’espoir. « Qu’est-ce qu’un rêve, sinon quelque chose que les femmes qui nous ont précédées ont fait ? » (p. 437) Je lirai très prochainement le deuxième roman de Tiffany McDaniel, L’été où tout a fondu.

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La randonnée des géants de pierre

Album de Céline Person et Juliette Lagrange.

Gabrielle est une petite bergère qui connaît ses montagnes comme sa poche. « Entourée par l’immensité de la montagne, elle écoute son silence et respire le bonheur de sa présence. Elle sourit en pensant à son secret ainsi qu’à l’honneur qu’on lui a fait. » L’enfant sait que, chaque nuit, les sommets s’éveillent.

Ce court album de peu de mots célèbre les beautés cachées et la richesse des joies simples. Ode à la nature monumentale, l’ouvrage se lit autant qu’il se regarde, et peut-être autant qu’il s’écoute. Mais si, tendez l’oreille, vous entendrez peut-être le frisson des montagnes qui s’ébrouent…

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Je t’aime

Album de Sarah Khoury.

Ciao plante une graine. Suivent la longue attente, la patience et la joie de voir la graine éclore, devenir fleur et message d’amour.

En quelques pages, ce petit album cartonné sans paroles illustre une tradition amoureuse ancestrale, celle d’effeuiller une marguerite pour parler de sentiment. La fleur dessinée est belle, c’est indéniable, mais ce que j’aime à la folie, ce sont les oreilles de Ciao, ce doudou lapin-ours si adorable, incapable de tenir en place, prompt à mille cabrioles pour exprimer sa joie.

Oui, je sais, mettez un lapin dans un livre et vous m’avez déjà à moitié convaincue… Mais avec Sarah Khoury, je n’ai pas besoin de plus tant est joli ce que l’autrice-illustratrice propose !

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La part manquante

Texte de Christian Bobin.

L’auteur-poète ne cesse jamais d’être observateur, comme quand il imagine la vie d’une femme assise sur un siège à la gare. Il ne cesse pas non plus d’être un résistant têtu et discret, un anarchiste calme face à la vitesse effrénée du monde. Christian Bobin explore des thèmes qui sont fréquents dans son œuvre : l’amour infini des mères, l’avidité innocente des enfants, la délicatesse de la neige, l’affolante beauté du pli d’un vêtement sur le corps d’une femme, le précieux désordre de la chambre d’enfant et du cabinet d’écriture qui sont des lieux jumeaux, la laideur du travail adulte, la brièveté de l’enfance ou encore le miracle de l’écriture.

Même en prose, la poésie ne se prête pas à l’exercice du résumé. Je m’en tiens donc là et me contente de vous conseiller la lecture de l’œuvre de Christian Bobin. Elle se picore sans méthode ni impératif : soyez un merle gourmand dans un cerisier en fruits, prenez ce qui vous tente ! Pour ma part, je garde en tête ces quelques extraits.

« Il en va de la lecture comme d’un amour ou du beau temps : personne ni vous n’y pouvez rien. On lit avec ce qu’on est. On lit ce qu’on est. » (p. 11)

« Nous attendons un amour éternel comme un enfant espère la neige qui ne vient pas, qui peut venir. » (p. 48)

« Écrire c’est par instant se retourner, et voir l’éclair de la hache haut levée, d’un seul coup la fin de l’énigme. » (p. 64)

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Le temps d’après

Roman de Jean Hegland.

Quinze ans ont passé depuis que Nell et Eva ont décidé de brûler leur maison et de s’enfoncer dans la forêt. Leur fils, Burl, n’a jamais connu le monde d’avant. « Un enfant dont les deux mères sont sœurs, et les seuls êtres humains vivants qu’il a jamais connus. » (p. 7) Pour lui, le temps passé, ce sont des vestiges étranges, souvent inutiles. La forêt est son univers tout entier : il la connaît, il la comprend, il sait comment y vivre. Mais la forêt, c’est aussi une frontière : qu’y a-t-il au-delà ? Pour l’adolescent, la seule compagnie de ses mères, des arbres et des animaux ne suffit plus.« Je ne dis pas que je n’aime pas ce que j’ai, juste que je ne peux pas stopper mon désir grandissant d’avoir davantage. […] Ce que je désire vraiment, ce n’est pas avoir plus que ce que j’ai, mais le partager. » (p. 13) Alors que la sécheresse s’éternise, Burl se demande si, comme au solstice précédent, il apercevra des lueurs dans la plaine et s’il parviendra enfin à convaincre ses mères de se rapprocher d’autres humains. Hélas, bien que rude, la vie solitaire dans la forêt est bien plus sécurisée que toutes les communautés humaines. « La seule chose pire que de savoir qu’il n’y a plus personne sur terre, c’est de savoir que les personnes qui restent sont des personnes qu’on ne souhaite pas rencontrer. » (p. 161)

La suite de Dans la forêt est un très bon roman. Donner la parole à Burl est parfaitement logique : ce monde est le sien et il lui appartient de le décrire, voire d’inventer les mots pour le dire. Puisque l’ancien monde n’existe plus, les anciens mots ont perdu leur sens et tout est à reconstruire, y compris le savoir qui s’éloigne des livres. Le récit renoue avec des chapitres du premier roman et apporte certains dénouements bienvenus, ainsi que des ouvertures qui laissent toute la place à l’imagination.

De Jean Hegland, je vous conseille également Apaiser nos tempêtes.

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Ciao et la rivière

Album de Sarah Khoury.

Ciao et sa petite humaine passent la journée au bord de la rivière. Pour la peluche, l’aventure ne se cache jamais loin, et Ciao est toujours prêt à faire de nouvelles rencontres et de fabuleuses découvertes. « Je n’ai pas trouvé le ruban, mais un nouvel ami qui m’aide à remonter à la surface. » La fin de l’album présente toutes les créatures que le lapin curieux a rencontrées, ce qui est parfait pour apprendre le nom de nouveaux animaux quand on est un·e jeune lecteur·ice.

Comme dans les albums précédents, Sarah Khoury peint des pages superbes où la nature est vibrante : j’ai passé un longtemps moment à regarder un délicat nénuphar et de graciles libellules. Je ne me lasse décidément pas des oreilles un rien trop longues et du bedon si délicieusement rond de ce doudou ! Dans les bois, à la mer, à la campagne, au pôle Nord et partout où il voudra aller, je continuerai de suivre ce petit lapin si mignon.

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La migration annuelle des nuages

Roman de Premee Mohamed.

Reid n’ose y croire : elle est acceptée à l’université de Howse ! Elle n’a qu’un nombre de jours limités pour rejoindre le dôme de l’autre côté de la barrière magnétique avant que l’invitation expire. Mais ce n’est pas sa préoccupation principale. Partir, cela signifie quitter la communauté où personne n’est de trop, tant il y a à faire pour survivre depuis que le monde a basculé. « Tout, partout, attend qu’on le ramasse et qu’on le répare. Il ne faut pas redémarrer le monde. Il faut tout recommencer à zéro. » (p. 91) Sa mère la met en garde : nul ne sait si les dômes existent vraiment, si la vie d’avant est vraiment préservée, pas comme celle qu’elles partagent avec tant d’autres, où il faut tant d’efforts pour se nourrir et tant d’espoir face à l’absence de pluie. Et puis il y a le cad, ce parasite qui vit en Reid et une grande partie de la population. « Cette chose en moi, elle ne fait pas partie de moi. Elle est distincte. Elle parle une langue à elle. Un champignon semi-conscient qui griffonne sur ma peau comme sur celle de mes ancêtres. » (p. 6) Le cad fait tout pour protéger son hôte, mais il paraît qu’il peut aussi influencer son esprit avant de le faire mourir dans d’atroces souffrances. Reid peut-elle vraiment partir, quitter sa mère, son ami Henryk et l’existence qu’elle a toujours connue ? Et cela pour un rêve qui n’est peut-être que chimère ?

Le premier tome de ce récit post-apocalyptique m’a accrochée dès la première page : j’étais saisie, captive et bien décidée à ne pas reposer le livre avant la fin ! Je suis plus qu’impatiente de lire le tome 2 qui est déjà paru avant la sortie du tome 3 d’ici peu. J’aime vraiment la réflexion portée par Preemee Mohamed sur les ruines : ici, les trésors sont les montagnes de plastique et de déchets de l’ancien monde dont il faut tirer ce qui est nécessaire pour vivre. « Un nouveau monde, ça ne s’achète pas. » (p. 50) Hâte de voir si mes hypothèses sur cet univers se concrétisent…

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Little Rabbit’s, Big Surprise

Roman de Swapna Haddow, illustré par Alison Friend.

Little Rabbit s’ennuie : sa mère n’a pas le temps de jouer avec elle et ses frères et sœurs sont occupés à des tâches diverses. « Today was a perfect day for playing hoppity hop with her friends. » (p. 7) Hélas, ses ami·es ne sont pas là. Heureusement, son grand-père, Big Rabbit, lui propose une activité bien particulière : l’aider dans son travail. Mais, pourtant, Big Rabbit ne travaille pas… alors à quoi occupe-t-il ses journées ? Sur les traces de son papy, la petite lapine apprend l’importance de la générosité et de l’entraide pour maintenir la cohésion de la communauté. Finalement, s’amuser, ce n’est pas ce qui est le plus agréable !

Le travail de l’illustratrice, Alison Friend, m’émeut depuis un certain temps. Ses œuvres étant hélas hors de mon budget, je suis bien heureuse d’avoir trouvé ce petit livre au message si positif et qui met en avant – quelle coïncidence – un adorable lapin ! Parfois, les choses sont bien faites…

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Cargo pour l’enfer

Roman de Bernard Clavel.

Le Gabbiano, dirigé par le commandant Bernier, charge une cargaison de fûts débordant de produits à retraiter. Les dockers de Puerto Cabello sont soulagés de voir s’éloigner la puanteur et la pollution qui enveloppent le port et la ville depuis des jours, mais pour l’équipage, un périple infernal commence. « C’est la mort en personne qu’on a embarquée. » (p. 12) Les fûts éclatent et répandent leur poison corrosif dans la cale et dans l’air. Les marins souffrent de brûlures aux yeux et aux mains et certains auraient besoin de soins médicaux de toute urgence. Mais voilà, aucun port n’accorde au Gabbiano l’autorisation d’accoster. Bernier comprend très vite que l’armateur italien du bateau est un pourri de la pire espèce, insensible au désastre humain et au risque écologique qui guettent. « Je suis en rogne contre les salauds qui nous ont foutus dans ce pétrin. Et puis je suis en rogne contre moi qui ai été assez con pour marcher. Et faut bien dire que c’est rien d’autre que le pognon qui pourrit tout. Et c’est le pognon qui nous a poussés à signer avec eux. » (p. 28) Face aux magouilles des autorités portuaires et commerciales, Bernier résiste : le capitaine est un homme d’honneur qui aime trop la mer pour la souiller en se débarrassant de sa cargaison viciée. La situation ne va qu’en empirant : à bord, tout vient à manquer, sauf les miasmes suintant de la cale. « L’odeur monte. Elle coule comme une eau invisible. Elle s’infiltre partout. Elle ne rappelle rien de connu. » (p. 55) De l’Atlantique à la Mer du Nord en passant par la Méditerranée, Le Gabbiano erre, tel un vaisseau maudit, bientôt fantôme, dont tout le monde voudrait oublier l’existence.

Bernard Clavel était un merveilleux conteur et un brillant portraitiste. Les membres de son équipage sont très attachants et leurs défauts les rendent irrémédiablement humains. L’auteur écrit avec des mots précieux la tendresse timide qui se noue entre les hommes forts. Évidemment, ce que je retiens de ce roman écrit en 1996, c’est l’alerte écologique, déjà si hurlante et tellement ignorée. « La planète découvre soudain qu’elle est une planète menacée par ses propres déjections. Elle sécrète des montagnes énormes d’ordures qui menacent son équilibre et sa santé. Les liquides et les gaz qui s’en dégagent mettent en péril la vie de sa flore et de sa faune. L’humanité se trouve soudain face à ce qu’elle rejette. Des montagnes de détritus dont personne ne veut plus. » (p. 90) Vingt ans plus tard, la situation a empiré et explosé tous les niveaux critiques. Pourtant, face à l’évidence et alors que la catastrophe a commencé, il reste des êtres humains qui ne pensent qu’en termes de rendement et bénéfices. « C’est vrai que le monde est plein d’ordures, mais je commence à penser que le bosco a raison quand il prétend que les plus puantes sont les hommes ! » (p. 73)

Je vous laisse avec une dernière phrase, banale au premier abord, et pourtant éminemment pertinente. « Tout ça pour vous dire qu’avant le plastique, le monde pouvait vivre sans poubelles. » (p. 18)

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L’aventure de Noël de Pierre Lapin

Album d’Emma Thompson, illustré par Eleanor Taylor, inspiré du conte original de Beatrix Potter.

Noël approche : les petits lapins sont surexcités dans le terrier. Après une énième bêtise, Pierre Lapin est envoyé par sa mère faire une commission chez sa tante. Sur le chemin, il rencontre son cousin Jeannot, lui aussi envoyé par sa mère chez sa tante… Au lieu de remplir leurs missions respectives, les deux galopins – galapins ? – préfèrent jouer dans la forêt. Arrive William le dindon, fièrement emplumé. « C’était un personnage très prétentieux, gonflé de sa propre importance. » (p. 20) Mais comprenant le funeste destin qui l’attend à la table des MacGregor le jour de Noël, il désespère. Pierre et Jeannot décident donc de cacher le vaniteux volatile : or ce dernier passe difficilement inaperçu avec ses plumes extravagantes.

Le motif jacquard des pages intérieures de la couverture est adorable et donne envie d’un pull ainsi tricoté pour se lover bien au chaud. Les illustrations sont très réussies : entre inspiration et hommage, elles donnent aux adorables petits personnages inventés par Beatrix Potter un nouveau dynamisme. En outre, la conclusion est moins sombre que certains albums de l’autrice anglaise. Et surtout, Noël, la neige et des lapins, c’est une combinaison toujours gagnante pour moi !

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Usagi Yojimbo – 33

Bande dessinée de Stan Sakai.

Deux samouraïs du clan Ogawa sont assassinés en pleine nuit : l’objet qu’ils transportaient a disparu et suscite des convoitises aux motivations différentes. Miyamoto Usagi aide les inspecteurs Ishida et Nii dans leur enquête. Rapidement, ils comprennent que l’affaire pourrait être un scandale politique. « Il y a un décret du shogunat pour débusquer les kirishitan. […] C’est une religion étrangère introduite par les bateaux à voiles noires. On raconte qu’elle s’éloigne de nos propres croyances, comme la divinité de notre empereur. Ils placent la loyauté envers leur dieu unique au-dessus de la loyauté envers le shogun ! » (p. 26) Quel est donc l’objet que des chrétiens tentent de récupérer et que les représentants du shogunat veulent détruire ? Ce qui est certain, c’est qu’une fois encore, le ronin aux longues oreilles prête ses lames aux justes causes. Aidés du voleur Nezumi, brigand au comportement noble, Ishida et Usagi espèrent protéger ceux qui le méritent. « Je refuse de persécuter quelqu’un sous prétexte que ses croyances ne sont pas les miennes. » (p. 98)

Dans cet album, aucune trace de folklore japonais : nous sommes les deux pieds dans la réalité historique, face aux persécutions subies par les chrétiens au Japon. Mais qu’importe la religion qui est mise à mal, ce qu’il faut retenir, c’est que le pouvoir en place tremble toujours quand des minorités osent exprimer une pensée divergente, et qu’au lieu d’accueillir la différence, les puissants répliquent par l’intolérance. Les dernières pages du 33e album des aventures du beau lapin samouraï m’ont profondément émue et j’ai hâte de lire la suite. « Une personne peut être jugée pour ses croyances, mais elle ne doit être arrêtée que pour ses actions. » (p. 136)

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Le jour des corneilles

Roman de Jean-François Beauchemin.

Un père et son fils vivent en ermites dans une cabane, quelque part dans une forêt. Le premier est souvent pris d’atroces crises de folie dans lesquelles il entraîne le second, totalement plié à sa volonté cruelle et irrationnelle. L’enfant voit les défunt·es qui arpentent le monde et, comme son père, ne s’approche pas du village. Mais la réclusion forestière pèse au garçon. « Souventes fois, nous nous concevons reclus entre nous-mêmes comme en accoutre étanche. Puis, un jour, le commerce aimable des autres nous pénètre et abolit cette solitude de captif. » (p. 41) Orphelin de mère, le fils cherche inlassablement ce qu’est le sentiment d’attachement, comment le reconnaître et si son père l’éprouve pour lui.

En quelle époque et en quel lieu se déroule cette histoire, nous ne le savons pas vraiment, les indices étant maigres pour se situer : ils sont suffisants pour que ce qui nous est raconté passe de la fantaisie au réel, mais si élusifs que la fantaisie reprend le dessus. Le fils se raconte lors de son procès. De quel crime immonde est-il accusé et comment l’explique-t-il ? Tout se dévoile à mesure du récit de l’accusé, dans une langue unique, très proche de la nôtre, mais avec un lexique différent qui illustre la pensée simple, l’enfance rude, la trivialité des choses communes et l’émerveillement de l’acte de parler. « Je pressentis que parole donne vie à toutes choses en les baptisant d’un nom. » (p. 42) Cette langue parfois alambiquée et artificielle a un avantage certain pour le·a lecteur·rice, c’est de mettre de la distance par rapport aux choses terribles qui sont racontées : notre compréhension étant happée par les mots, elle l’est moins par les descriptions. C’est tout à fait salutaire tant ce roman est noir : sous des dehors de réalisme magique, le texte parle avant tout, avec émotion et talent, de la pire des conditions humaines, la solitude.

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Les fausses fenêtres

Roman de Michel Tournier.

Quatrième de couverture – Nicolas vit au château de Montmort, au milieu des fantômes de ses ancêtres. Il partage son temps entre la bibliothèque et le grand parc, orné d’une statue de faune. Il vient d’avoir treize ans quand s’installe au château un étrange ami du père, Porphyre, l’initiateur philosophe, accompagné de deux anges, Gémeau et Gémelle. Nicolas comprend qu’une métamorphose irréversible est en cours, qui marque la fin de l’enfance.

Si je m’en tiens au résumé du livre, c’est parce qu’il est impossible de résumer ce texte. Dans ce premier roman inachevé, publié à titre posthume par Gallimard, Michel Tournier a semé tout ce qu’il cultivât dans son œuvre littéraire : la gémellité, la solitude, la monstruosité, les amours sublimes, l’hermaphrodisme, l’érudition, etc. Il me semble que ce texte est surtout intéressant si l’on a lu les autres romans de l’auteur, sinon c’est juste un récit incomplet. Mais mis en perspective d’une œuvre complète, Les fausses fenêtres constitue un terreau imaginaire déjà fertile dans lequel Michel Tournier a creusé des sillons profonds et féconds. Je l’ai lu avec plaisir, entendant les échos futurs des textes à venir sous la plume de l’auteur. Et j’ai appris avec excitation qu’un autre roman de Michel Tournier reste inédit… Affaire à suivre, j’espère !

Je vous laisse avec quelques extraits à méditer.

« Il laissa à toutes les questions dont il était l’unique réponse le temps de se former en moi. » (p. 29)

« J’aimais Gémelle, je me détestais. Je voulais être pur comme elle. » (p. 60)

« Je voulais savoir, mais je pressentais encore trop peu ce que j’ignorais pour pouvoir interroger. » (p. 67)

« De telle sorte que les véritables parties sexuelles de l’homme ce sont les femmes, organes certes trop encombrants pour un port permanent et donc déposés puis, au besoin, repris. » (p. 145)

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De grandes dents – Enquête sur un petit malentendu

Essai de Lucile Novat.

« Je crois que ce que nous enseigne Le petit chaperon rouge, c’est que le danger n’est pas dans la forêt, mais bien plutôt dans le foyer. Qu’il n’y a pas tant à se méfier des loups inconnus que des loups familiaux. Qu’on risque moins quand on part à travers bois que lorsqu’on glisse dans le lit d’un membre de sa famille. » (p. 15) Voilà qui me semble évident et qui mérite d’être dit et répété. Oui, les contes de fées sont des récits métaphoriques : encore faut-il chercher quelle est la métaphore. Ici, l’autrice parle de pédophilie, d’inceste et de tabou. Oui, programme chargé, je sais, mais se taire ou fermer les yeux, ça ne fait pas disparaître le problème, ça l’absout, et pas de ça chez moi ! Lucile Novat explore les contes de fées, dont le fameux qui envoie une belle enfant se promener dans les bois avec une jolie coiffe rouge, mais aussi diverses affaires fortement médiatisées. En notes de bas de page, elle raconte son enfance, son rapport au danger et la découverte progressive de l’histoire de sa propre mère.

Qui sont les monstres ? Où sont les ogres qui dévorent les innocent·es ? Une fois encore, il faut rappeler que les fauves aux babines sanglantes, les pervers dissimulés dans les parkings souterrains et les brutes qui enlèvent leur victime dans des camionnettes ne sont pas la majorité des coupables : la menace se tapit – ou plutôt s’épanouit dans le confort du foyer familial. Oui, les violences intrafamiliales ont un caractère systémique. Non, on ne va pas arrêter de le répéter, pas tant que l’omerta continuera de peser et que la parole des victimes – quand elle n’est pas étouffée –, sera minimisée. En évoquant les contes de la culture populaire, Disney ou encore Twin Peaks, en citant les terribles affaires Dutroux, Outreau ou encore Kampusch, Lucile Novat mène une démonstration limpide. Son ton enlevé, direct et ironique, parfois familier et sainement furieux est de très bon aloi : il faut interpeler le lectorat, le secouer de son confort tiède et lui remettre les points sur les i. « Un conte ne peut pas se résumer à la morale qu’il affiche. Ces quelques phrases bien ciselées […] doivent être lues avec attention, mais aussi avec méfiance. » (p. 91)

Après cet essai simple, clair et brillant, Lucile Novat propose un texte littéraro-ludique, Barbie-Bleue, un conte dont vous êtes le Perrault. À vous de décider si notre jeune héroïne se soumet à un mariage arrangé/forcé ou si elle cherche à échapper à son destin formaté. Vos choix vous entraînent d’une péripétie à une autre, toutes inspirées des contes de Perrault et des frères Grimm. « Que faites-vous là ? Tricheuse. Cette page n’existe aucune des combinaisons qui vous étaient proposées. Vous avez désobéi. C’est bien. » (p. 134) Le caractère interactif de l’ebook est absolument parfait pour ce genre de récits ludiques.

L’ouvrage de Lucile Novat est un incontournable. Il faut parler de l’inceste, il faut croire les victimes et il faut agir pour protéger les enfants. Il y a urgence, bien plus que restaurer un ersatz de service militaire pour mater la jeunesse, Macronie de merde !

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Moody Rouge

Bande dessinée d’Ariane Astier.

Adopté à 6 ans, Ben n’a pas tout à fait oublié son père et sa sœur. Tourmenté par des cauchemars épouvantables et impatient de s’éloigner de sa mère adoptive, il part en Allemagne sur les traces de sa famille biologique. Une piste se dessine quand il découvre un peintre reclus dont l’œuvre singulière commence à gagner en popularité. Aidé par Adrian, adolescent qui porte de lourdes blessures, Ben s’aventure dans des territoires sombres et dangereux, où réalité et fantasme se mêlent. « J’ai le sentiment que tu es le lien qui me manquait entre cette ville et ses secrets. » Dans la ville qui se vide, Ben traque les souvenirs et fait ressurgir le passé pervers niché au creux des montagnes.

Bon, disons-le clairement, je suis passée à côté de cette œuvre. Le mélange des genres, entre comics et manga, est intéressant et les quelques pages en couleur sont superbes, mais globalement cette histoire m’a perdue : perdue dans sa temporalité, perdue dans sa conclusion, perdue dans ses intentions et son message. C’est sans doute pensé pour en être ainsi : le·a lecteur·ice parcourt avec les protagonistes le labyrinthe de la mémoire et du traumatisme. « Je voudrais être l’homme que mes parents voulaient voir grandir, l’homme dont ma sœur avait besoin avant qu’il ne soit trop tard. » Adrian et Ben sont deux êtres que la vie n’a pas épargnés, qu’elle soit de l’ordre du sordide fait divers ou du paranormal monstrueux. Mais voilà, trop c’est trop : l’arc d’Adrian ne s’achève pas et celui de Ben me semble finalement bien confus. Dernier gros bémol : les personnages féminins ne sont pas à la fête ! Entre la mère adoptive méprisée et la sœur sursexualisée, ce n’est pas dans cette œuvre que vous trouverez des représentations féminines fortes et empouvoirantes

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Demoiselle Lapine et le grand méchant Léopard – 3

Tome 1Tome 2

Webtoon de Sadam, Mogin et Yasik.

Ash a protégé Vivi pendant l’attaque du carrosse du clan des léopards. Réfugiées dans une grange, la première se sent mourir et la seconde s’est à nouveau transformée en humaine. Le moment est mal choisi, certes, mais la jeune Vivi ne maîtrise toujours pas le processus qui la fait passer de lapine à jeune fille. Cette fois, Ahyn ne s’y trompe pas et il reconnaît dans cette blonde gracile le petit animal qu’il protège/malmène depuis quelque temps. « J’aime que tu sois une lapine. Ce serait embêtant que tu sois humaine. » Dans cette grange isolée, Ash, grièvement blessée, est curieusement soignée par les phéromones si puissantes de Vivi. À se demander qui, de Ahyn ou de la jeune fille, est vraiment l’animal dominant… Vivi comprend peu à peu le fonctionnement de la métamorphose et comment la drogue qui circule dans le royaume l’affecte. Et elle ne peut réprimer son attirance pour l’ambivalent léopard qui la garde prisonnière tout autant qu’il la protège des clans qui veulent la tuer. « Et le voilà encore à me menacer, le sourire aux lèvres… »

Bon, la dynamique « enemies to lovers », c’est vraiment un trope littéraire qui me sort par les narines ! C’est d’une paresse narrative rarement inégalée. OK, il s’agit d’un webtoon : les auteur·ices ne visent pas une qualité extraordinaire, mais tout de même… Heureusement qu’il y a le personnage de Lunn Maniuntz, prince du clan des lions, toujours prompt à agacer Ahyn et lui rabattre le caquet ! Je lirai le dernier tome de cette histoire parce que je suis toujours sous le charme de l’adorable Vivi, sous sa forme de lapine, dodue et blanche.

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Les enfants sont rois

Roman de Delphine de Vigan.

Kimmy Diore a disparu. L’enfant a six ans et tout le monde est mobilisé pour la retrouver. Clara Roussel est la policière chargée de la procédure : elle découvre progressivement que la petite, avec son grand frère, est la star d’une chaîne YouTube à 5 millions d’abonné·es. Au fil de l’enquête, la personnalité de Mélanie, la mère de Kimmy, se dessine : la jeune femme a toujours voulue être connue, à tout prix, quel que soit le média. « Mélanie Claux brandissait son statut de mère comme un étendard. Être une mère parfaite, irréprochable, telle était aujourd’hui sa principale identité. Son meilleur rôle. » (p. 165) Les jours passent, les pistes ne mènent à rien et Kimmy reste introuvable. L’argent gagné par les parents est-il le mobile ? Est-ce la jalousie d’une chaîne concurrente ? Qui en veut à la famille Diore et à l’adorable petite qui en est le visage ?

J’ai plongé dans cette enquête avec avidité. Les sujets sont graves : surmédiatisation des enfants, vide juridique autour du travail de ces derniers sur YouTube, maltraitance involontaire et aveuglement parental, rien de tout cela ne dresse un décor favorable au bon épanouissement de Kimmy et Sammy. L’obsession de la mère pour la célébrité est effarante : elle en oublie toute mesure et tout bon sens, convaincue de faire le meilleur pour les siens. « Mélanie Claux voulait être regardée, suivie, aimée. Sa famille était une œuvre, un accomplissement, et ses enfants une sorte de prolongement d’elle-même. » (p. 179) Aussi touchante qu’insupportable, la jeune femme est sans doute victime du miroir aux alouettes de la télé-réalité, mais elle est le bourreau domestique de ses enfants. La dernière partie du roman m’a moins convaincue que le dénouement de la disparition de Kimmy. La réflexion sur la liberté à l’ère de l’enregistrement-roi et de la caméra omniprésente est intéressante, mais j’aurais préféré que l’autrice développe les motifs de la disparition, qu’on reste plus près de l’enfant. Dans l’ensemble, cette lecture a été agréable : le style de Delphine de Vigan me laisse comme toujours assez froide, mais l’histoire est ici plutôt bien menée.

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Annales du Disque-Monde – 10 : Les Zinzins d’Olive-Oued

Roman de Terry Pratchett.

Un vieil homme meurt, un feu s’éteint, une porte s’entrouvre et une lumière s’élève. Évidemment, ça ne présage rien de bon pour le Disque-Monde. La lumière atteint Ankh-Morpork, creuset de toutes les aventures, et éclaire quelques cerveaux chez les alchimistes. La voilà, la bonne idée, il faut produire des images animées. « C’est comme de la magie […]. Mieux qu’une illusion, une illusion réelle. » (p. 19) Et c’est à Olive-Oued que ça va se faire ! Entraîné plus ou moins malgré lui vers ce monde de lumière, Victor Tugelbend, étudiant de l’Université de l’Invisible, se fait acteur. « Tout le monde venait faire des films. Et tout le monde ignorait pourquoi. » (p. 70) Par la porte entre-ouverte, d’autres choses pointent le bout de leur nez… C’est que ça a l’air pas mal de ce côté de l’univers ! Heureusement, Le bibliothécaire de l’Université de l’Invisible arrive à la rescousse !

Bon. Ce tome-là des Annales du Disque-Monde, il est fort probable que je l’oublie rapidement. Il n’est pas mauvais et il se lit avec plaisir, mais je n’ai pas bien saisi la place de l’histoire dans le grand tout de Terry Pratchett. Oui, j’ai ri devant les tentatives de romantisme entre trolls. Oui, j’ai beaucoup apprécié que les animaux deviennent conscients et prennent la parole. « J’étais un lapin heureux de ma condition de lapin, et vlan, la seconde d’après, voilà que je me mets à penser. C’est un sérieux handicap pour un lapin en quête de bonheur, moi je te le dis. Tout ce qu’on demande, c’est de l’herbe et du sexe. » (p. 94) Oui, j’ai suivi avec intérêt les affaires de Planteur-Je-Me-Tranche-la-Gorge, vendeur de saucisses et producteur. Mais dans l’ensemble, malgré mon plaisir de retrouver Gaspode, petit chien finaud tout à fait adorable, ce dixième tome du Disque-Monde m’a vaguement ennuyée.

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Femmes d’aventures

Recueil de textes d’Aurore Asso, Daphné Buiron, Katell Faria, Mélusine Mallender, Catherine Maunoury, Justine Piquemal Musik et Priscilla Telman.

Qu’elles nagent dans les eaux glaciales du Groenland ou qu’elles passent un an dans une base en Antarctique, qu’elles suivent les combattantes kurdes en Syrie ou qu’elles traversent le Myanmar à moto, qu’elles voltigent dans les airs, qu’elles mènent des convois humanitaires dans des pays en guerre ou qu’elles recueillent des savoirs ancestraux sur la guérison du corps et de l’esprit, ces femmes d’aujourd’hui repoussent sans cesse leurs propres limites. Les frontières, géographiques ou mentales, n’existent pas pour celles qui font du monde leur terrain d’expression, de revendication et d’aventure.

Ces sept récits sont puissants et passionnants. Je voudrais être de ces femmes qui ont le courage de sortir de leur zone de confort et l’audace d’élargir sans cesse leurs horizons. Je vous laisse avec quelques citations qui m’ont marquée.

« Les citadins vivent dans la rationalité d’un monde visible et sécurisé, c’est pourquoi il est difficile de revenir à l’imprévisible de la Nature. » (p. 43)

« Être un homme ou une femme […] ne faisait pas grande différence. Être humain, en ces lieux, était déjà bien assez exceptionnel. La mort était omniprésente. » (p. 76)

« Voler n’est jamais donné mais toujours reçu, appris et même conquis, d’abord sur soi-même. » (p. 192)

« Les interventions des ONG humanitaires ne soutiennent aucun gouvernement, leurs mandats ne se retrouvent dans aucune religion. » (p. 231)

« L’heure des savoirs traditionnels a peut-être sonné, aujourd’hui que les systèmes de développement moderne ont prouvé leur incapacité à préserver l’harmonie entre la nature et les hommes. » (p. 276)

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Potins #106

Sarah Khoury est une autrice et illustratrice italienne née en 1984.

POTIN – Le personnage principal de ses albums, Ciao (Ciacio en italien) est un lapin-ours inspiré de son doudou d’enfance.

Lisez : Ciao dans les bois, Ciao à la campagne, Ciao et la mer, Ciao au pôle Nord, Ciao et la rivière, Je t’aime.

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Le meunier hurlant

Roman d’Arto Paasilinna.

Gunnar Huttunen rachète le moulin de la Bouche et remet en marche les meules et la scierie. Dans les années 50, cela peut être une activité lucrative pour un travailleur courageux, au cœur de la Finlande. Mais Gunnar a une habitude qui irrite les villageois : le soir venu, souvent, il hurle, libérant une énergie et une tension qu’il ne parvient pas à contenir. Il est aussi très habile pour imiter les animaux et ses concitoyens, manie qui finit de lui attirer l’inimitié de tous et toutes. « Quelqu’un devrait aller lui dire de ne pas hurler, un homme de son âge. C’est pas possible, qu’un être humain crie comme le dernier des loups. «  (p. 18) C’en est trop, le meunier a hurlé une nuit de trop et perturbé pour la dernière fois le sommeil des honnêtes gens : sa place est à l’asile, à Oulu. Gunnar refuse de se laisser enfermer et, avec l’aide de Sanelma Käyrämö, conseillère horticole, il tente une vie de reclus dans les montagnes.

Ah, l’idiote vindicte populaire contre quiconque refuse de se plier à la norme ! Mais qui fixe cette norme ? Et en quoi la transgresser rend-elle coupable ? « Il savait bien qu’il n’était pas tout à fait normal, et il le reconnaissait. Il l’avait toujours su. Mais au diable si ça concernait les autres. » (p. 73) Avec ce roman, Arto Paasilinna questionne le vrai sens de la folie et le traitement que l’on fait des personnes qui en sont déclarées atteintes. L’enfermement est la seule solution, comme si être fou ou folle était un crime : point de traitement ou de soutien, zou, il faut faire place nette pour les gens sains d’esprit. « Huttunen, au nom de la loi, avait été mis en état d’infériorité, transformé en ermite à qui tout bien matériel était interdit, même la nourriture et jusqu’à l’amour. » (p. 172) L’étroitesse d’esprit et la méchanceté crasse des villageois·es sont insupportables : oui, Huttunen a une araignée au plafond, mais le confiner parce qu’il s’est moqué d’untel ou d’unetelle, c’est de l’orgueil mal placé ! « Il éprouvait une rage impuissante contre les fermiers du canton. Ils étaient devenus ses persécuteurs, ses poursuivants, ses geôliers. » (p. 171) Au lieu de faire profil bas et de rentrer dans le rang, Gunnar Huttunen revendique son droit à la différence, et puisqu’on ne veut plus de lui, il ne veut plus des autres. Plutôt vivre seul qu’entouré de pisse-froid procéduriers ! « Il n’était plus qu’un meunier sans moulin, un homme sans logis. Les humains l’avaient exclu et il s’était exclu de leur société. » (p. 137) La fin de ce conte sylvestre flirte avec un réalisme magique qui fait mes délices !

Du même auteur, je vous recommande évidemment Le lièvre de Vatanen.

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Brindille

Bande dessinée de Frédéric Brrémaud et Federico Bertolucci.

Tome 1 : Les chasseurs d’ombres

Tout commence par un incendie dont s’extirpe une blonde et frêle créature. Recueillie par une communauté de petits êtres dans la forêt, cette sylphide dont s’échappent des étincelles cherche sa mémoire : qui est-elle et d’où vient-elle ? « Tu brilles comme une étoile, et tu es frêle comme… une brindille. » Hélas, la désormais dénommée Brindille comprend vite qu’elle représente un danger pour le village, car les chasseurs d’ombres sont après elle. Accompagnée d’un loup qui la protège, elle doit effectuer un long périple pour lever le mystère de son identité et comprendre pourquoi la horde la poursuit. « Découvre qui tu es… et tu seras sauvée ! »

Ce premier tome offre des doubles pages fascinantes, aux couleurs sombres et dont l’atmosphère sylvestre et magique compose un bel univers de fantasy. De torrents de lave en terres désolées, Brindille entame un voyage périlleux.

Tome 2 : Vers la lumière

En sautant dans l’eau, Brindille a échappé de peu à la horde et aux légions de créatures monstrueuses qui sont à ses trousses. Elle ne sait toujours pas qui elle est, d’où lui viennent les images d’un chevalier en armes, ni pourquoi elle est pourchassée. « Si les chasseurs d’ombres te prennent, il n’y aura pire sort que le tien ! » Toujours aidée du loup et d’autres créatures qui lui prêtent main-forte, elle s’entraîne pour le combat inévitable qu’elle devra mener. Avec son armure et son épée, Brindille est-elle vraiment de taille à affronter ses ennemis ?

Le deuxième tome de ce conte noir dépeint une longue rédemption avant la libération. L’histoire reste très belle, mais la fin m’a semblé un peu abrupte après l’enchaînement cinématique de quêtes et de rencontres qui a conduit au boss final. J’ai toutefois passé un bon moment avec ce diptyque de fantasy.

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Les féministes t’encouragent à quitter ton mari, tuer tes enfants, pratiquer la sorcellerie, détruire le capitalisme et devenir trans-pédé-gouine

Ouvrage d’Alex Tamécylia.

Essai, poème en prose, manifeste, démonstration… Ne cherchez pas à mettre une étiquette sur ce texte : les étiquettes, c’est bon pour les hommes cis blancs hétéronormés quinquagénaires. Dans sa préface, Chloé Delaume salue le style de l’autrice : « Une tendresse radicale, une ironie jouissive ; le goût du vitriol et de la lucidité. » (p. 7) De la radicalité (même étymologie que « racine »), il en faut face à un monde qui voudrait couper les ailes des femmes et plus largement de la communauté queer. De la jouissance, on en prend sans demander la permission aux pisse-froid, juste à celleux qui partagent nos lits/canapés/tables/murs. Du vitriol, c’est indispensable pour dissoudre les idées rances et les préjugés aigres qui dénient toute liberté à celleux qui n’entrent pas dans le rang. De la lucidité, il nous en faut des tonnes pour rallumer les Lumières, avec des couleurs néon, s’il vous plaît.

Dans son texte, Alex Tamécylia pratique une ponctuation erratique et lacunaire : c’est comme un souffle qui s’emballe, se suspend, vient à manquer, puis se précipite à nouveau dans les poumons pour redonner la force de gueuler à pleine voix. « Pourquoi parler / en creux la question c’est pourquoi tu ne continues pas de te taire / pourquoi il faut te justifier d’être victime sans arrêt de la maison à la maison d’arrêt » (p. 11) Entre citations d’auteur·ices et statistiques, l’autrice dénonce toutes les exploitations et toutes les oppressions : l’hétérosexualité, le mariage, le patriarcat, la maternité, le salariat, complétez-dans-les-pointillés. « Les mœurs finiront par entrer, à grands coups de point médian. » (p. 29) L’ouvrage est salutairement virulent parce que la colère est un moteur et non, on ne va pas parler moins fort. Si nos cris vous gênent, c’est parce que vos oreilles se sont ramollies dans notre silence.

Ce livre au titre volontairement imprononçable sans une longue inspiration est un gros boost d’énergie militante ! « On appelle ça sororité – si t’es queer ça se prononce adelphité » (p. 19) À mettre entre toutes les mains, surtout celles qui n’en veulent pas.

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Potins #105

Agota Kristof est une autrice hongroise née en 1935 et décédée en 2011.

POTIN – Elle a écrit une grande partie de son œuvre en français, qui est sa langue d’adoption, et non pas en hongrois.

Lisez : La trilogie des jumeaux, C’est égal.

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Rebecca

Roman de Daphne du Maurier.

La narratrice est la nouvelle épouse de Maximilien de Winter. La jeune femme est orpheline, totalement ignorante des usages du monde : malmenée par la femme dont elle était la dame de compagnie, elle est tombée amoureuse du mystérieux veuf, en villégiature à Monte-Carlo. Passé la lune de miel, c’est le retour en Angleterre, à Manderley, la demeure qui fait la renommée de Max de Winter. « Les gens du cru considèrent Manderley comme un parc d’attractions qui doit s’employer à les distraire. » (p. 328) Entre ces murs, la présence de Rebecca, la première épouse, est omniprésente et étouffante, et la gouvernante, Mme Danvers, fait tout pour entretenir le souvenir et n’accorder aucune place à la nouvelle Mme de Winter. Qui était-elle, cette Rebecca si fascinante, adorée de tous et toutes, élégante et inoubliable ? Et comment la nouvelle épouse pourrait-elle supplanter cet éclatant souvenir dans le cœur de Maxim ? « Le fait que je l’aimais d’un amour maladif, douloureux et éperdu, comme un enfant ou un chien, ne comptait pas. Ce n’était pas le genre d’amour qu’il lui fallait. » (p. 391)

Je voulais relire depuis longtemps ce roman qui m’avait fortement impressionnée quand j’étais toute jeune adolescente. À nouveau, j’ai identifié les liens très forts de ce texte avec Jane Eyre de Charlotte Brontë. Mais cette fois, j’ai surtout souligné les différences. Premier point majeur, la narratrice n’a pas de prénom, alors que Charlotte Brontë prend pour titre l’identité de son personnage. Ici, la narratrice n’est que Mme de Winter : l’identification s’arrête là et participe du caractère falot du personnage. Face à Rebecca, prénom qui est tout autant une personnalité, impossible de faire le poids. Max de Winter se montre un peu moins brute et odieux que Rochester, mais il reste un homme dans ce qu’il peut être de plus haïssable : il veut une femme-objet, une petite chose inoffensive. « Un mari n’est pas si différent d’un père, en fin de compte. Il y a un certain type de savoir que je préfère que tu ne possèdes pas. » (p. 339) Charmant, n’est-ce pas ? Dans le roman de Charlotte Brontë, Jane Eyre est une jeune femme pauvre, mais au tempérament solide et affirmé, pas une nigaude énamourée qui tremble à chaque pas et se laisse malmener en silence. Mais je suis certaine que vous reprendrez bien un peu de paternalisme et d’infantilisation… « Petite sotte, je vous demande de m’épouser. […] Vous êtes presque aussi ignorante que Mme Van Hopper, et tout aussi dénuée d’intelligence. Que savez-vous de Manderley ? C’est à moi de juger si vous serez à votre place ou non. » (p. 93) Quelle femme ne rêve pas d’être traitée d’idiote pendant sa demande en mariage ?

Bref, j’arrête là ma sommaire comparaison des deux œuvres : j’ai sans aucun doute possible préféré celle de Charlotte Brontë, mais la réécriture/interprétation sous forme de roman policier proposée par Daphne du Maurier ne manque pas d’intérêt. Le roman souligne cruellement les ravages de l’absence de communication, mais bon, hein, un homme qui se confie, c’est aussi fréquent qu’un président qui tient ses promesses… Ce que je retiens surtout de Rebecca, c’est l’importance d’une maison dans la construction d’une identité : Manderley, c’est l’incarnation de la première épouse, son plus beau joyau, sa grande réussite, son terrain de jeu. Rebecca disparue, comment Manderley pourrait subsister pour les vivants ? « La maison était un sépulcre : nos peurs et nos souffrances étaient enfouies parmi les ruines. Il n’y avait pas de résurrection. » (p. 11) Les dernières lignes sont saisissantes et closent un terrible été pour tous les protagonistes.

Je ne regrette pas d’avoir relu Rebecca, mais il est certain que je relirai plutôt Jane Eyre.

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Les quatre saisons du chat

Album illustré de Kwong Kuen Shan.

Avec ses aquarelles, l’artiste illustre des aphorismes, des proverbes et des extraits de textes chinois. Inspirée par ses chats, la peintre suit le rythme des saisons et explore la voie du Tao. « Il s’agit de la direction à emprunter pour effectuer un voyage – du début à la fin. Il se réfère à la façon dont nous cherchons la vérité en nous conduisant de manière honnête et honorable. » (p. 7) Les chats, justement, sont à ses yeux la meilleure incarnation du Tao. « Les chats savent ce qui est important : la nourriture et un abri. […] Ils vivent uniquement dans l’instant présent, élevant le principe du ‘sans bagage’ à une forme d’art. » (p. 7) Quiconque fréquente ces petits félins d’intérieur sait que cela est la stricte vérité.

Dans ce livre illustré, les matous sont joliment rondouillards, éminemment familiers, placides et heureux d’eux-mêmes, entre une sieste et une chasse. Les aquarelles sont vivement colorées et s’alignent sur les saisons, avec des fleurs et une faune légère qui passe comme un souffle. On reconnaît parfois un monument ou une ville que l’artiste a visitée, mais les chats restent au premier plan. Outre le sceau signature de la peintre, d’autres sceaux sont apposés sur les pages : « Les caractères indiquent l’humeur, le sentiment, l’inspiration ou la philosophie de l’artiste. » (p. 93) Je retiens un aphorisme très juste et doux, une invitation à la prudence et au lâcher-prise. « Dans la vie, quoi que vous ramassiez, / Assurez-vous de pouvoir aussi le poser. »

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