Usagi Yojimbo – 33

Bande dessinée de Stan Sakai.

Deux samouraïs du clan Ogawa sont assassinés en pleine nuit : l’objet qu’ils transportaient a disparu et suscite des convoitises aux motivations différentes. Miyamoto Usagi aide les inspecteurs Ishida et Nii dans leur enquête. Rapidement, ils comprennent que l’affaire pourrait être un scandale politique. « Il y a un décret du shogunat pour débusquer les kirishitan. […] C’est une religion étrangère introduite par les bateaux à voiles noires. On raconte qu’elle s’éloigne de nos propres croyances, comme la divinité de notre empereur. Ils placent la loyauté envers leur dieu unique au-dessus de la loyauté envers le shogun ! » (p. 26) Quel est donc l’objet que des chrétiens tentent de récupérer et que les représentants du shogunat veulent détruire ? Ce qui est certain, c’est qu’une fois encore, le ronin aux longues oreilles prête ses lames aux justes causes. Aidés du voleur Nezumi, brigand au comportement noble, Ishida et Usagi espèrent protéger ceux qui le méritent. « Je refuse de persécuter quelqu’un sous prétexte que ses croyances ne sont pas les miennes. » (p. 98)

Dans cet album, aucune trace de folklore japonais : nous sommes les deux pieds dans la réalité historique, face aux persécutions subies par les chrétiens au Japon. Mais qu’importe la religion qui est mise à mal, ce qu’il faut retenir, c’est que le pouvoir en place tremble toujours quand des minorités osent exprimer une pensée divergente, et qu’au lieu d’accueillir la différence, les puissants répliquent par l’intolérance. Les dernières pages du 33e album des aventures du beau lapin samouraï m’ont profondément émue et j’ai hâte de lire la suite. « Une personne peut être jugée pour ses croyances, mais elle ne doit être arrêtée que pour ses actions. » (p. 136)

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Le jour des corneilles

Roman de Jean-François Beauchemin.

Un père et son fils vivent en ermites dans une cabane, quelque part dans une forêt. Le premier est souvent pris d’atroces crises de folie dans lesquelles il entraîne le second, totalement plié à sa volonté cruelle et irrationnelle. L’enfant voit les défunt·es qui arpentent le monde et, comme son père, ne s’approche pas du village. Mais la réclusion forestière pèse au garçon. « Souventes fois, nous nous concevons reclus entre nous-mêmes comme en accoutre étanche. Puis, un jour, le commerce aimable des autres nous pénètre et abolit cette solitude de captif. » (p. 41) Orphelin de mère, le fils cherche inlassablement ce qu’est le sentiment d’attachement, comment le reconnaître et si son père l’éprouve pour lui.

En quelle époque et en quel lieu se déroule cette histoire, nous ne le savons pas vraiment, les indices étant maigres pour se situer : ils sont suffisants pour que ce qui nous est raconté passe de la fantaisie au réel, mais si élusifs que la fantaisie reprend le dessus. Le fils se raconte lors de son procès. De quel crime immonde est-il accusé et comment l’explique-t-il ? Tout se dévoile à mesure du récit de l’accusé, dans une langue unique, très proche de la nôtre, mais avec un lexique différent qui illustre la pensée simple, l’enfance rude, la trivialité des choses communes et l’émerveillement de l’acte de parler. « Je pressentis que parole donne vie à toutes choses en les baptisant d’un nom. » (p. 42) Cette langue parfois alambiquée et artificielle a un avantage certain pour le·a lecteur·rice, c’est de mettre de la distance par rapport aux choses terribles qui sont racontées : notre compréhension étant happée par les mots, elle l’est moins par les descriptions. C’est tout à fait salutaire tant ce roman est noir : sous des dehors de réalisme magique, le texte parle avant tout, avec émotion et talent, de la pire des conditions humaines, la solitude.

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Les fausses fenêtres

Roman de Michel Tournier.

Quatrième de couverture – Nicolas vit au château de Montmort, au milieu des fantômes de ses ancêtres. Il partage son temps entre la bibliothèque et le grand parc, orné d’une statue de faune. Il vient d’avoir treize ans quand s’installe au château un étrange ami du père, Porphyre, l’initiateur philosophe, accompagné de deux anges, Gémeau et Gémelle. Nicolas comprend qu’une métamorphose irréversible est en cours, qui marque la fin de l’enfance.

Si je m’en tiens au résumé du livre, c’est parce qu’il est impossible de résumer ce texte. Dans ce premier roman inachevé, publié à titre posthume par Gallimard, Michel Tournier a semé tout ce qu’il cultivât dans son œuvre littéraire : la gémellité, la solitude, la monstruosité, les amours sublimes, l’hermaphrodisme, l’érudition, etc. Il me semble que ce texte est surtout intéressant si l’on a lu les autres romans de l’auteur, sinon c’est juste un récit incomplet. Mais mis en perspective d’une œuvre complète, Les fausses fenêtres constitue un terreau imaginaire déjà fertile dans lequel Michel Tournier a creusé des sillons profonds et féconds. Je l’ai lu avec plaisir, entendant les échos futurs des textes à venir sous la plume de l’auteur. Et j’ai appris avec excitation qu’un autre roman de Michel Tournier reste inédit… Affaire à suivre, j’espère !

Je vous laisse avec quelques extraits à méditer.

« Il laissa à toutes les questions dont il était l’unique réponse le temps de se former en moi. » (p. 29)

« J’aimais Gémelle, je me détestais. Je voulais être pur comme elle. » (p. 60)

« Je voulais savoir, mais je pressentais encore trop peu ce que j’ignorais pour pouvoir interroger. » (p. 67)

« De telle sorte que les véritables parties sexuelles de l’homme ce sont les femmes, organes certes trop encombrants pour un port permanent et donc déposés puis, au besoin, repris. » (p. 145)

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De grandes dents – Enquête sur un petit malentendu

Essai de Lucile Novat.

« Je crois que ce que nous enseigne Le petit chaperon rouge, c’est que le danger n’est pas dans la forêt, mais bien plutôt dans le foyer. Qu’il n’y a pas tant à se méfier des loups inconnus que des loups familiaux. Qu’on risque moins quand on part à travers bois que lorsqu’on glisse dans le lit d’un membre de sa famille. » (p. 15) Voilà qui me semble évident et qui mérite d’être dit et répété. Oui, les contes de fées sont des récits métaphoriques : encore faut-il chercher quelle est la métaphore. Ici, l’autrice parle de pédophilie, d’inceste et de tabou. Oui, programme chargé, je sais, mais se taire ou fermer les yeux, ça ne fait pas disparaître le problème, ça l’absout, et pas de ça chez moi ! Lucile Novat explore les contes de fées, dont le fameux qui envoie une belle enfant se promener dans les bois avec une jolie coiffe rouge, mais aussi diverses affaires fortement médiatisées. En notes de bas de page, elle raconte son enfance, son rapport au danger et la découverte progressive de l’histoire de sa propre mère.

Qui sont les monstres ? Où sont les ogres qui dévorent les innocent·es ? Une fois encore, il faut rappeler que les fauves aux babines sanglantes, les pervers dissimulés dans les parkings souterrains et les brutes qui enlèvent leur victime dans des camionnettes ne sont pas la majorité des coupables : la menace se tapit – ou plutôt s’épanouit dans le confort du foyer familial. Oui, les violences intrafamiliales ont un caractère systémique. Non, on ne va pas arrêter de le répéter, pas tant que l’omerta continuera de peser et que la parole des victimes – quand elle n’est pas étouffée –, sera minimisée. En évoquant les contes de la culture populaire, Disney ou encore Twin Peaks, en citant les terribles affaires Dutroux, Outreau ou encore Kampusch, Lucile Novat mène une démonstration limpide. Son ton enlevé, direct et ironique, parfois familier et sainement furieux est de très bon aloi : il faut interpeler le lectorat, le secouer de son confort tiède et lui remettre les points sur les i. « Un conte ne peut pas se résumer à la morale qu’il affiche. Ces quelques phrases bien ciselées […] doivent être lues avec attention, mais aussi avec méfiance. » (p. 91)

Après cet essai simple, clair et brillant, Lucile Novat propose un texte littéraro-ludique, Barbie-Bleue, un conte dont vous êtes le Perrault. À vous de décider si notre jeune héroïne se soumet à un mariage arrangé/forcé ou si elle cherche à échapper à son destin formaté. Vos choix vous entraînent d’une péripétie à une autre, toutes inspirées des contes de Perrault et des frères Grimm. « Que faites-vous là ? Tricheuse. Cette page n’existe aucune des combinaisons qui vous étaient proposées. Vous avez désobéi. C’est bien. » (p. 134) Le caractère interactif de l’ebook est absolument parfait pour ce genre de récits ludiques.

L’ouvrage de Lucile Novat est un incontournable. Il faut parler de l’inceste, il faut croire les victimes et il faut agir pour protéger les enfants. Il y a urgence, bien plus que restaurer un ersatz de service militaire pour mater la jeunesse, Macronie de merde !

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Moody Rouge

Bande dessinée d’Ariane Astier.

Adopté à 6 ans, Ben n’a pas tout à fait oublié son père et sa sœur. Tourmenté par des cauchemars épouvantables et impatient de s’éloigner de sa mère adoptive, il part en Allemagne sur les traces de sa famille biologique. Une piste se dessine quand il découvre un peintre reclus dont l’œuvre singulière commence à gagner en popularité. Aidé par Adrian, adolescent qui porte de lourdes blessures, Ben s’aventure dans des territoires sombres et dangereux, où réalité et fantasme se mêlent. « J’ai le sentiment que tu es le lien qui me manquait entre cette ville et ses secrets. » Dans la ville qui se vide, Ben traque les souvenirs et fait ressurgir le passé pervers niché au creux des montagnes.

Bon, disons-le clairement, je suis passée à côté de cette œuvre. Le mélange des genres, entre comics et manga, est intéressant et les quelques pages en couleur sont superbes, mais globalement cette histoire m’a perdue : perdue dans sa temporalité, perdue dans sa conclusion, perdue dans ses intentions et son message. C’est sans doute pensé pour en être ainsi : le·a lecteur·ice parcourt avec les protagonistes le labyrinthe de la mémoire et du traumatisme. « Je voudrais être l’homme que mes parents voulaient voir grandir, l’homme dont ma sœur avait besoin avant qu’il ne soit trop tard. » Adrian et Ben sont deux êtres que la vie n’a pas épargnés, qu’elle soit de l’ordre du sordide fait divers ou du paranormal monstrueux. Mais voilà, trop c’est trop : l’arc d’Adrian ne s’achève pas et celui de Ben me semble finalement bien confus. Dernier gros bémol : les personnages féminins ne sont pas à la fête ! Entre la mère adoptive méprisée et la sœur sursexualisée, ce n’est pas dans cette œuvre que vous trouverez des représentations féminines fortes et empouvoirantes

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Demoiselle Lapine et le grand méchant Léopard – 3

Tome 1Tome 2

Webtoon de Sadam, Mogin et Yasik.

Ash a protégé Vivi pendant l’attaque du carrosse du clan des léopards. Réfugiées dans une grange, la première se sent mourir et la seconde s’est à nouveau transformée en humaine. Le moment est mal choisi, certes, mais la jeune Vivi ne maîtrise toujours pas le processus qui la fait passer de lapine à jeune fille. Cette fois, Ahyn ne s’y trompe pas et il reconnaît dans cette blonde gracile le petit animal qu’il protège/malmène depuis quelque temps. « J’aime que tu sois une lapine. Ce serait embêtant que tu sois humaine. » Dans cette grange isolée, Ash, grièvement blessée, est curieusement soignée par les phéromones si puissantes de Vivi. À se demander qui, de Ahyn ou de la jeune fille, est vraiment l’animal dominant… Vivi comprend peu à peu le fonctionnement de la métamorphose et comment la drogue qui circule dans le royaume l’affecte. Et elle ne peut réprimer son attirance pour l’ambivalent léopard qui la garde prisonnière tout autant qu’il la protège des clans qui veulent la tuer. « Et le voilà encore à me menacer, le sourire aux lèvres… »

Bon, la dynamique « enemies to lovers », c’est vraiment un trope littéraire qui me sort par les narines ! C’est d’une paresse narrative rarement inégalée. OK, il s’agit d’un webtoon : les auteur·ices ne visent pas une qualité extraordinaire, mais tout de même… Heureusement qu’il y a le personnage de Lunn Maniuntz, prince du clan des lions, toujours prompt à agacer Ahyn et lui rabattre le caquet ! Je lirai le dernier tome de cette histoire parce que je suis toujours sous le charme de l’adorable Vivi, sous sa forme de lapine, dodue et blanche.

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Les enfants sont rois

Roman de Delphine de Vigan.

Kimmy Diore a disparu. L’enfant a six ans et tout le monde est mobilisé pour la retrouver. Clara Roussel est la policière chargée de la procédure : elle découvre progressivement que la petite, avec son grand frère, est la star d’une chaîne YouTube à 5 millions d’abonné·es. Au fil de l’enquête, la personnalité de Mélanie, la mère de Kimmy, se dessine : la jeune femme a toujours voulue être connue, à tout prix, quel que soit le média. « Mélanie Claux brandissait son statut de mère comme un étendard. Être une mère parfaite, irréprochable, telle était aujourd’hui sa principale identité. Son meilleur rôle. » (p. 165) Les jours passent, les pistes ne mènent à rien et Kimmy reste introuvable. L’argent gagné par les parents est-il le mobile ? Est-ce la jalousie d’une chaîne concurrente ? Qui en veut à la famille Diore et à l’adorable petite qui en est le visage ?

J’ai plongé dans cette enquête avec avidité. Les sujets sont graves : surmédiatisation des enfants, vide juridique autour du travail de ces derniers sur YouTube, maltraitance involontaire et aveuglement parental, rien de tout cela ne dresse un décor favorable au bon épanouissement de Kimmy et Sammy. L’obsession de la mère pour la célébrité est effarante : elle en oublie toute mesure et tout bon sens, convaincue de faire le meilleur pour les siens. « Mélanie Claux voulait être regardée, suivie, aimée. Sa famille était une œuvre, un accomplissement, et ses enfants une sorte de prolongement d’elle-même. » (p. 179) Aussi touchante qu’insupportable, la jeune femme est sans doute victime du miroir aux alouettes de la télé-réalité, mais elle est le bourreau domestique de ses enfants. La dernière partie du roman m’a moins convaincue que le dénouement de la disparition de Kimmy. La réflexion sur la liberté à l’ère de l’enregistrement-roi et de la caméra omniprésente est intéressante, mais j’aurais préféré que l’autrice développe les motifs de la disparition, qu’on reste plus près de l’enfant. Dans l’ensemble, cette lecture a été agréable : le style de Delphine de Vigan me laisse comme toujours assez froide, mais l’histoire est ici plutôt bien menée.

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Annales du Disque-Monde – 10 : Les Zinzins d’Olive-Oued

Roman de Terry Pratchett.

Un vieil homme meurt, un feu s’éteint, une porte s’entrouvre et une lumière s’élève. Évidemment, ça ne présage rien de bon pour le Disque-Monde. La lumière atteint Ankh-Morpork, creuset de toutes les aventures, et éclaire quelques cerveaux chez les alchimistes. La voilà, la bonne idée, il faut produire des images animées. « C’est comme de la magie […]. Mieux qu’une illusion, une illusion réelle. » (p. 19) Et c’est à Olive-Oued que ça va se faire ! Entraîné plus ou moins malgré lui vers ce monde de lumière, Victor Tugelbend, étudiant de l’Université de l’Invisible, se fait acteur. « Tout le monde venait faire des films. Et tout le monde ignorait pourquoi. » (p. 70) Par la porte entre-ouverte, d’autres choses pointent le bout de leur nez… C’est que ça a l’air pas mal de ce côté de l’univers ! Heureusement, Le bibliothécaire de l’Université de l’Invisible arrive à la rescousse !

Bon. Ce tome-là des Annales du Disque-Monde, il est fort probable que je l’oublie rapidement. Il n’est pas mauvais et il se lit avec plaisir, mais je n’ai pas bien saisi la place de l’histoire dans le grand tout de Terry Pratchett. Oui, j’ai ri devant les tentatives de romantisme entre trolls. Oui, j’ai beaucoup apprécié que les animaux deviennent conscients et prennent la parole. « J’étais un lapin heureux de ma condition de lapin, et vlan, la seconde d’après, voilà que je me mets à penser. C’est un sérieux handicap pour un lapin en quête de bonheur, moi je te le dis. Tout ce qu’on demande, c’est de l’herbe et du sexe. » (p. 94) Oui, j’ai suivi avec intérêt les affaires de Planteur-Je-Me-Tranche-la-Gorge, vendeur de saucisses et producteur. Mais dans l’ensemble, malgré mon plaisir de retrouver Gaspode, petit chien finaud tout à fait adorable, ce dixième tome du Disque-Monde m’a vaguement ennuyée.

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Femmes d’aventures

Recueil de textes d’Aurore Asso, Daphné Buiron, Katell Faria, Mélusine Mallender, Catherine Maunoury, Justine Piquemal Musik et Priscilla Telman.

Qu’elles nagent dans les eaux glaciales du Groenland ou qu’elles passent un an dans une base en Antarctique, qu’elles suivent les combattantes kurdes en Syrie ou qu’elles traversent le Myanmar à moto, qu’elles voltigent dans les airs, qu’elles mènent des convois humanitaires dans des pays en guerre ou qu’elles recueillent des savoirs ancestraux sur la guérison du corps et de l’esprit, ces femmes d’aujourd’hui repoussent sans cesse leurs propres limites. Les frontières, géographiques ou mentales, n’existent pas pour celles qui font du monde leur terrain d’expression, de revendication et d’aventure.

Ces sept récits sont puissants et passionnants. Je voudrais être de ces femmes qui ont le courage de sortir de leur zone de confort et l’audace d’élargir sans cesse leurs horizons. Je vous laisse avec quelques citations qui m’ont marquée.

« Les citadins vivent dans la rationalité d’un monde visible et sécurisé, c’est pourquoi il est difficile de revenir à l’imprévisible de la Nature. » (p. 43)

« Être un homme ou une femme […] ne faisait pas grande différence. Être humain, en ces lieux, était déjà bien assez exceptionnel. La mort était omniprésente. » (p. 76)

« Voler n’est jamais donné mais toujours reçu, appris et même conquis, d’abord sur soi-même. » (p. 192)

« Les interventions des ONG humanitaires ne soutiennent aucun gouvernement, leurs mandats ne se retrouvent dans aucune religion. » (p. 231)

« L’heure des savoirs traditionnels a peut-être sonné, aujourd’hui que les systèmes de développement moderne ont prouvé leur incapacité à préserver l’harmonie entre la nature et les hommes. » (p. 276)

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Potins #106

Sarah Khoury est une autrice et illustratrice italienne née en 1984.

POTIN – Le personnage principal de ses albums, Ciao (Ciacio en italien) est un lapin-ours inspiré de son doudou d’enfance.

Lisez : Ciao dans les bois, Ciao à la campagne, Ciao et la mer, Ciao au pôle Nord, Ciao et la rivière, Je t’aime.

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Le meunier hurlant

Roman d’Arto Paasilinna.

Gunnar Huttunen rachète le moulin de la Bouche et remet en marche les meules et la scierie. Dans les années 50, cela peut être une activité lucrative pour un travailleur courageux, au cœur de la Finlande. Mais Gunnar a une habitude qui irrite les villageois : le soir venu, souvent, il hurle, libérant une énergie et une tension qu’il ne parvient pas à contenir. Il est aussi très habile pour imiter les animaux et ses concitoyens, manie qui finit de lui attirer l’inimitié de tous et toutes. « Quelqu’un devrait aller lui dire de ne pas hurler, un homme de son âge. C’est pas possible, qu’un être humain crie comme le dernier des loups. «  (p. 18) C’en est trop, le meunier a hurlé une nuit de trop et perturbé pour la dernière fois le sommeil des honnêtes gens : sa place est à l’asile, à Oulu. Gunnar refuse de se laisser enfermer et, avec l’aide de Sanelma Käyrämö, conseillère horticole, il tente une vie de reclus dans les montagnes.

Ah, l’idiote vindicte populaire contre quiconque refuse de se plier à la norme ! Mais qui fixe cette norme ? Et en quoi la transgresser rend-elle coupable ? « Il savait bien qu’il n’était pas tout à fait normal, et il le reconnaissait. Il l’avait toujours su. Mais au diable si ça concernait les autres. » (p. 73) Avec ce roman, Arto Paasilinna questionne le vrai sens de la folie et le traitement que l’on fait des personnes qui en sont déclarées atteintes. L’enfermement est la seule solution, comme si être fou ou folle était un crime : point de traitement ou de soutien, zou, il faut faire place nette pour les gens sains d’esprit. « Huttunen, au nom de la loi, avait été mis en état d’infériorité, transformé en ermite à qui tout bien matériel était interdit, même la nourriture et jusqu’à l’amour. » (p. 172) L’étroitesse d’esprit et la méchanceté crasse des villageois·es sont insupportables : oui, Huttunen a une araignée au plafond, mais le confiner parce qu’il s’est moqué d’untel ou d’unetelle, c’est de l’orgueil mal placé ! « Il éprouvait une rage impuissante contre les fermiers du canton. Ils étaient devenus ses persécuteurs, ses poursuivants, ses geôliers. » (p. 171) Au lieu de faire profil bas et de rentrer dans le rang, Gunnar Huttunen revendique son droit à la différence, et puisqu’on ne veut plus de lui, il ne veut plus des autres. Plutôt vivre seul qu’entouré de pisse-froid procéduriers ! « Il n’était plus qu’un meunier sans moulin, un homme sans logis. Les humains l’avaient exclu et il s’était exclu de leur société. » (p. 137) La fin de ce conte sylvestre flirte avec un réalisme magique qui fait mes délices !

Du même auteur, je vous recommande évidemment Le lièvre de Vatanen.

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Brindille

Bande dessinée de Frédéric Brrémaud et Federico Bertolucci.

Tome 1 : Les chasseurs d’ombres

Tout commence par un incendie dont s’extirpe une blonde et frêle créature. Recueillie par une communauté de petits êtres dans la forêt, cette sylphide dont s’échappent des étincelles cherche sa mémoire : qui est-elle et d’où vient-elle ? « Tu brilles comme une étoile, et tu es frêle comme… une brindille. » Hélas, la désormais dénommée Brindille comprend vite qu’elle représente un danger pour le village, car les chasseurs d’ombres sont après elle. Accompagnée d’un loup qui la protège, elle doit effectuer un long périple pour lever le mystère de son identité et comprendre pourquoi la horde la poursuit. « Découvre qui tu es… et tu seras sauvée ! »

Ce premier tome offre des doubles pages fascinantes, aux couleurs sombres et dont l’atmosphère sylvestre et magique compose un bel univers de fantasy. De torrents de lave en terres désolées, Brindille entame un voyage périlleux.

Tome 2 : Vers la lumière

En sautant dans l’eau, Brindille a échappé de peu à la horde et aux légions de créatures monstrueuses qui sont à ses trousses. Elle ne sait toujours pas qui elle est, d’où lui viennent les images d’un chevalier en armes, ni pourquoi elle est pourchassée. « Si les chasseurs d’ombres te prennent, il n’y aura pire sort que le tien ! » Toujours aidée du loup et d’autres créatures qui lui prêtent main-forte, elle s’entraîne pour le combat inévitable qu’elle devra mener. Avec son armure et son épée, Brindille est-elle vraiment de taille à affronter ses ennemis ?

Le deuxième tome de ce conte noir dépeint une longue rédemption avant la libération. L’histoire reste très belle, mais la fin m’a semblé un peu abrupte après l’enchaînement cinématique de quêtes et de rencontres qui a conduit au boss final. J’ai toutefois passé un bon moment avec ce diptyque de fantasy.

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Les féministes t’encouragent à quitter ton mari, tuer tes enfants, pratiquer la sorcellerie, détruire le capitalisme et devenir trans-pédé-gouine

Ouvrage d’Alex Tamécylia.

Essai, poème en prose, manifeste, démonstration… Ne cherchez pas à mettre une étiquette sur ce texte : les étiquettes, c’est bon pour les hommes cis blancs hétéronormés quinquagénaires. Dans sa préface, Chloé Delaume salue le style de l’autrice : « Une tendresse radicale, une ironie jouissive ; le goût du vitriol et de la lucidité. » (p. 7) De la radicalité (même étymologie que « racine »), il en faut face à un monde qui voudrait couper les ailes des femmes et plus largement de la communauté queer. De la jouissance, on en prend sans demander la permission aux pisse-froid, juste à celleux qui partagent nos lits/canapés/tables/murs. Du vitriol, c’est indispensable pour dissoudre les idées rances et les préjugés aigres qui dénient toute liberté à celleux qui n’entrent pas dans le rang. De la lucidité, il nous en faut des tonnes pour rallumer les Lumières, avec des couleurs néon, s’il vous plaît.

Dans son texte, Alex Tamécylia pratique une ponctuation erratique et lacunaire : c’est comme un souffle qui s’emballe, se suspend, vient à manquer, puis se précipite à nouveau dans les poumons pour redonner la force de gueuler à pleine voix. « Pourquoi parler / en creux la question c’est pourquoi tu ne continues pas de te taire / pourquoi il faut te justifier d’être victime sans arrêt de la maison à la maison d’arrêt » (p. 11) Entre citations d’auteur·ices et statistiques, l’autrice dénonce toutes les exploitations et toutes les oppressions : l’hétérosexualité, le mariage, le patriarcat, la maternité, le salariat, complétez-dans-les-pointillés. « Les mœurs finiront par entrer, à grands coups de point médian. » (p. 29) L’ouvrage est salutairement virulent parce que la colère est un moteur et non, on ne va pas parler moins fort. Si nos cris vous gênent, c’est parce que vos oreilles se sont ramollies dans notre silence.

Ce livre au titre volontairement imprononçable sans une longue inspiration est un gros boost d’énergie militante ! « On appelle ça sororité – si t’es queer ça se prononce adelphité » (p. 19) À mettre entre toutes les mains, surtout celles qui n’en veulent pas.

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Potins #105

Agota Kristof est une autrice hongroise née en 1935 et décédée en 2011.

POTIN – Elle a écrit une grande partie de son œuvre en français, qui est sa langue d’adoption, et non pas en hongrois.

Lisez : La trilogie des jumeaux, C’est égal.

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Rebecca

Roman de Daphne du Maurier.

La narratrice est la nouvelle épouse de Maximilien de Winter. La jeune femme est orpheline, totalement ignorante des usages du monde : malmenée par la femme dont elle était la dame de compagnie, elle est tombée amoureuse du mystérieux veuf, en villégiature à Monte-Carlo. Passé la lune de miel, c’est le retour en Angleterre, à Manderley, la demeure qui fait la renommée de Max de Winter. « Les gens du cru considèrent Manderley comme un parc d’attractions qui doit s’employer à les distraire. » (p. 328) Entre ces murs, la présence de Rebecca, la première épouse, est omniprésente et étouffante, et la gouvernante, Mme Danvers, fait tout pour entretenir le souvenir et n’accorder aucune place à la nouvelle Mme de Winter. Qui était-elle, cette Rebecca si fascinante, adorée de tous et toutes, élégante et inoubliable ? Et comment la nouvelle épouse pourrait-elle supplanter cet éclatant souvenir dans le cœur de Maxim ? « Le fait que je l’aimais d’un amour maladif, douloureux et éperdu, comme un enfant ou un chien, ne comptait pas. Ce n’était pas le genre d’amour qu’il lui fallait. » (p. 391)

Je voulais relire depuis longtemps ce roman qui m’avait fortement impressionnée quand j’étais toute jeune adolescente. À nouveau, j’ai identifié les liens très forts de ce texte avec Jane Eyre de Charlotte Brontë. Mais cette fois, j’ai surtout souligné les différences. Premier point majeur, la narratrice n’a pas de prénom, alors que Charlotte Brontë prend pour titre l’identité de son personnage. Ici, la narratrice n’est que Mme de Winter : l’identification s’arrête là et participe du caractère falot du personnage. Face à Rebecca, prénom qui est tout autant une personnalité, impossible de faire le poids. Max de Winter se montre un peu moins brute et odieux que Rochester, mais il reste un homme dans ce qu’il peut être de plus haïssable : il veut une femme-objet, une petite chose inoffensive. « Un mari n’est pas si différent d’un père, en fin de compte. Il y a un certain type de savoir que je préfère que tu ne possèdes pas. » (p. 339) Charmant, n’est-ce pas ? Dans le roman de Charlotte Brontë, Jane Eyre est une jeune femme pauvre, mais au tempérament solide et affirmé, pas une nigaude énamourée qui tremble à chaque pas et se laisse malmener en silence. Mais je suis certaine que vous reprendrez bien un peu de paternalisme et d’infantilisation… « Petite sotte, je vous demande de m’épouser. […] Vous êtes presque aussi ignorante que Mme Van Hopper, et tout aussi dénuée d’intelligence. Que savez-vous de Manderley ? C’est à moi de juger si vous serez à votre place ou non. » (p. 93) Quelle femme ne rêve pas d’être traitée d’idiote pendant sa demande en mariage ?

Bref, j’arrête là ma sommaire comparaison des deux œuvres : j’ai sans aucun doute possible préféré celle de Charlotte Brontë, mais la réécriture/interprétation sous forme de roman policier proposée par Daphne du Maurier ne manque pas d’intérêt. Le roman souligne cruellement les ravages de l’absence de communication, mais bon, hein, un homme qui se confie, c’est aussi fréquent qu’un président qui tient ses promesses… Ce que je retiens surtout de Rebecca, c’est l’importance d’une maison dans la construction d’une identité : Manderley, c’est l’incarnation de la première épouse, son plus beau joyau, sa grande réussite, son terrain de jeu. Rebecca disparue, comment Manderley pourrait subsister pour les vivants ? « La maison était un sépulcre : nos peurs et nos souffrances étaient enfouies parmi les ruines. Il n’y avait pas de résurrection. » (p. 11) Les dernières lignes sont saisissantes et closent un terrible été pour tous les protagonistes.

Je ne regrette pas d’avoir relu Rebecca, mais il est certain que je relirai plutôt Jane Eyre.

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Les quatre saisons du chat

Album illustré de Kwong Kuen Shan.

Avec ses aquarelles, l’artiste illustre des aphorismes, des proverbes et des extraits de textes chinois. Inspirée par ses chats, la peintre suit le rythme des saisons et explore la voie du Tao. « Il s’agit de la direction à emprunter pour effectuer un voyage – du début à la fin. Il se réfère à la façon dont nous cherchons la vérité en nous conduisant de manière honnête et honorable. » (p. 7) Les chats, justement, sont à ses yeux la meilleure incarnation du Tao. « Les chats savent ce qui est important : la nourriture et un abri. […] Ils vivent uniquement dans l’instant présent, élevant le principe du ‘sans bagage’ à une forme d’art. » (p. 7) Quiconque fréquente ces petits félins d’intérieur sait que cela est la stricte vérité.

Dans ce livre illustré, les matous sont joliment rondouillards, éminemment familiers, placides et heureux d’eux-mêmes, entre une sieste et une chasse. Les aquarelles sont vivement colorées et s’alignent sur les saisons, avec des fleurs et une faune légère qui passe comme un souffle. On reconnaît parfois un monument ou une ville que l’artiste a visitée, mais les chats restent au premier plan. Outre le sceau signature de la peintre, d’autres sceaux sont apposés sur les pages : « Les caractères indiquent l’humeur, le sentiment, l’inspiration ou la philosophie de l’artiste. » (p. 93) Je retiens un aphorisme très juste et doux, une invitation à la prudence et au lâcher-prise. « Dans la vie, quoi que vous ramassiez, / Assurez-vous de pouvoir aussi le poser. »

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C’est égal

Recueil de nouvelles d’Agota Kristof.

Dans ce livre, vous trouverez :

  • Un bête accident domestique ;
  • Un homme et son chien ;
  • Un puma et un enfant ;
  • Un espoir dérisoire ;
  • Une vie de travail et de douleur ;
  • Un festin tragique ;
  • De la dévotion envers l’autorité ;
  • Une page blanche interminable ;
  • Une colère d’enfant ;
  • Un homme et sa maison ;
  • Un terrible amour fraternel ;
  • Des discussions vaines ;
  • Une boîte aux lettres trop vide ou trop pleine ;
  • Un faux numéro ;
  • Une herbe moins verte dans le pré d’à côté ;
  • Les rues d’une ville aimée ;
  • La vie, inéluctable ;
  • Un cambrioleur inexorable ;
  • L’aveuglement d’une mère ;
  • Un époux parfait-ement odieux ;
  • Une vengeance insensée ;
  • Le souvenir d’une ville ;
  • Une existence faite d’échecs ;
  • Une solitude effarante ;
  • Un enterrement et des souvenirs.

Non, ce n’est pas la joie qui déborde de ces nouvelles, car la vie ne fait pas de cadeaux. « Tu croyais qu’il suffisait de garder les yeux ouverts pour que la mort ne puisse pas t’atteindre. » (p. 24) Les personnages sont habités d’une folie plus ou moins profonde et restent tous englués dans une solitude inévitable face au temps qui passe. Les histoires sont des cauchemars éveillés, entre surréalisme et réalisme magique, tristement drôles, ironiques et cruelles. « Comment devenir riche de rien, quand on vient d’ailleurs, de nulle part, et sans désir de devenir riche ? » (p. 15)

D’Agota Kristof, j’ai déjà lu et relu La trilogie des jumeau: il faut d’ailleurs que j’en dégote un exemplaire pour replonger dans cette histoire fascinante. Avec ce court recueil de nouvelles, je retrouve le sens de la chute et du retournement qui m’a tant marquée dans le roman. Je n’ai pas fini d’explorer l’œuvre de cette autrice hongroise qui écrit en français depuis qu’elle s’est installée en France.

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Potins #104

Les éditions du Panseur ont été créées en 2019.

POTIN – La maison d’édition privilégie la diffusion des titres de son catalogue dans le cadre de relations nourries avec les librairies et se déclare fermement anti-Amazon, ce que je ne peux que partager.

Je suis friande de cette maison dont les livres sont de très belle facture et offrent des expériences de lecture inoubliables.

Lisez : Le panseur de mots, Les échassiers, Terres promises, L’âge du capitaine, On dira que c’était un accident.

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Faudrait peut-être recadrer – Petites pensées féministes dans un monde plutôt genré

Ouvrage de L’Indéprimeuse.

Les sœurs Felicia et Davina Sammarcelli frappent encore un grand coup dans les coquilles du patriarcat avec ce recueil d’hilarants aphorismes et de réjouissants jeux de mots. La typographie et la mise en page sont au service d’un humour engagé, férocement poil à gratter ! Les autrices/illustratrices détournent des œuvres mondialement connues, comme l’incontournable vague de Hokusai. « Si la société était matriarcale, les mois seraient de 28 jours. » Elles parlent de relations amoureuses, de littérature et de lecture, des menstruations, de l’oppression masculine, de la libération féministe, des petites choses du quotidien et de bien d’autres choses. Je suis en amour complet devant la déclaration universelle des droits de la ponctuation, moi qui ai si souvent à corriger des signes mal placés dans mon quotidien professionnel. « Je veux qu’on m’aime / comme on aime une virgule : à sa juste valeur, sans abus, au bon endroit et au bon moment. »

Comme avec son précédent ouvrage, T’as pas l’impression de prendre toute la couverture, le duo nous offre des barres de rire et d’énergie. Souvent, quand j’ai un coup de moins de bien, je feuillette ces ouvrages et ça me requinque parce que j’y trouve des évidences qui font du bien. « Quand on met des années à se fabriquer une zone de confort, ce n’est pas pour que le premier abruti nous dise d’en sortir. » Je vous laisse avec deux extraits délicieux de ce petit ouvrage à consommer sans modération et à partager avec vos adelphes !

« Tu es drôle ! / Merci, c’est grâce à des traumas liés à mon enfance qui ont conduit à la mise en place d’un mécanisme de défense, se manifestant par une carapace d’invincibilité, développée à travers l’utilisation de l’humour. » (Je vais la retenir, cette réponse…)

« La lecture et les livres, c’est comme l’amour. Ce n’est ni le nombre d’heures qu’on y passe ni la taille qui comptent. Et ce n’est pas forcément mieux dans un lit avant de s’endormir. »

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Les Bonnes

Pièce de Jean Genet.

Solange et Claire, sœurs, domestiques et criminelles. Les instructions liminaires de la version définitive de la pièce nous préviennent : « Ces deux bonnes ne sont pas des garces : elles ont vieilli, elles ont maigri dans la douceur de Madame. » (p. 9) Chaque soir, pour se purger de leur rancœur, elles rejouent la même scène : à tour de rôle, elles incarnent Madame et parodient ses exigences bourgeoises. La pantomime a des airs de cérémonie, de procès, mais surtout de répétition générale. Ce qui se joue dans la chambre de Madame, c’est un plan bien huilé qui n’attend que sa victime. Les sœurs ont déjà envoyé en prison l’amant de leur patronne, il ne leur reste qu’à administrer le coup final. Mais bien que complices, Claire et Solange sont également rivales. « J’en ai assez de ce miroir effrayant qui me renvoie mon image comme une mauvaise odeur. Tu es ma mauvaise odeur. » (p. 58)

Dans cette pièce férocement acide, Jean Genet décrit de terribles liens de codépendance, entre amour et haine. Si servitude il y a, on se demande qui a vraiment besoin de qui. Les sœurs adorent autant qu’elles jalousent et méprisent Madame qui, inconsciente des sentiments ambivalents de ses bonnes, se félicite d’une charité qui ne lui coûte rien. « Elle nous couvre de fleurs fanées. » (p. 91) Comme l’auteur le précise dans ses instructions, sa pièce n’est pas une critique sociale. « Une chose doit être écrite : il ne s’agit pas d’un plaidoyer sur le sort des domestiques. Je suppose qu’il existe un syndicat des gens de maison – cela ne nous regarde pas. » (p. 12) Les Bonnes, c’est le tableau aigre d’une intimité nauséabonde, empuantie des relents tièdes de la lassitude et des rêves impossibles.

J’ai relu avec délectation cette pièce de théâtre qui a secoué mon adolescence. Je pense à ce texte à chaque fois (et c’est très fréquent) que j’entends le titre « Maudite Clochette » de Juliette Noureddine. Évidemment, je vous recommande l’œuvre de Jean Genet.

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Seule contre Hollywood – La première actrice à avoir dénoncé le système

Bande dessinée d’Halim.

En 1937, pour sa grande convention annuelle, la MGM a casté 120 jeunes danseuses, non pas pour les faire jouer dans une quelconque production, mais pour divertir les messieurs invités. Évidemment – ÉVIDEMMENT –, la soirée tourne mal pour plusieurs d’entre elles, face à des hommes si certains qu’aucune femme ne peut se refuser. Parmi ces femmes abusées, il y a Patricia Douglas. Elle porte plainte et attend du procès qu’il lui rende justice. Son avocat la défend avec conviction, mais que peuvent une jeune femme, sa mère et un seul avocat face à la machine hollywoodienne ? « Maître Brown, ça suffit ! Il revient à la Cour de décider si elle est victime ou bien coupable ! » (p. 78) Le traitement judiciaire est sordide, la reprise de l’affaire par les médias est à peine plus reluisante, même si certains titres tentent de faire la lumière sur les coulisses sales de l’industrie du 9e art.

Halim a choisi de raconter cette histoire dans des tons noirs, blancs et sépia : cela rappelle bien sûr les temps glorieux d’Hollywood, avec cette pointe de nostalgie qui a tendance à tout faire voir en rose. Pourtant, même le Technicolor n’aurait pas suffi à maquiller la vérité : Patricia Douglas a été violée, Hollywood a tenté d’acheter son silence et, n’y parvenant pas, a tout fait pour la décrédibiliser. « Les salopes ne peuvent pas être violées, ha ha ha ! » (p. 37) 80 ans avant #MeToo, une femme s’est élevée contre la culture du viol qui semble si inséparable du cinéma et de la société en général. « Si je suis ici, c’est pour que ce que j’ai subi n’arrive plus jamais à aucune autre femme. Plus jamais ! » (p. 81) Le découpage des planches, loin du classique et ennuyeux gaufrier, est dynamique, voire cinématographique. Certaines pages sont presque des story-boards : hélas, cette histoire, ce n’est pas du cinéma, c’est la réalité, même si elle a été balayée sous le tapis rouge d’Hollywood. Ni oubli ni silence face au viol, jamais !

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Potins #103

Bernadette Gruson est une autrice française.

POTIN – Elle est une randonneuse et une semi-marathonienne passionnée.

Lisez : FESSES suivi de AbaTToir et La femme de l’Ogre, To Tube or not Tube, À gauche du oui, à droite du non.

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Je mange bien, ne t’en fais pas – Quatre récits de cœur et de cuisine

Recueil de textes de quatre autrices japonaises : Kakuta Mitsuko, Inoue Areno, Mori Eto et Ekuni Kaori.

Loin du Japon, les autrices parlent de famille et de nourriture. Souvent, trop souvent, il est question de brouille ou de chagrin : tout devient amer et aigre, sans le doux qui, conjugué aux deux autres, compose pourtant de merveilleuses saveurs. « On ne se souvient que des premières fois. […] Tandis que les dernières fois restent floues. Quand c’est la dernière fois, bien souvent, on n’en a pas conscience sur le moment. Et parfois, on n’a pas envie de penser que c’est la dernière. » (p. 93) Dans les paysages enchanteurs du Pays basque, du Piémont italien, de la Bretagne et de l’arrière-pays portugais, il se joue des drames ordinaires : départs, disputes, décès, disparitions, rien de tonitruant, juste des choses humaines. « Il avait beau être là, avec moi, il était obnubilé par un lieu et un temps qui n’était ni ici ni maintenant. Ce qui me faisait me sentir d’autant plus seul. » (p. 186) Entre portes refermées et silences pesants, la cuisine tente d’être un don et un lien, mais hélas, ce n’est pas l’amour que l’on mange – ou alors trop tard –, ce sont les rancœurs, et elles pèsent sur l’âme. « J’avais honte de ce cuisinier choisi par Dieu pour qui le goût passait avant la tendresse. » (p. 32)

J’attendais de ces pages plus de lumière et de joie, et sans aucun doute plus de plaisir, peut-être retrouver le même sentiment qui m’avait si chaudement enveloppée à la lecture du Restaurant de l’amour retrouvé, publié chez le même éditeur. « Le dessert est un élément clé, puisque c’est le dernier souvenir qu’on garde d’un repas, celui qui nous reste sur la langue. » (p. 110) Je sais bien que notre monde n’est pas celui des Bisounours et que les relations humaines échouent souvent. Mais les échecs de ma vie me suffisent : quand je plonge en littérature, c’est pour me consoler, pas pour m’égratigner le cœur. « Qu’y a-t-il de mal à vouloir que le souvenir de nos dernières heures ensemble soit celui d’un repas heureux ? » (p. 55) Les quatre textes de cet ouvrage sont beaux à leur façon, c’est indéniable, mais ils m’ont rendue infiniment triste.

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Chocolaté – Le goût amer de la culture du cacao

Texte de Samy Manga.

Les premiers souvenirs d’Abéna, jeune Camerounais, sont liés au travail avec son grand-père dans la plantation de cacao familiale. Cet or vert que les hommes s’épuisent à produire, hélas, ne les enrichit pas. Le business est aux mains des acheteurs blancs qui bénéficient de la complicité monnayée des chefs de village. « Je me sentais dépossédé, volé, outré et découragé de voir partir le résultat brut d’un dur labeur en échange de quelques billets de francs CFA qui allaient se raréfier en à peine quelques semaines. » (p. 16) Ceux qui protestent et qui réclament un salaire décent pour le travail fourni n’ont aucune chance d’être entendus. Pire, ils pourraient tout perdre ! Face à ce qu’il faut considérer comme un cartel du chocolat, les paysans n’ont aucun levier de négociation. « Manifester une quelconque hostilité envers ces hommes blancs laissait clairement entendre qu’on s’attaquait à l’autorité du chef du village en personne, et ce risque s’apparentait clairement à creuser sa propre tombe. » (p. 33)

La culture du cacao en Afrique, c’est le reliquat d’une domination coloniale et esclavagiste qui ne dit pas son nom. « Nous ne pouvons pas vivre de notre cacao sans le vendre. / Pourquoi ? / On ne nous a jamais appris à le faire. » (p. 18) À mesure des chapitres, le récit du gamin broussard devenu docteur en littérature devient une démonstration irréfutable qui, chiffres à l’appui, détaille une économie inepte où les producteurs vivent moins bien – largement moins bien ! – que les spéculateurs. Le texte se fait aussi manifeste écologique. « L’empreinte carbone d’un kilogramme de chocolat tourne autour de cinq kilogrammes d’équivalent CO2. » (p. 96) Les sols sont corrodés par les produits chimiques qui brûlent aussi les peaux, et les forêts primaires reculent devant le besoin de terres à planter pour produire les cosses si précieuses. La monoculture appauvrit le sol et la biodiversité, en plus des paysans, les privant en outre de toute possibilité d’agriculture vivrière. « La prospérité économique de la culture du cacao dépend foncièrement de la destruction de la nature. » (p. 67) Enfin, après la plaidoirie et le réquisitoire, le texte se fait poème incantatoire. Il y a de l’espoir, encore un peu, mais surtout une colère qui finira peut-être par renverser l’ordre inique de l’or vert.

Sur la couverture, la cosse de chocolat dessine un rictus bien éloigné du sourire béat des publicités Banania. Derrière le mirage du chocolat éthique, il y a les grands raouts internationaux où la matière première se négocie à prix d’or et se pare de décorations clinquantes dont l’éclat ne suffit pas à faire oublier l’hypocrisie des projets de green-washing. « De toutes les manières possible, l’argent du chocolat a violé la plupart des conventions censées réguler la culture du cacao. » (p. 64) Ce livre n’a pas pour vocation de culpabiliser le·a lecteur·ice, mais il nous rappelle que notre péché mignon est leur grande misère.

Je vais beaucoup prêter et recommander ce livre qui a sa place dans mes ressources écologiques.

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L’âge du capitaine

Roman d’Isabelle Aupy.

Le Saint-Georges flotte depuis des décennies – depuis toujours ? Son équipage le maintient en bon état, mais pour combien de temps encore ? Le personnel et les moyens manquent, les ordres des officiers et de la capitainerie sont ineptes et tout se déglingue de manière insidieuse. « Il est d’ailleurs assez difficile de savoir à quel moment exact tout a fini par foutre le camp. » (p. 9) Momo est une nouvelle recrue. Avec Bibine, Léon, Fatima, les Jumeaux et les Mimi’s, les mains toujours dans la graisse et les rouages, il répare le vieux rafiot qui enchaîne les aller-retour et transporte des passagers dont le nombre ne fait qu’augmenter. À bord, tout change au fil des années, sauf l’âge du capitaine qui est définitivement trop jeune pour diriger ce bazar. Quand on propose à Momo de monter en grade, ce dernier est convaincu qu’il va enfin changer les choses. « À trop vouloir bien faire, on en oublie de faire le bien. » (p. 132)

Avec cette excellente fable sur le monde du travail, Isabelle Aupy démonte avec cynisme tous les rouages de l’absurdité quotidienne des entreprises. Le jargon RH, aussi ridicule qu’inutile, et la rationalisation poussée à l’extrême prennent le pas sur l’expérience, cette ressource si précieuse, mais tellement informelle et si peu valorisée. Face à l’absurdité des protocoles écrits et détaillés, le bon sens résiste mal, surtout quand il est sincère et qu’il nourrit l’envie de bien faire de travailleurs impliqués. La description de la course à l’efficience, via des réorganisations incessantes, est férocement drôle parce que terriblement pertinente, mais elle est surtout très déprimante. La chefferie se moque des conditions de travail des ouvriers et consacre beaucoup d’énergie à diviser ces derniers, mais aussi à se convaincre de sa propre utilité en enchaînant réunions, comités et autres groupes de travail. « Il est d’ailleurs amusant de remarquer que glander et ne rien glander consiste à faire la même chose, et bien, [il] réussissait la prouesse de combiner les deux. Une sorte d’inaction au carré. Et ça fonctionnait extrêmement bien. Comme une éolienne brasse de l’air, il produisait autour de lui une énergie folle. » (p. 54) (Voilà qui me rappelle BEAUCOUP mon métier.) Bref, le management est toxique et s’attaque à la solidarité entre travailleurs qui sont plus ou moins priés de se tuer à la tâche, et en silence s’il vous plaît !

Une fois encore, Isabelle Aupy m’a réjouie avec son roman. Lisez son œuvre et explorez le catalogue des éditions du Panseur chez lesquelles elle est éditée.

Pour finir, je retiens deux citations aussi hilarantes que pertinentes sur la hiérarchie.

« Il portait un uniforme bien trop serré pour contenir son ambition. » (p. 7)

« Quand tu commences à bouffer du galon, tôt ou tard, soit il te reste en travers de la gorge, soit il reste en travers du cul. » (p. 38)

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Potins #102

Michael McDowell est un auteur et scénariste américain né en 1950 et décédé en 1999.

POTIN – Il a rédigé le scénario de Thinner, adapté du roman La peau de sur les os de Stephen King, lequel a dit de lui qu’il était « le meilleur auteur de paperback originals aux États-Unis à ce jour ».

Lisez : Katie, Les aiguilles d’or et le reste de son œuvre.

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La Rabouilleuse

Roman d’Honoré de Balzac.

De 1792 à 1840, on suit la grande affaire d’un héritage familial disputé. D’un côté, Agathe Bridau, déshéritée par son père qui doute de sa paternité, a fort à faire avec ses deux fils, Philippe et Joseph. « Capitaine à dix-neuf ans et décoré, Philippe, après avoir servi d’aide de camp à l’empereur sur deux champs de bataille, flattait énormément l’amour-propre de sa mère, aussi, quoique grossier, tapageur, et en réalité sans autre mérite que celui de la vulgaire bravoure du sapeur, fut-il pour elle l’homme de génie ; tandis que Joseph, petit, malingre, souffreteux, au front sauvage, aimant la paix, la tranquillité, rêvant de la gloire de l’artiste, ne devait lui donner, selon elle, que des tourments et des inquiétudes. » (p. 53) De l’autre côté, Jean-Jacques Rouget, frère d’Agathe et vieux garçon, laisse son ménage aux mains avides de Flore Brazier, gouvernante-maîtresse peu soucieuse d’être épousée tant elle est convaincue que l’héritage lui reviendra. Chez les Bridau, alors que la ruine menace après les frasques incessantes de Philippe, on voit d’un mauvais œil cette femme intéressée. Jean-Jacques dépérit sous les cruautés perfides de celle qui s’est amourachée d’un vaurien. La seule façon de ne pas perdre l’héritage familial, c’est de ramener dans l’esprit du vieux célibataire un peu de vertu familiale et religieuse. « Votre fortune sera le résultat d’un combat entre l’Église et la Rabouilleuse. » (p. 201)

Dans cette étude de mœurs, les femmes ne sont que faibles, vénales ou sottes, et rares sont les hommes dont le portrait est positif. Philippe est évidemment un insupportable protagoniste : voleur, menteur, tricheur, insensible et égoïste, il fait passer son seul intérêt avant toute autre chose, se moquant bien de l’adoration de sa mère. Maxence, le complice de Flore, est un antagoniste à sa mesure, tant ces deux-là se ressemblent au niveau de la rouerie et des ambitions échevelées. Quant à la Rabouilleuse, surnom de Flore, elle n’apparaît qu’à la page 134/285. Si elle est un modèle d’économie domestique, elle ne peut en rien être comparée à Eugénie Grandet : Flore refuse le confort à l’homme qu’elle dépouille pour mieux s’accorder les menus luxes de la femme entretenue. L’humanité dépeinte par Honoré de Balzac dans ce roman n’est acrimonieuse, envieuse et aigrie : si la fin récompense le seul personnage qui a montré de la rectitude morale, elle est cependant bien ironique. Évidemment, j’ai dévoré ce livre : le 19e siècle feuilletonnant, c’est décidément ma came !

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Vivre tout bas

Roman de Jeanne Benameur.

Qui peut dire la vie de Marie ? La vie d’après l’Annonciation, d’après Bethléem, d’après la fuite en Égypte, d’après la crucifixion, d’après le tombeau, la vie d’avant l’Assomption, qui peut la raconter loin des livres sacrés ? Ici, Marie n’est qu’une femme au sein vidé de sa maternité, lourde du deuil, pas encore habitée par la promesse de la vie éternelle. Marie est humaine. « Elle, elle est assise sur sa pierre plate et elle ne construit pas d’église. » (p. 8) Dans le village où elle a trouvé refuge, entre une falaise rouge et la mer infinie, Marie revient à elle-même. Elle n’est plus la mère du Sacrifié et elle n’est pas encore la piéta figée ni la sainte au cœur embrasé et aux mains ouvertes. Elle a pourtant tant de choses à dire. Elle qui a appris à écrire à la dérobée, elle peut enfin raconter. « Personne n’a deviné qu’elle savait déchiffrer le monde. Elle lisait, elle écrivait dans sa tête, ne laissant aucune trace de son savoir nulle part. » (p. 13) Ce ne sera pas l’évangile selon Marie, car d’autres, plus tard, se chargeront de parler de Celui qui a donné sa vie pour l’humanité. Ce que Marie écrit, c’est cette humanité sauvée. Et elle, Marie, a le pouvoir de sauver une personne, une enfant muette cabrée contre la mer. Les deux douleurs se rencontrent, se comprennent et s’apaisent l’une l’autre, faisant se desserrer l’étau qui empêche au pas de reprendre son mouvement.

Et qui peut dire la solitude de Jean, le fils donné, immensément respectueux, mais toujours à distance ? Jean, l’aimé de l’Élu, le pêcheur malhabile arraché à ses filets, le navigateur amoureux de la mer, qui est-il désormais ? « Sa route, il ne l’a pas choisie après tout. Elle est venue sous la plante de ses pieds, c’est tout et il a marché. » (p. 26) Le disciple, l’apôtre, le futur évangéliste, pour le moment, se fait menuisier, comme Celui qu’il a perdu. Sa vie, après le Grand Miracle, auprès de cette mère confiée, que peut-elle devenir ?

Ce que raconte superbement, à mots couverts, Jeanne Benameur, c’est qu’il faut oser la joie et qu’il faut oser l’espoir pour renaître du deuil. Quand le chagrin a pris toute la place, il faut défricher de nouveaux espaces pour créer l’apaisement et la possibilité d’un nouveau bonheur. Cela ne se fait pas en se débattant ou en hurlant, mais en écrivant dans le sable, en nageant sous le soleil brûlant, en se collant à la roche chaude et en tenant la main d’un·e plus petit·e que soi. Un destin extraordinaire peut conduire à une vie simple : l’éclat qu’il faut rechercher, ce n’est pas celui de la gloire, mais celui du rire qui libère la parole.

Ce roman économe en mots et qui fait de l’humilité un tel joyau m’a rappelé d’autres lectures aussi puissantes : Azyme de Jean-Philippe de Tonnac, Le Très-Bas de Christian Bobin, Soif d’Amélie Nothomb et Le bâtard de Nazareth de Metin Arditi.

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Terres Promises

Roman de Bénédicte Dupré la Tour.

  • Eleanor Dwight, la prostituée à la voix d’ange et de démon ;
  • Kinta, veuve, mère, farouche ;
  • Morgan Bell, le forgeron devenu orpailleur pour honorer la beauté douloureuse de son épouse ;
  • Les lettres d’adieu d’Eliott Burns ;
  • Mary Framinger, infirmière infatigable et mère abominable ;
  • Bloody Horse et les 1 000 femmes blanches ;
  • Rebecca Strattman et l’homme-aigle ;
  • Nathaniel Mulligan, homme de Dieu qui a perdu la foi et trouvé la liberté.

« On ne peut bien aimer le monde que si on en saisit les nuances. Entre le bien et le mal, entre la lumière et l’obscurité s’étendent toutes les tonalités de la vie. Aux extrémités, il n’y a que la mort, où tout finit par se rejoindre. » (p. 92) Il n’y a que quelques liens d’un personnage à l’autre, et tout cela constitue le peuple de l’Amérique du Nord, une nation de solitaires qui suivent des destins de douleur dans l’Ouest sauvage et inconstruit. Le pays est à prendre (vraiment ?) et à faire prospérer, mais il obéit à des règles que les colons ne comprennent pas et auxquelles ils refusent de se plier, jusqu’à s’y perdre. « Une terre qui n’est à personne, puis devient à quelqu’un, une terre possédée qui lentement, devient possessive. Ceux qui y prennent racine ne peuvent plus la quitter. » (p. 111)

J’ai lu chaque chapitre/portrait de ce texte avec fascination, pressée de relier le personnage aux autres protagonistes de cette fresque au Far West. J’aime ce genre de construction, quand une partie ne prend son sens que rattachée au tout. Et surtout, j’aime les éditions du Panseur, que j’ai découvertes avec les romans d’Isabelle Aupy dont je vous recommande chaudement la lecture.

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Plus noir que noir

Recueil de nouvelles de Stephen King.

Parmi ces 12 nouvelles, vous trouverez :

  • Un auteur et un peintre, amis d’enfance, qui ont connu le succès sur le tard ;
  • Un inconnu qui en aborde un autre pour lui demander un service ;
  • Un vieil homme, très vieil homme, et son petit-fils ;
  • Une bonne action qui tourne au cauchemar ;
  • Des enchaînements de malchance ;
  • Un voyage en famille qui tourne mal sur une route défoncée ;
  • Des envahisseurs qui sont peut-être déjà parmi nous ;
  • Un héros sans cape, mais qui vole ;
  • La preuve que le chien est définitivement le meilleur ami de l’homme ;
  • Une suite à Cujo et Duma Key, supplément crotales et fantômes ;
  • Un scientifique qui cherche à soulever le plancher des rêves ;
  • Un homme qui apprend à poser les bonnes questions.

Je n’ai pas boudé mon plaisir, même si certaines nouvelles sont de facture assez facile. Ce vieux briscard de King connaît les ficelles à tirer pour produire un texte efficace. « Vous vouliez peut-être une chose qu’on ne peut pas trouver. Peut-être que la créativité doit rester un mystère. » Ça donne des nouvelles plaisantes à lire, comme on regarde un téléfilm de série B, un sourire goguenard aux lèvres et aucune intention de changer de chaîne. Parce qu’on est bien, on est confortable dans ce que l’auteur nous propose. « Le monde est rempli de serpents à sonnette. Parfois, quand on marche dessus, ils ne mordent pas. Parfois, on les enjambe, et ils vous mordent quand même. » Et puis, il y a 5, voire 6 nouvelles sur les 12 qui sont du grand Stephen King. Comme l’auteur pourrait le dire avec sa verve décomplexée, elles sont foutrement bonnes et bien tournées. Elles vous agrippent et vous entraînent irrémédiablement vers le meilleur des frissons. « Il n’y a pas que le chagrin qui laisse des cicatrices. La terreur aussi. »

Le King parle pas mal de la vieillesse – surtout celle des hommes – et de ses dommages collatéraux : la retraite, le veuvage, la solitude, les douleurs, la maladie, l’approche inexorable de la mort. Ce n’est pas une vision du monde sinistre, plutôt profondément lucide et qui cherche l’apaisement. Puisque la vie est une condition fatale, autant la prendre le mieux possible. « Ce qu’il y a de bien avec les mauvais rêves, […] c’est qu’ils ne durent jamais longtemps. Ils sont comme la barbe à papa : ils fondent et disparaissent. » L’auteur explore à nouveau des thèmes récurrents : le sommeil, son absence et ses visiteurs ; les passages de l’autre côté ; les extraterrestres. Comme l’expérimentent les personnages, il nous faut croire à l’incroyable : c’est parfois la seule chose raisonnable à faire. « Le manque de foi est le fléau de l’intelligence. » De toute façon, tous les chemins mènent à Castle Rock ou à King City : si vous n’êtes pas prêt·es à vous enfoncer dans les ténèbres, vous devriez reposer ce livre. S’il accepte de vous lâcher…

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