La femme à venir

Roman de Christian Bobin.

Elle est un peu triste, l’enfance d’Albe, entre deux parents inaccomplis. « Un peintre qui n’expose plus, un écrivain qui ne publie pas. » (p. 12) L’âge tendre est aussi marqué par de terribles pertes et des amitiés douloureuses. La petite est rêveuse, exaltée, impossible à contenir. « À dix ans, je crois en Dieu, je l’appelle par son nom, il vient aussitôt, il mange dans ma main. Il accourt sans délai, il me cueille, la fleur-Albe, il me respire toute et me jette où il veut, à son heure. » (p. 25) L’enfant grandit, l’adolescence se passe avec ses indicibles tumultes, et voilà Albe au seuil troublant de l’âge adulte. Elle y plonge, entière et avide, curieuse de tout goûter, presque impatiente d’être déjà lassée de tout. « Il y a une méchanceté dans le cœur, si enfoncée qu’on ne pourrait l’enlever sans mourir aussitôt. On appelle ça le désir. C’est un des noms pour dire le sombre, comme le clair. C’est un nom qui dit le sombre dans le clair. » (p. 35) Mais Albe n’a pas encore fait les rencontres les plus importantes de son existence, celles qui la réaliseront complètement.

Albe la blanche, quel merveilleux personnage de Christian Bobin, poète délicat, mais sauvage aussi ! L’air de rien, la plume innocente, il jette des phrases qui bouleversent, qui s’impriment dans les yeux et la mémoire. « La douleur comme l’amour sont de mauvais ouvriers. Ils ne savent jamais entrer dans l’âme jusqu’en son fond. Mais y a-t-il un fond ? » (p. 50) En moins de cent pages, l’auteur dresse un portrait complet et complexe, crédible et attachant. « Elles sont deux en une, à présent : l’insoucieuse et l’inconsolable. On ne pourra plus les séparer. » (p. 28) Albe est l’incarnation de la féminité, non pas par des artifices ou par des qualités faussement rattachées à son sexe : elle est la femme parce qu’elle est la vie jaillissante, l’énergie qui ne s’épuise pas.

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Annales du Disque-Monde – 7 : Pyramides

Roman de Terry Pratchett.

Fraîchement diplômé de la guilde des assassins d’Ankh-Morpork, Teppic doit rentrer chez lui, au royaume de Jolhimôme. Le roi est mort, et c’était son père, et accessoirement le dieu très révéré du pays. Teppic monte donc sur le trône et découvre le poids du pouvoir, surtout quand il se matérialise dans un masque d’or qu’il doit porter pendant des heures, tandis que le grand prêtre Dios interprète très cavalièrement ses instructions. Et puis, comme le veut la coutume, il faut ériger une pyramide pour inhumer la dépouille du défunt monarque et préserver pour toujours son existence dans l’au-delà. « Il n’y a rien de mystérieux dans le pouvoir des pyramides. Les pyramides sont des barrages dans le cours du temps. » (p. 125) Ce n’est rien de dire que ce projet pharaonique ne plaît à personne, sauf à Dios, enragé gardien des traditions, et au bâtisseur qui y voit l’occasion d’une sacrée publicité pour sa petite entreprise. Par chance, puisque nous sommes sur le Disque-Monde, rien ne va se passer comme prévu : la pyramide construite en quelques semaines accumule trop d’énergie, le pays disparaît et les servantes refusent de mourir.

Voilà un bien étrange volume des Annales du Disque-Monde, un OVNI dans la mécanique huilée que Terry Pratchett assemble depuis le début de sa grande œuvre. Mais qu’est-ce que je me suis bidonnée ! Moi la nulle en calcul, j’ai glapi de joie devant les camélidés qui, eux, ont vraiment la bosse des mathématiques. « Les connaissances mathématiques humaines ont toujours été freinées par une tendance instinctive […] à compter des doigts. Les chameaux, eux, ont dès le départ compté des nombres. » (p. 153) C’était tout à fait plaisant de me balader dans cet ersatz d’Égypte, mais je veux retourner à Ankh-Morpork parce que je suis très frustrée de n’avoir eu qu’un avant-goût des pratiques de la guilde des assassins. « L’important, ce n’est pas le nombre de gens que tu vas inhumer, mais le nombre de ceux qui n’arriveront pas à t’inhumer, toi. » (p. 19)

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Potins #88

Tiffany Tavernier est une autrice français née en 1967.

POTIN – Sa mère a choisi son prénom en souvenir du film Breakfast at Tiffany’s.

Lisez : En vérité, Alice, L’ami.

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Faïel et les histoires du monde

Roman de Paolo Bellomo.

Dans ce roman, vous trouverez :

  • Une veuve qui ne pleure pas ;
  • Un village entier qui rejette une famille endeuillée ;
  • Une enfant qui parle aux animaux ;
  • Des mains qui font fondre l’acier ;
  • Une parcelle de terre où pousse une forêt impénétrable ;
  • Une ville envahie et une ville-tombeau ;
  • Des rats qui meurent par centaines ;
  • Une femme nourrit par une hirondelle ;
  • Des êtres à la peau éternellement blanchie par la poussière ;
  • Des disparus, des rescapés et des revenants ;
  • La résistance.

Sans s’attacher à un protagoniste unique, le récit navigue entre les histoires, les lieux et les époques. Impossible à situer dans le temps et l’espace, ce conte sylvestre et montagnard parle d’une humanité aussi grandiose que misérable. « D’autres disent que la ville était frappée par une malédiction à cause de ce qu’ils vous ont fait. » (p. 123) Les pages croisent Faïel, Samouèle, Sisine, Djesuppne, Ouittorye, Frangui et bien d’autres, autant de noms étranges, presque familiers, mais venus de nulle part. Ce qui est certain, c’est que l’impossible est à portée de main et que les certitudes ne sont pas des vérités.

Aux éditions du Tripode, je vous recommande chaudement deux romans sublimes de Dimitri Rouchon-Borie, Le démon de la colline aux loups et Le chien des étoiles.

Je vous laisse avec une phrase qui résonne puissamment en moi. « Elle savait bien, au fond, que si sa bile chauffait à blanc, c’était à cause de cette foule de gens bien-pensants qui, sous prétexte de vouloir l’aider à sortir de sa douleur, voulaient la voir flancher, fléchir, se plier au malheur, se plier, en vrai, à eux. » (p. 40)

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Alice au pays des merveilles

Roman de Lewis Carroll.

Faut-il vraiment résumer ce conte loufoque ? « Ici, tout le monde est fou. Je suis fou. Vous êtes folle. » (p. 120) Tout commence quand Alice, enfant remuante, s’engage à la suite du lapin blanc dans un tunnel. La suite, ce sont des rencontres étranges, des animaux qui parlent, des aliments qui font grandir ou rapetisser, des mers de larmes et tant d’autres choses qui relèvent du rêve ou de l’imagination débridée de l’enfance. « Alice était tellement habituée désormais à n’attendre que de l’extraordinaire, qu’il lui parut tout triste et tout stupide de devoir admettre qu’il ne se produisait rien d’anormal. » (p. 29) Sa petite chatte Dinah lui manque, et même si ses aventures sont épatantes, la petite fille se demande si elle pourra rentrer chez elle.

Je ne compte plus vraiment mes relectures de ce livre que j’ai déjà présenté en 2015 et 2018 sur ce blog. L’occasion de le rouvrir cette année, c’est la publication par les éditions Tibert d’une version illustrée par Nathalie Novi, artiste dont je chéris les œuvres. Dans le catalogue de Tibert, j’ai déjà relu plusieurs classiques : Jane Eyre, Les Hauts de Hurlevent et Les quatre filles du Dr March. Pour cette Alice, l’illustratrice a orné les pages de guirlandes de fleurs qui me rappellent l’esthétique de William Morris, autre artiste de mon panthéon personnel. Au gré des chapitres, la couleur du fond des pages change, tout comme l’encre utilisée pour le texte. C’est un charmant camaïeu de bleus et de roses. Avec les ouvrages des éditions Tibert illustrés par Nathalie Novi, Lili est au pays des merveilles.

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Jacaranda

Roman de Gaël Faye.

Milan grandit à Versailles. Ses parents sont un couple mixte – père français, mère rwandaise –, mais vacances à l’Île de Ré tous les étés. Tout change en 1998 quand sa mère lui propose un voyage au Rwanda. Milan a 16 ans et il découvre le pays qui compose la moitié de ses origines, une terre qui panse des plaies profondes et frémit d’une urgence de vivre. « On célèbre quoi, au juste ? […] / Rien ! On fait des stocks de fêtes, au cas où. On rafistole nos foutues jeunesses gaspillées. » (p. 59) Avec son oncle Claude et ses ami·es Eusébie, Sartre, Rosalie et Stella, Milan apprend l’histoire du Rwanda, les massacres, le génocide et les tribunaux populaires. Au gré de ses séjours, plus question de tourisme : il veut comprendre ce qui sépare la justice de la vengeance et comment les jeunes générations des deux ethnies peuvent cohabiter. Retrouver les corps des disparu·es, ouvrir les charniers, juger les génocidaires, reprendre les terres et les biens spoliés, tout cela anime ceux qui ont échappé aux machettes. « L’indicible, ce n’est pas la violence du génocide, c’est la force des survivants à poursuivre leur existence malgré tout. » (p. 96) Entre commémoration et réconciliation, à mesure que les décennies passent, il devient plus difficile de différencier les héros des bourreaux : les histoires se réécrivent, les mémoires s’effacent et les témoignages déchirent, enkystant toujours plus la parole et freinant le retour de la confiance. « Ce pays est empoisonné. On vit avec les tueurs autour de nous et ça nous rend fous. » (p. 64) Quel est l’héritage de celleux qui sont né·es après ou qui sont né·es ailleurs, comme Milan dont la mère ne lâche pas une parole sur son passé ?

J’ai récemment découvert Petit pays, premier roman de l’auteur, déjà tout entier tourné vers le Rwanda. Avec ce deuxième texte, Gaël Faye persiste et signe : son talent d’écrivain n’est plus à démontrer, pas plus que son intelligence émotionnelle et politique face aux drames d’un pays qui n’est pas si petit si l’on rassemble toutes les voix qui s’en élèvent.

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Potins #87

Jules Verne est un auteur français né en 1828 et décédé en 1905.

POTIN – Sept romans et un recueil de nouvelles ont été publiés après sa mort par son fils Michel.

Lisez : L’école des Robinsons, Paris au XXe siècle, Le Rayon-Vert, Voyage au centre de la terre, Les cinq cent millions de la Bégum, Les révoltés de la Bounty, Cinq semaines en ballon, Un drame en Livonie, Robur le conquérant, De la terre à la lune, Les tribulations d’un Chinois en Chine.

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Dors ton sommeil de brute

Roman de Carole Martinez.

Une nuit, tous les enfants du monde poussent le même hurlement, à la même heure. Le Cri fait le tour du globe et a des répercussions terribles. « Comme il fallait être en confiance pour s’abandonner ainsi à la nuit et accepter de perdre connaissance ! Tout pouvait arriver durant ce temps où, sans défense, nous laissions nos corps à quai et voguions ailleurs. » (p. 25) Quelques nuits plus tard, un autre phénomène secoue à nouveau les petit·es de tous les pays et malmène la planète. Pour les parents, pour les adultes, les innocent·es endormi·es sont désormais les messagers des malheurs à venir qui s’abattront sur la Terre. « Nous sommes une énergie, un mouvement vif, un sursaut. » (p. 84) Que faut-il craindre des rêves que les enfants partagent, en communion avec la nature ? Faut-il y lire les prophéties d’un monde qui se meurt et appelle à l’aide, dans un ultime soubresaut ? Chaque crépuscule fait naître la peur de ce qui, peut-être, se produira aux heures les plus sombres. « Désormais les rêves laissaient donc des traces dans notre monde. Ils pouvaient tuer. » (p. 128) Quelque part en France, une mère qui protège sa fille du mal intime est soudain rattrapée par le mal mondial. Entre un homme qui découvre trop tard ce qu’est l’amour et un autre qui ne sait que trop combien l’amour peut faire souffrir, les catastrophes universelles se mêlent aux catastrophes intimes, dans un cauchemar dont personne ne sait si l’on peut s’en réveiller. « La Terre nous demande quelque chose à travers les rêves de nos enfants, nous devrions l’écouter et retrouver l’équilibre. » (p. 134)

Depuis son premier roman, Carole Martinez m’enchante avec des histoires où le fantastique affleure sous la surface de la réalité. « Aussi séparés que nous puissions être du reste du monde, nous sommes un morceau d’humanité et tout ce qui la secoue nous secoue. » (p. 106) Ici, elle m’a attrapée dès les premières pages et tenue en haleine jusqu’au dernier chapitre où elle m’a lâchée, brusquement, dans une fin où je ne trouve ni résolution ni logique. Ai-je mal compris le dénouement des nuits terribles qui frappent son roman ? Ça ne m’empêchera pas de continuer à lire cette autrice.

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Veiller sur elle

Roman de Jean-Baptiste Andrea.

Dans une abbaye isolée d’Italie, un vieil homme se meurt. Alors qu’il vit ses derniers souffles, il se laisse emporter par ses souvenirs. On le découvre enfant, dans l’Italie du début du 20e siècle, garçon au physique différent, déjà immensément talentueux pour sculpter la pierre. À Pietra d’Alba, village perdu loin de Rome, il est un apprenti doué malmené par un maître cruel. Mais pas de souffrance pour Mimo le nabot : il est l’ami de Viola, fille de la puissante famille Orsini. La gamine est très vive, étrange par bien des aspects, presque inapte au monde dans lequel elle évolue. « Viola ne tenait jamais en place. Il en devenait presque difficile de l’observer de la décrire. » (p. 93) Son immense mémoire et son insatiable curiosité l’empêchent de se contenter du destin que l’on trace pour elle. Viola veut voler, Mimo veut être un maître de son art. Les deux mômes sont liés par une amitié nocturne, gardée secrète par l’ombre des tombes, et leurs serments d’enfants les suivront toute leur existence. Les décennies passent, l’Italie passe par le fascisme et la guerre. Mimo est mondialement reconnu, mais rien ne vaut d’être vécu sans son insaisissable amie. « Il n’y a pas de Mimo Vitaliani sans Viola Orsini. Mais il y a Viola Orsini, sans besoin de personne. » (p. 120) De succès en compromission et rédemption, le sculpteur laisse une œuvre extraordinaire, inspirée par Viola, cette femme qui voyait si loin au-delà de son sexe.

J’ai lu sans déplaisir ce gros roman de quelque 600 pages. Les deux protagonistes sont autant attachants qu’agaçants, mais la sympathie l’emporte : ce sont des gamin·es qui apprennent douloureusement, comme tant d’autres, à être adultes. Le titre a un double sens, rapidement dévoilé dans les premiers chapitres. Certes, Mimo veille sur Viola, mais il y a d’autres acteurs qui veillent sur un autre objet d’intérêt. « Il est là pour veiller sur elle. Elle qui attend, dans sa nuit de marbre, à quelques centaines de mètres de la petite cellule. » (p. 10) Et là réside toute ma frustration : je voulais en savoir plus sur cette statue extraordinaire façonnée par Mimo, cette œuvre si superbe qu’elle rend presque fo·u·lle. « On l’enferme pour la protéger. […] Elle est là, ne vous inquiétez pas, elle se porte à merveille, à ceci près que personne n’a le droit de la voir. » (p. 44) L’amitié décousue de Viola et Mimo est belle, mais la révélation finale, certes fracassante, est expédiée bien trop rapidement après des chapitres laconiques. Veiller sur elle est une belle lecture, mais qui ne me restera pas indéfiniment.

En résonance de ce roman, je vous conseille sans aucun doute Pietra Viva de Leonor de Recondo.

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Les âmes grises

Roman de Philippe Claudel.

En 1917, dans un petit village de l’est de la France, l’hiver se glace encore plus quand Belle de Jour est retrouvée assassinée. « Ce n’est guère gros un corps de dix ans, qui plus est mouillé par une eau d’hiver. » (p. 19) Ce crime odieux envers l’innocence et la beauté secoue les esprits engourdis par le froid et la guerre et génère d’autres malheurs. « Le chagrin tue. Très vite. Le sentiment de la faute aussi, chez ceux qui ont un bout de morale. » (p. 155) Le narrateur dont on découvre progressivement la douleur intime raconte l’Affaire, des décennies après. Cette remémoration est le prétexte pour retracer les jours passés et les existences intriquées d’une poignée de notables et de pauvres gens dans une province anonyme, au début du siècle.

Ce lent récit tient autant de l’enquête que du témoignage et de la confession. Il détaille les inimitiés entre les villageois, les bassesses humaines en temps de conflit et les égoïsmes inévitables de ceux et celles qui sont marqué·es par le malheur. « Le crime chez nous est plus nombreux qu’ailleurs. C’est peut-être parce que les hivers sont longs et qu’on s’y ennuie et que les étés sont si chauds qu’ils mettent le sang en fusion dans les veines. » (p. 43)

J’ai découvert ce roman en 2008 et j’en gardais un souvenir très vague. Philippe Claudel étant un de mes auteurs chouchous, il fallait que je relise ce texte. Bien m’en a pris : j’y retrouve l’écrivain que j’aime, sa délicatesse et son talent pour parler de toutes les formes de deuil. « Il est reparti dans ses regrets, et m’a laissé dans les miens. Je savais, comme lui sans doute, qu’on peut vivre dans les regrets comme dans un pays. » (p. 204) Décidément, cette période de relecture m’est très favorable !

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Potins #86

Liv Strömquist est une bédéiste suédoise née en 1978.

POTIN – C’est une conférence féministe dans un café alternatif qui change sa vision du monde.

Lisez : Les sentiments du prince Charles, La rose la plus rouge s’épanouit, Dans le palais des miroirs.

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La Mer de la Tranquillité

Roman d’Emily St. John Mandel.

En 1912, en 2020, en 2203 et en 2401, des individus expérimentent le même phénomène étrange : iels sont soudain comme projetés dans un autre monde, entre arbres gigantesques et structure métallique, entouré·es d’une mélodie au violon et d’un bruit assourdissant. « Des moments qui se sont produits à des siècles différents viennent à se fondre les uns dans les autres. » (p. 127) Tout commence à Caiette, sur l’île de Vancouver en Colombie-Britannique. Au fil des siècles, entre la Terre et les colonies lunaires et au mauvais gré de pandémies dévastatrices, cette anomalie temporelle et géographique suscite des questions de plus en plus complexes. « Il peut arriver que des moments, dans le cours du temps, se corrompent mutuellement. » (p. 219) Les personnages qui y sont confrontés oscillent entre étonnement et frayeur : sont-iels être fous ou folles ? Comment croire en la réalité quand celle-ci semble se déliter sous nos yeux ? « Nous vivons dans une simulation, mais j’ai faim. Suis-je censé croire que c’est une simulation, ça aussi ? » (p. 129)

J’avais assez peu apprécié Station Eleven, autre roman de l’autrice. Ici, je me suis autrement régalée ! Avec cette science-fiction précise et simple, emily St. John Mandel continue d’explorer un sujet récurrent de son œuvre, les pandémies. « La maladie nous effraie parce qu’elle est chaotique. Elle a quelque chose de terriblement arbitraire. » (p. 83) Contrairement à Station Eleven qui est paru avant le Covid, La Mer de la Tranquillité a quelque chose de très concret. Le confinement, la contagion inexorable et l’angoisse d’être atteint ou séparé·e des siens, ce nous sont des choses familières. De fait, il est très pertinent de se demander ce que l’on pourrait faire pour y échapper et protéger les autres.

Je doute de garder un souvenir très marqué de cette lecture, mais elle m’a fait passer un très bon moment.

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Jacomimi

Album de Rébecca Dautremer.

Au gré de saynètes adorablement dessinées, l’autrice détaille les qualités – ou serait-ce les défauts ? – de Jacominus. « On n’est jamais trop mignon. » Rejoint par ses petit·es camarades, le lapin joli fait la nique aux bien-pensants et autres rabat-joie. Être trop, ce n’est pas un problème et les ami·es de Jacominus vous le diront : « On l’aime TROP, Jacomimi ! »

Cessons de nous dévaloriser, de chercher des failles en toute chose. Vivre à fond, c’est bon ! Avec ce nouvel album pour tous·tes petit·es, aux épaisses pages cartonnées, Rébecca Dautremer ajoute une pierre à l’édifice déjà bien solide d’un univers inoubliable, celui de l’extraordinaire Jacominus Gainsborough.

De la même autrice-illustratrice, lisez Les riches heures de Jacominus Gainsborough, Midi pile, Des souris et des hommes, Une toute petite seconde et Une chose formidable.

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Le muguet rouge

Texte de Christian Bobin.

Dans ce court ouvrage, l’auteur déploie une poésie en prose cryptique, entre symbolisme et surréalisme. « Les chiens électroniques perdent leur flair devant un cœur en crue. » (p. 21) Chantre infatigable des mots, il en célèbre le double pouvoir, le double visage : écriture/lecture. Les mots sont une force qui transcende l’humain, qui lui font dépasser sa mortelle condition. « Mes mains sont ce lutrin fait pour accueillir les ailes battantes d’un livre. » (p. 20) Avec méfiance et une animosité certaine, le poète évoque le progrès inexorable et la technologie déshumanisante, lui qui reste un éternel rêveur, un amoureux de la vie et de la beauté. « Terrible amitié des écrans qui ne dorment jamais. Plus d’âmes, que des clients. » (p. 15) Évoquant ses cher·es disparu·es, sans amertume ni nostalgie, Bobin reste profondément convaincu de l’éternité de l’art : cela, seul, sauvera l’humanité. « Il faudra des milliers d’années pour que les déchets d’uranium ne soient plus mortels. Il faudra beaucoup plus, avant qu’un poème cesser d’irradier par son silence un lecteur de hasard. » (p. 58)

Dire que la plume de Christian Bobin est belle, c’est dire l’évidence. Les mots de ce discret poète sont de ceux qu’il faut relire pour en percevoir l’écho têtu et comprendre le sens profond.

« Toi seule auras lu les œuvres complètes de mon cœur. » (p. 13)

« Un ami, c’est quelqu’un à qui on fait le cadeau de l’étonner. » (p. 17)

« Je ne suis pas plus religieux que le muguet sauvage. Pas moins non plus. » (p. 31)

« Que jamais le nihilisme ne vienne prendre son impôt sur le bord de mes lèvres. » (p. 41)

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Potins #85

Jean Teulé est un auteur français né en 1953 et décédé en 2022.

POTIN – En CM1, il avait pour camarade de classe Jean-Paul Gaultier.

Lisez : Le Montespan, Darling, Longues peines, Le magasin des suicides, Je, François Villon, L’œil de Pâques, Les lois de la gravité, Fleur de tonnerre, Bord cadre, Charly 9, Mangez-le si vous voulez !, Héloïse, ouille !, Ô Verlaine !, Entrez dans la danse, Gare à Lou !, Crénom, Baudelaire !

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Auprès de moi toujours

Roman de Kazuo Ishiguro.

Hailsham est un pensionnat très particulier : tout est pensé pour assurer le bon développement des élèves et leur parfaite santé. Cette dernière, surtout, doit être préservée pour les dons futurs que les pensionnaires auront à accomplir. « En tant qu’élèves d’Hailsham, nous étions tous très spéciaux, et notre mauvais comportement était d’autant plus décevant. » (p. 73) Parmi eux, Kathy, Tommy et Ruth grandissent comme n’importe quels enfants, mais en sachant la mission qui les attend à l’âge adulte, sans pour autant en comprendre la nature exacte. « On vous a informés sans vous informer. On vous a informés, mais aucun de vous ne comprend vraiment, et j’ose dire que certaines personnes sont très heureuses de s’en tenir là. […] Si vous voulez mener une vie décente, alors vous devez être mis au courant, et comme il faut. » (p. 131)

Kathy est la narratrice et elle revisite ses souvenirs d’enfance à l’aune de son existence et des choses qu’elle a apprises depuis qu’elle a quitté le cocon protecteur d’Hailsham. Le titre renvoie à une chanson qui berce avec mélancolie cette anticipation médicale : ici, la science-fiction se heurte à l’éthique et interroge la véracité des rapports humains quand l’humanité elle-même est incertaine. J’ai relu avec beaucoup de plaisir ce roman dont je gardais un souvenir flou, comme le visage d’une personne qu’on a aimée, mais dont les traits se sont estompés. La relecture, quand elle est réussie, a ceci de magique qu’elle fait redécouvrir un roman tout en l’enveloppant du doux souvenir du premier plaisir de lecture. Du même auteur, je vous conseille aussi Les vestiges du jour que je relirai aussi très probablement.

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Autolouange et autres poèmes

Recueil de poèmes des sœurs Brontë.

Quatrième de couverture – « Sol natal », « Ce que femme veut », « Souvenance », « Prière de celle qui doute », « Vers composés dans un bois un jour de grand vent »… Les vingt poèmes ici réunis sont extraits d’un recueil publié à compte d’auteur en 1846 – alors vendu à deux exemplaires… – et signé des pseudonymes masculins Currer, Ellis et Acton Bell. Ce sont pourtant les trois sœurs mythiques de la littérature anglaise qui se cachent derrière ces noms, celles-ci rendant lisibles, pour la première fois et en chœur, quelques-uns de leurs écrits respectifs. Émouvants et beaux pour eux-mêmes, ces vers le sont encore parce qu’ils suggèrent les proses romanesques à venir, faisant affleurer landes frappées par le vent et héroïnes tourmentées.

Résumer la poésie n’a aucun sens et je reconnais sans honte ne pas être une grande amatrice de ce genre, principalement parce qu’il me manque des clés pour le comprendre. Je sais toutefois me laisser emporter par la musique de certains vers. « Et si ta vie éphémère a passé / Il est doux de savoir que tu as existé. » (p. 11)

J’ai surtout parcouru ce petit ouvrage pour voir si je lisais dans ces poèmes la force des œuvres en prose de Charlotte, Emily et Anne Brontë, trois autrices qui sont depuis longtemps dans mon panthéon littéraire. Et c’est sans surprise que j’ai trouvé l’amour, la foi, la solitude, la nature, le vent et des femmes farouches et passionnées. Cette courte lecture me donne surtout envie de relire chaque roman des sœurs Brontë, mais ma pile à lire va faire la tronche, surtout qu’elle commence à déborder…

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Adieu triste amour

Roman graphique de Mirion Malle.

Au hasard d’une soirée avec des ami·es, Cléo rencontre Farah et comprend immédiatement que la jeune femme a un mauvais souvenir de Charles, son compagnon. Les versions de cette histoire diffèrent selon les personnes qui la racontent et, évidemment, Charles nie. « Alors je te dis qu’une meuf était conne avec moi et toi tu deviens sa pote ?? » (p. 53) Pour Cléo, le plus pénible est que son copain devient contrôlant et méchant : même si elle essaie d’ignorer les signes, elle ne peut pas longtemps se cacher que Charles n’est pas l’homme qu’elle croyait connaître. « On mérite mieux que des gars comme ça, je crois. » (p. 105)

Cette œuvre m’a saisie au cœur, comme Tant pis pour l’amour. Ma dernière relation m’a fait comprendre qu’il faut toujours avoir confiance dans son ressenti et ne pas faire taire ses doutes : si le malaise s’installe, il faut le regarder en face. Et surtout, plus que jamais, je suis convaincue qu’il faut croire les femmes qui parlent. « Ce n’est pas parce que le pire n’est pas arrivé que ça n’est pas grave. » (p. 104) AMEN TO THAT ! Quitter une relation acceptable, mais branlante, ce n’est pas brader l’amour, c’est se préserver et se donner la place que l’on mérite pour ses désirs et ses projets. Mieux seul·e que mal accompagné·e ? C’est définitivement oui pour moi, car le célibat n’est pas une situation lacunaire ou par défaut : c’est un état où soi est suffisant pour être complet·e.

J’ai beaucoup aimé la dernière partie au sein de la communauté de femmes qui tente une autre existence, loin de la grande ville, sans les injonctions sociales et familiales, tournée uniquement vers le bien-être de ses membres et la confiance réciproque. La sororité en action, c’est aussi ça : un lieu de vie où chacune à sa place et en fait une pour les autres. Sans attendre, je m’intéresse au reste de l’œuvre de Mirion Malle !

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Potins #84

Carole Fives est une autrice français née en 1971.

POTIN – Elle a été peintre avant de se tourner vers l’écriture.

Lisez : Tenir jusqu’à l’aube et Quelque chose à te dire.

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Stoner

Roman de John Williams.

Tout destinait William Stoner aux travaux de la ferme, y compris les études décidées par son père. Happé par la littérature, le voilà étudiant, puis diplômé en lettres anglaises et enfin professeur à l’université du Missouri. Ce grand garçon, continuellement voûté, encombré de lui-même, systématiquement en décalage avec sa génération et le monde, vieux avant l’âge, avance paisiblement dans l’existence jusqu’à sa mort en 1956, sans rien attendre de particulier. « Son avenir ressemblait à la bibliothèque d’une grande université : on pourrait y ajouter des ailes supplémentaires, de nouveaux livres viendraient y prendre place tandis que d’autres, plus anciens, seraient voués à disparaître sans que rien de tout cela ne changeât sa nature profonde. » (p. 39) Marié trop vite et père frustré, il sait qu’il ne trouvera pas dans la sphère intime le bonheur tranquille auquel il aspire. « Au bout d’un mois, il comprit que son mariage était un échec et au bout d’un an, il cessa d’espérer. » (p. 104) Entre ses livres, ses cours et ses étudiants, il mène une vie calme, presque monastique, entièrement dédiée aux mots et à la littérature qui n’en finit pas de l’émerveiller. Loin des mesquineries des instances universitaires, Stoner poursuit obstinément les mêmes principes, peu préoccupé de mener une existence médiocre et sans ambition. À sa mort, personne ne se souviendra vraiment de lui. « Il se voyait comme un homme un peu pathétique. Le genre de bon garçon que l’on salue bien volontiers, mais de loin… » (p. 256)

Je voulais depuis un moment replonger dans ce roman. Je gardais cette relecture pour le moment approprié, et je l’ai trouvé, ce moment : cette lecture est parfaite en ce début d’automne, pour accompagner l’atmosphère de rentrée qui me rend toujours un peu nostalgique. Le long portrait de Stoner est mélancolique et triste, mais il m’emplit le cœur de douceur. Je me reconnais dans cet homme aimable, effacé, avide d’amour, mais privé de le vivre. Cette fois, je ne donne pas ce roman, je le garde, et je sais déjà que je relirai dans quelques années, et avec un plaisir équivalent.

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Les dents de lait

Roman d’Helene Bukowski.

Dans un pays jadis constamment noyé dans le brouillard, la chaleur est désormais écrasante. Les animaux sont tous devenus blancs et les oiseaux ont disparu. Le pont qui traversait le fleuve a été détruit pour empêcher l’arrivée d’étranger·es et la propagation du cataclysme qui a dévasté le reste du monde. Skalde a grandi avec Edith, sa mère qui n’est plus que l’ombre d’elle-même depuis des années. Elle a appris à survivre avec peu, en cultivant ce qu’elle peut et en troquant le reste avec ses voisin·es. Brisant cette autarcie méfiante, une enfant aux cheveux rouges apparaît dans les bois. Skalde la recueille, au mépris des menaces de la communauté qui craint cette intruse. La petite est-elle un changelin comme les dépeignent les légendes ? Est-elle dangereuse ? Face au repli communautaire presque fanatique et aux superstitions mêlées de peur, Skalde et l’enfant ont peu d’échappatoires. « Tu ne peux pas attendre du monde qu’il soit toujours exactement comme dans les livres. » (p. 17)

Les chapitres s’ouvrent ou se ferment sur des paragraphes énigmatiques, oscillant entre poésie et prophétie. « En fuite dans une zone banalisée tu commences à tourner en rond. Mais ça ne fera pas augmenter la distance, reste à estimer l’éloignement réel dans ta tête. » (p. 81) Le sens de nombreux mystères est caché dans ces passages, mais il faut accepter que toutes les questions ne sont pas résolues après la dernière page. Ce livre, comme la vie, continue en dehors du moment où on l’observe. Difficile de savoir ce qui s’est passé ou de qui ou quoi il faut avoir peur. Qu’y a-t-il de l’autre côté du fleuve ? Peut-on seulement y vivre ? Tout cela est finalement de peu d’importance : seul compte l’instant, telle est la loi de la survie.

Je sors de cette lecture tout à fait bouleversée. Le roman d’Helene Bukowski m’a rappelé Le mur invisible et je le range sur mes étagères de ressources féministes et lectures écologistes.

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Verts

Bande dessinée de Patrick Lacan et Marion Besançon.

Les interrogations et les inquiétudes vont croissant : depuis quelque temps, des bébés viennent au monde avec des excroissances végétales sur le corps. La mutation est étrangement belle, mais est-elle contagieuse ou dangereuse ? « Ils redoutent d’être victimes de persécutions. […] La peur est de leur côté, crois-moi ! » (p. 64) Alors que la flore fait montre d’une vitalité incontrôlable et regagne du terrain sur les villes et les zones cultivées, l’humanité est partagée entre accueil inconditionnel de cette vie extraordinaire et rejet strict de tout ce qui n’est pas au cordeau. « Les humains et leur besoin de tout dominer… Petits maîtres bruyants qui font les fiers sans écouter ce qui vit autour. » (p. 123) Mais cela devient inexorable : tous les corps se végétalisent et, par ce fait, gagnent en énergie et en douceur. Ce changement pacifique est unificateur et inclusif : chacun·e porte une plante particulière qui se développe en symbiose avec son organisme. À l’instar des arbres qui communiquent par leur réseau racinaire, les humain·es se relient et retrouvent l’essentiel, réapprenant à écouter et à ressentir, connecté·es dans l’empathie originelle du vivant.

Ce conte fantastique est follement poétique. Il montre des corps qui se délient et gagnent en fluidité et en légèreté. L’être humain se fait nymphe et abat les limites du spécisme. L’histoire illustre à nouveau, pour qui en douterait, combien la peur et le communautarisme peuvent devenir violence et haine stériles : l’humanité pure n’existe pas, ou peut-être la pureté s’atteint-elle en s’ouvrant complètement à toutes les formes du vivant. À l’exception du dernier chapitre qui explose de couleurs, la bande dessinée se déploie en noir et blanc en suivant des familles confrontées à la mutation. La superbe couverture de cet ouvrage a plusieurs fois attiré mon œil en librairie et je suis ravie qu’une des membres de mon groupe de lecture ait récemment présenté ce livre ! Je range évidemment ce bel ouvrage sur mon étagère de ressources écologistes !

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Potins #83

Zep est un bédéiste et musicien suisse né en 1967.

POTIN – Son pseudo est le nom qu’il a donné à son premier fanzine, en hommage à Led Zeppelin.

Lisez : Chansons pour les yeux, Une histoire d’hommes, Découpé en tranches, Un bruit étrange et beau, The End.

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La Brute et le Divin

Bande dessinée de Léonard Chemineau.

Eva quitte son prestigieux poste d’ingénieure pour s’installer sur une île isolée afin de remettre en service une station météorologique. « Le postulant devra pourvoir à ses propres besoins en expérimentant les principes du développement durable dans un milieu rare et précieux. » (p. 15) Seule avec sa petite chienne, à 4 000 km de toute côte, entre galères et réparations de fortune, Eva s’installe et communique avec le ministère qui la mandate pour mettre en valeur les beautés sous-marines et terrestres de son île. Son quotidien laborieux est perturbé par l’arrivée d’une mission d’exploration minière dont les beaux discours de préservation dissimulent mal l’avidité commerciale. Les abords de l’île sont pollués et endommagés : tel David contre Goliath, Eva fait son possible pour défendre son petit paradis du Pacifique.

Le récit alerte évidemment sur la fragilité de l’écosystème aquatique et dénonce le green-washing des sociétés qui se visent que le profit. Les formes et les couleurs de la nature sous-marine sont époustouflantes et certaines planches pourraient être encadrées. L’histoire de cette Robinsonne volontaire et de son combat contre une multinationale et un gouvernement muet vaut surtout pour la beauté de ses dessins. Je range cette belle bande dessinée sur mon étagère de ressources écologistes.

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Après l’incendie, suivi de Trois lamentations

Roman de Robert Goolrick.

Après l’incendie

« Cette maison ne s’était pas construite avec des briques et du mortier, mais avec une cruauté inimaginable, transmise de génération en génération. » (p. 12) Pour sauver Saratoga de la ruine, la jeune Diana Cooke sait qu’elle doit se marier richement. Flamboyant et richissime, le capitaine Copperton semble au premier abord être le meilleur époux possible, mais le mariage devient rapidement triste et violent. Diana endure les brutalités du capitaine et peine à nouer un lien avec leur fils, Ashton. « Elle avait basculé dans cet engrenage subtil et polymorphe qui transforme l’amour en carnage et le mariage en tuerie. » (p. 100) Les années passent et les tragédies se succèdent, toutes alimentées par des désirs non comblés. Ceux et celles qui passent par Saratoga ne le savent pas, mais iels ont tout à craindre des lieux et de leurs habitants. « Elle se faisait digérer par cette maison vorace qui appartenait au fils rêveur qu’elle ne connaissait plus. » (p. 143)

Voilà le premier roman de Robert Goolrick qui me laisse sur ma faim. Les répétitions au fil des chapitres sont agaçantes et parfois incohérentes, et de nombreuses pistes narratives sont esquissées sans être approfondies. L’ensemble manque de corps et de force, contrairement aux autres textes de l’auteur où l’engrenage de la tragédie est parfaitement huilé. J’ai toutefois passé un moment de lecture assez plaisant et j’ai tombé les 300 pages en 2 jours.

Je retiens quelques phrases puissantes.

« Tu ne comprends pas que cette maison est vivante, qu’elle a des exigences, des humeurs, des vengeances. » (p. 247)

« L’histoire de ce monde est celle des liens muets qui unissent les femmes puissantes. » (p. 260)

« L’amour n’est pas une histoire de passion, pour finir. C’est une question de bonté. » (p. 314)

« Les gens du Sud naissent avec une propension à la nostalgie et une tentation de vivre dans le passé, de s’y réfugier comme on enfilerait un pull tricoté par un être cher, et d’y vivre pour toujours. » (p. 326)

*****

Trois lamentations

Dans ce court texte autobiographique, Robert Goolrick convoque le souvenir de trois camarades d’école, chacune moquée pour son apparence : la maigre Wanda, la grosse Claudie et la noire Curtissa. « On ne peut pas toucher tous les cœurs. On ne peut pas toujours donner à l’autre une raison de tenir bon. » (p. 380) Par un geste anodin, le jeune Robert a fait preuve de toute la gentillesse possible pour un garçon du pauvre Sud des États-Unis. L’anecdote est simple et émouvante, et elle éclaire autrement l’enfance déjà décrite dans Féroces.

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Rature

Roman de Philippe Claudel, illustrations de Lucille Clerc.

Le Rature, c’est un bateau que tout le monde connaît au port. « Le Rature était toujours le premier fileyeur à quitter le port, et le dernier à y rentrer. Comme s’il avait hâte de fuir le monde, et peinait ensuite à s’arracher à la mer. » (p. 43) Le capitaine est efficace dans chaque geste, précis dans chaque manœuvre. La mer, il la respecte, et son labeur, il l’aime : entre humilité et gratitude, il lance chaque jour ses filets dans les vagues généreuses. La pêche, c’est plus qu’un métier, c’est une existence. Homme de peu de mots, le capitaine porte au cœur une blessure muette et aigüe, mêlée de l’espoir d’un retour et de retrouvailles.

Avec les mots de Philippe Claudel et les images de Lucille Clerc, nous sommes sur le bateau, dans le roulis, sous les vagues, mais aussi dans les pensées du capitaine. Une nouvelle fois, l’auteur explore un lieu essentiel : ici, ce sont les liquides et vertigineux sommets de la haute mer, plutôt que la montagne, où le héros taciturne trouve son équilibre. La dessinatrice, qui a déjà produit les couvertures de L’archipel du chien, Fantaisie allemande et Crépuscule, a saisi l’insondable beauté de la mer et les tourments de l’âme d’un homme simple, mais profond. L’auteur a toujours les mots justes pour parler du chagrin et de l’amour. Plonger dans l’un de ses textes, c’est la certitude d’être saisie au cœur et de vibrer d’émotions.

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Potins #82

Mona Chollet est une journaliste et essayiste franco-suisse née en 1973.

POTIN – Elle a suivi ses études de journalisme à Lille.

Lisez : Beauté fatale, Sorcières : la puissance invaincue des femmes, Réinventer l’amour : comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Chez soi : une odyssée de l’espace domestique.

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L’impossible retour

Texte d’Amélie Nothomb.

Casanière heureuse à Paris, Amélie Nothomb accepte d’accompagner son amie Pep au Japon au printemps 2023. Se faisant la guide de sa compagne de voyage, elle retrouve son amour profond pour ce pays où elle n’a pas réussi à s’installer. « Le Japon est mon premier échec amoureux et chaque fois que j’y reviens, je revis ce coup de foudre et le constat que je n’y arrive pas. »  (p. 74) Est-il possible d’y revenir avec un œil neuf pour le partager avec une exigeante ignorante qui lui interdit la nostalgie ? « Comment éviter que 2023 cherche les vestiges de 1989 en plus de ceux de 1972 ? » (p. 34) Voici donc la gageure : redécouvrir un pays chéri pour l’offrir aux regards de celle qui ne l’a jamais vu. « Pep s’avère une caisse de résonance extraordinaire. Elle vibre comme le tambour local, elle répercute l’onde de choc en mille fois plus fort. » (p. 32) Même si l’autrice lutte contre la nostalgie, tous ses sens convoqués par les souvenirs et elle retrouve des traces de son père dans de menues choses.

Au terme de ce dernier texte d’Amélie Nothomb, j’ai furieusement envie de relire Chez soi de Mona Chollet : l’essayiste décrit la joie d’habiter son intérieur et de s’y trouver suffisamment bien pour ne pas souhaiter le quitter, mais aussi l’ivresse exaltante et vaine du voyage. Amélie Nothomb est une personne délicate, hautement sensible, attentive au bien-être de son amie et à la qualité de son expérience nippone. « Ce qui m’obnubilait, c’était l’idée d’y aller avec Pep. Non : d’être la guide de Pep sur le sol nippon. Je n’avais jamais été la guide de personne. Guider Pep me paraissait terrifiant. C’est peu dire qu’il s’agit d’une amie exigeante. Mais le plus effrayant, c’était de jouer ce rôle au Japon. C’est mon pays préféré au monde, ma terre sacrée. La simple évocation de son nom suffit à me mettre en transe. Un tel amour ne me donne aucune compétence particulière et m’enlève tout droit à l’erreur. » (p. 9) Comme déjà dans Pétronille, l’autrice parle de ses proches avec tendresse, montrant la connaissance intime et aimante qu’elle en a. Peut-être que je projette mon propre comportement sur celui de Mme Nothomb, mais j’y vois une attitude sacrificielle, une obsession à satisfaire l’autre au-delà de toute mesure.

Je retiens deux jolies choses de cet émouvant récit de voyage. L’autrice a relu À rebours de Joris-Karl Huysmans pendant son séjour et elle a passé un moment – hilarant à mes yeux – dans un café abritant des lapins, animal fétiche de sa compagne de route. « Je leur trouve à tous des airs de gangsters […] / Tu as raison. Un lapin, c’est quelqu’un qui prépare un casse. C’est pour ça aussi que je les adore. » (p. 71) Serais-je capable d’un vol long-courrier juste pour passer un moment entourée de lapins ? Si cela ne menaçait pas d’explosion mon empreinte carbone, c’est tout à fait certain !

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Monologue de la louve

Roman de Gilles Leroy.

Hécube, reine de Troie, mère aux innombrables enfants, prend la parole. « Je n’ai pas toujours porté le malheur ni effrayé les gens sur mon passage. J’étais une femme, une humaine et pas la plus laide, à ce qu’on disait. » (p. 11) Mariée à 13 ans au roi de Troie, devenue esclave d’Ulysse, elle a connu plusieurs vies, la première en tant que femme, la dernière en tant que louve si l’on en croit la légende. Mais avant qu’elle dépérisse sous une grise pelisse, Hécube a assisté à la lente ruine de Troie, causée par Pâris, son fils deuxième-né, venu au monde dans un flot de sang noir, qui a échappé à la mort par exposition et qui a irrité tous les rois de Grèce en s’emparant d’Hélène. Pour Hécube, cette guerre est un non-sens, une occasion pour les mâles couronnés de brandir leur orgueil, de se pousser du col et de remplir leurs caisses. « De mémoire d’hommes, jamais on n’a armé mille vaisseaux pour un enlèvement. D’ailleurs, de quoi parle-t-on si l’épouse ravie était consentante ? Ne dirait-on pas plutôt un banal adultère ? » (p. 61) Certes, les guerriers meurent par milliers, mais ce sont les femmes et les enfants qui souffrent le plus, violé·es et asservi·es par les vainqueurs. « C’est une farce cruelle de la guerre que de faire tomber les captives aux mains des hommes qui ont tué leur père, leur époux ou leurs fils. » (p. 108) Dans les mots d’Hécube, Ulysse n’est pas rusé, il est fourbe et cruel ; même son fils Pâris n’est pas délicat, il est faible et veule. La reine perd un à un ses enfants et le hurlement qui monte de sa gorge est une complainte immémoriale.

Le langage d’Hécube est ample, noble et choisi, comme il convient à une souveraine, mais parfois il se brise sur une vulgarité, un mot grossier, reflétant ainsi la complexité de cette reine déchue et humiliée. Souvent, un chœur antique s’élève et donne la réplique aux protagonistes, enjoignant à l’action ou à la miséricorde, pleurant les victimes et raillant les faibles. Devenue bête fauve, Hécube intrigue toujours et ne rentre dans aucun schéma. « La louve mangeuse de fruits ajoute au mystère de la louve qui pleure, et à mon seul mystère je dois mon salut. » (p. 261) En donnant une voix à la reine troyenne et en développant sa légende, Gilles Leroy réécrit avec brio un épisode antique et mythologique. Je suis friande de ce genre littéraire et je ne peux que vous conseiller Circé et Le chant d’Achille de Madeline Miller, Une rançon de David Malouf ou encore L’obscure clarté de l’air de David Vann. Et pour en finir avec Hécube, je dirai simplement que d’une louve mythique à une autre, il n’y a qu’une foulée de pas…

Du même auteur, je vous recommande Alamaba Song et Zola Jackson.

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La maison des feuilles

Roman de Mark Z. Danielewski.

Quatrième de couverture – En rentrant chez eux un soir, les Navidson – Will, Karen et leurs deux enfants qui viennent à peine d’emménager en Virginie – découvrent qu’une nouvelle pièce a surgi dans leur maison… comme si elle avait toujours été là. Simple inattention ? Canular élaboré ? Mètres, plans et appareils de mesure sont réquisitionnés, et soudain l’explication la plus étrange devient la plus évidente : le foyer des Navidson est plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur. Très vite, d’autres changements surviennent ; un mur se décale, une nouvelle porte apparaît dans le salon et derrière elle un couloir étroit et obscur. Photoreporter de renom et aventurier intrépide, Will s’y risque un soir mais, manquant de se perdre dans ce qui s’avère être un dédale immense, décide de mettre sur pied une équipe d’explorateurs chevronnés, afin d’étudier ce passage qui paraît sans fin et qui, très vite, se révèle l’être pour de bon. Plongée dans le labyrinthe d’une maison impossible, ce roman tout en méandres cache un Minotaure : au cœur de l’obscurité abyssale et toujours croissante, résonne un grondement impie qui semble vouloir déchirer les murs et dévorer les rêves.

Résumer ce livre est impossible et je ne suis pas loin de penser que le lire l’est tout autant. « Ceci n’est pas pour vous. » Tout pourrait commencer et finir par les paroles d’une chanson : C’est une maison bleue… (Il faut lire la dernière édition en couleurs pour comprendre…) Mais voilà qui est trop doux pour l’enfer dans lequel plonge le·a lecteur·rice en ouvrant ce bouquin. « D’infinis enchevêtrements de mots, signifiant parfois quelque chose, parfois rien, se fracturant souvent pour bifurquer sans cesse vers d’autres morceaux. » D’ailleurs, il n’y a pas qu’un texte, pas qu’une œuvre, et les différents niveaux de récits se superposent, se confondent, s’absorbent ou s’annulent. « D’un point de vue purement intellectuel, l’impossible n’est qu’une chose. »

Les notes de bas de page tentaculaires et imbriquées, très souvent construites en écho ou en boucles, sont un roman à elles seules, une œuvre parallèle qui mérite la même attention que le texte principal. Avec ses polices changeantes et sa mise en page anarchique, ce casse-tête éditorial est un texte composite, fragmentaire et lacunaire, tortueux et labyrinthique, piégeux et exigeant, digressif et pour le moins terrifiant. « La maison de Navidson peut-elle exister sans qu’on en fasse l’expérience ? Est-il possible de concevoir cet endroit comme ‘non façonné’ par les perceptions humaines ? » La maison des feuilles, c’est un livre dont vous n’êtes pas le héros, et bonne chance pour en sortir ! « Ce qui est réel ou ce qui ne l’est pas importe peu. Les conséquences sont les mêmes. »

Ai-je aimé cette lecture ? J’ai apprécié l’expérience, c’est certain, et je ne me suis pas ennuyée à suivre les tortueux chemins de cette histoire schizophrénique. « En leur absence, la demeure des Navidson était devenue quelque chose d’autre, et sans être exactement sinistre ou même menaçant, le changement réduisait néanmoins à néant tout sentiment de sécurité ou de bien-être. » Ce qui est moins certain, c’est savoir si j’en retiendrai quelque chose à long terme, autre qu’un intense sentiment d’errance et d’interrogation. Toutefois, je voulais depuis longtemps m’attaquer à ce monument de la littérature de genre : il est toujours satisfaisant de cocher une case dans sa bucket-list littéraire !

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