Il est rare qu’un roman étranger affiche en première de couverture le nom de son traducteur. Quand j’ai vu « traduit par Anna Gavalda », j’ai failli partir en courant, mais une petite admonestation personnelle m’a convaincue de laisser sa chance à ce livre qui ne m’avait rien fait. Et bien m’en a pris ! Anna Gavalda a traduit ce roman sans y glisser les tics et les tournures qui m’ont tant agacée dans les quelques romans que j’ai lus de cette auteure. Finalement, c’est un grand merci que j’adresse à la traductrice pour m’avoir fait découvrir ce roman de 1965 qui mérite d’être très largement connu. Mais venons plutôt au roman.
William Stoner est né en 1891 dans une famille de paysans pauvres. Dans l’espoir qu’il reviendra à la ferme mieux armé pour affronter une terre ingrate, ses parents l’envoient à l’université de Colombia, dans le Missouri, pour suivre un cursus en agriculture. Mais rapidement, le jeune Stoner se découvre un intérêt immense pour la littérature et il abandonne l’agriculture pour s’inscrire en licence de lettres. « Ses doigts malhabiles tournaient les pages avec le plus soin, terrifiés qu’ils étaient à l’idée d’abîmer ou de déchirer ce qu’ils avaient eu tant de mal à découvrir. » (p. 25) Stoner est loin d’être un génie, mais il finit par obtenir son doctorat et devient professeur au sein de l’université de Colombia.
Quand survient la Première Guerre mondiale, Stoner décide de ne pas s’engager. « On ne devrait pas demander aux professeurs de détruire ce qu’ils ont, leur vie durant, cherché à édifier. » (p. 54) Cette décision est la première d’une longue liste qui, pour être raisonnable, n’en est pas moins mauvaise puisqu’il la portera toute sa vie avec embarras. Survient Edith Bostwick, jeune fille de bonne famille, et voilà que Stoner s’enflamme et n’envisage plus la vie sans elle. Le mariage est rapidement conclu, mais il tourne au vinaigre dès la première nuit. Toute la vie conjugale de Stoner sera alors marquée par le ressentiment et l’inimitié, et ces sentiments amers troubleront durablement l’unique enfant du couple.
Stoner n’a qu’une passion, le savoir. Il enseigne dans l’espoir d’être un passeur, mais une querelle avec un autre professeur entrave sa carrière. Une nouvelle fois, il se résigne et poursuit une vie universitaire studieuse et têtue, comme si le travail était sa seule planche de salut. « Pendant les vacances de Noël, […], William Stoner pris conscience de deux choses : d’une part l’importance et la place cruciale de sa fille dans son existence, d’autre part l’idée qu’il était possible, qu’il lui était possible de devenir un bon professeur. » (p. 152)
Époux raté, père meurtri et professeur frustré, Stoner est un personnage très émouvant qui semble programmé pour ne faire que les mauvais choix et pour battre en retraite quand on attendrait de lui qu’il se batte. « Tout ce qu’il l’émouvait, il l’abîmait. » (p. 153) Il n’a rien d’un lâche ou d’un looser, mais il est sans envergure et il ressent constamment une« absence à lui-même », comme si les évènements se déroulaient sans lui et sans qu’il marquât l’histoire. « Il avait quarante-deux ans. Il n’y avait rien devant qui le motivât encore et si peu derrière dont il aimait se souvenir. » (p. 245) Stoner n’a que la force des faibles, cette patience sans espoir qui permet d’attendre des jours meilleurs.
Quelle tendresse j’ai eu pour cet homme long et courbé, besogneux et habité par une passion désespérée des livres ! « Il n’avait jamais perdu de vue le gouffre qui séparait son amour de la littérature de ce qu’il était capable d’en témoigner. » (p. 152) Ce roman n’est pas flamboyant, il ne s’y passe finalement pas grand-chose, mais il développe une lente réflexion sur la vie de ceux qui ont besoin des livres. Avec l’histoire des États-Unis en filigrane – prohibition, krach boursier de 1929, pauvreté paysanne, modernisation –, la vie de Stoner n’est pas une pièce tragique, c’est une parabole. Amis des livres, ce roman est pour vous !