La confrontation

Roman de Clara Dupont-Monod.

Elon Musk a pris en otage une classe de maternelle dans une école française : c’est la situation qu’Émile doit prendre en main. « Je suis négociateur parce que les mots sont mes armes. Mais je débarque en paix. » (p. 6) Donc, Elon Musk est au bout du fil – c’est du moins ce que prétend le preneur d’otages – et ce qu’il demande est assez étonnant. Alors qu’il est le directeur d’entreprises qui développent des technologies toujours plus innovantes, voilà qu’il part en croisade contre l’une d’entre elles. « C’est un dingue intelligent. Les pires… » (p. 20) Les heures passent, les enfants ont faim et sont fatigués, et Émile cherche encore comment atteindre son interlocuteur sans mettre en danger la petite classe. « Vous avez affaire à un homme qui est en train de tout perdre. » (p. 53) Chaque minute compte et les deux hommes découvrent chacun les secrets de l’autre.

Ce très court roman se lit facilement et interroge avec une acuité certaine l’usage déraisonné des réseaux sociaux et le développement incompressible de l’intelligence artificielle. Hélas, mon intérêt a fortement décru quand les motivations du preneur d’otage sont dévoilées. Je ne peux en dire davantage, au risque de divulgâcher l’intrigue. Ce texte est loin d’être celui que j’ai préféré dans l’œuvre de Clara Dupont-Monod, mais sa lecture a résonné assez agréablement avec celle de Wanted de Philippe Claudel.

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Décoder Disney-Pixar – Désenchanter et réenchanter l’imaginaire

Essai de Célia Sauvage.

Quand on pense « dessin animé », et surtout « dessin animé Disney ou Pixar », la première idée est qu’il s’agit d’une œuvre qui porte des valeurs familiales, rassurantes et inoffensives. Après tout, Disney, c’est l’univers de la magie et du divertissement : en quoi ce studio, machine à cash déclinée en multiples entreprises, pourrait-il être problématique ? C’est finalement assez simple à comprendre : la culture populaire véhicule des messages forts, des clichés et des représentations. Et s’il y a bien un studio d’Hollywood qui nourrit cette culture, c’est Disney-Pixar !

Ce que propose l’essayiste Célia Sauvage, c’est de faire un pas de côté et de poser nos lunettes teintées de nostalgie pour regarder autrement les films produits par Disney et/ou Pixar. « Il leur est difficile d’associer une dimension critique à un divertissement jugé familial et innocent. Les films d’animation convoquent par ailleurs des souvenirs souvent très personnels, très précieux. Critiquer un film Disney-Pixar, c’est critiquer une partie de soi, une partie de nous. C’est exposer au grand jour la mort de son âme d’enfant et faire preuve d’un sérieux bien trop adulte. » (p. 20) Dès que l’on consent à cet effort, il n’est pas difficile de voir le discours hétéronormatif, les stéréotypes de genre, la grossophobie, la perfection hégémonique des corps blancs, la masculinité toxique et la féminité passive, la culture du viol, l’exclusion ou les humiliations faites aux minorités queers, l’impérialisme et l’assimilation forcée des peuples premiers ou indigènes, l’handiphobie et le validisme, etc., etc. Cette liste interminable fait froid dans le dos, mais tout n’est pas perdu, car il y a toujours eu de la transgression dans les œuvres de Disney et Pixar : encore faut-il savoir la repérer… « Apprendre à décoder ce cinéma, c’est apprendre à s’outiller pour développer un autre regard, parfois subversif. Il faut accepter de voir au-delà des représentations problématiques pour décoder des lectures à contre-courant des critiques devenues connues de tou·tes. » (p. 390)

Dans son essai, l’autrice parle aussi de l’histoire des États-Unis et des événements qui expliquent certains choix de Disney : le code Hayes, les lois Jim Crow, le syndicalisme, le maccarthysme, l’opposition à la guerre du Vietnam ou encore le contrôle incessant sur le corps des femmes, par les régimes ou le fitness. « Les hommes puissants disposent du privilège d’être gros, mais pas les femmes. Les princesses ne mangent jamais. » (p. 49) Le monde évolue, et les récits du studio d’animation tout autant. À mesure de ses nouveaux films, Disney progresse et propose de nouveaux modèles en déconstruisant les clichés et en donnant à voir la diversité sociale, mais rien n’est gagné ni jamais définitivement acquis. Il y a de nouvelles façons de faire famille ou encore une célébration de l’amitié en tant que relation qui n’est pas un pis-aller à l’amour. Les histoires se veulent plus inclusives, moins figées, plus en phase avec le monde dans lequel elles s’inscrivent. « Politiser le cinéma d’animation, c’est aussi politiser notre rapport au jeune public. »  (p. 391) Déconstruire notre regard et revoir notre paysage mental, c’est faire de nous de meilleur·es adultes pour nous, nos contemporains et les générations à venir.

J’ai lu avec passion cet ouvrage très bien écrit et très documenté. Il m’a replongée dans mes souvenirs et donné envie de revoir tous ces films que j’aime tant, avec des yeux neufs. Cette lecture me rappelle, en un sens, l’ouvrage de Lou Lubie, Et à la fin, ils meurent. Contes de fées et Disney, même combat : on ne va pas laisser les oppressions du passé définir nos comportements présents et futurs !

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Starman – Quand Ziggy éclipsa Bowie

Roman graphique de Reinhard Kleist.

« L’époque était sombre et l’avenir incertain. Tu as senti ce que les gens voulaient entendre. » (p. 20) Ziggy Stardust, c’est la créature qui échappe à son créateur : il fascine, électrise les foules et déchaîne les passions. « Ziggy montrait à chacun d’entre nous que la personnalité d’un être a bien plus de facettes et que nous portons en nous bien plus de créatures que nous le pensons. » (p. 82) Derrière le personnage, il y a David Bowie, chanteur qui se réinvente depuis ses débuts, toujours en quête d’une nouvelle forme d’expression artistique. Hélas, la réussite a son revers et l’artiste perd pied. « Je ne sais plus si c’est moi qui ai créé Ziggy ou si c’est l’inverse, Ziggy me dévore ! » (p. 144)

Je n’ai rien appris de nouveau sur l’histoire de David Bowie : Angela, Haddon Hall, les premiers groupes, la schizophrénie de Terry, les déboires avec Tony Defries, l’amitié avec Iggy, les excès qui accompagnent le succès démesuré ou encore le soutien solide de Coco. Mais sans rien découvrir, j’ai suivi avec plaisir le parcours d’un artiste que j’admire tant. L’interprétation en image des chansons de David Bowie est très réussie, et j’ai évidemment chantonné chaque parole ! La chronologie déconstruite est un parti pris intéressant et les aller-retour entre les époques accentuent les ruptures de rythme dans la vie du chanteur. Les chapitres ont des couleurs sépia pour parler des années maigres, avant la renommée. La palette se fait follement pop et fluo pendant la ziggymania et la période à Los Angeles, puis plus apaisée pendant l’anonymat salvateur et la retraite créative à Berlin. C’est un bel ouvrage que j’ai lu avec gourmandise, des notes plein les oreilles !

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Downlands

Bande dessinée de Norm Konyu.

James est dévasté par le décès de Jen, sa sœur jumelle. La veille de sa mort, l’adolescente dit avoir vu un terrifiant chien noir. « Il a bondi droit à travers moi. Il était froid. Si froid que ça brûlait. » Le frère orphelin de sa moitié veut comprendre ce qu’est ce chien et pourquoi il apparaît si souvent avant les drames. À la maison, le silence recouvre tout et, chez les voisin·es, la commisération devient pesante. « Encore du thé. On n’arrêtait pas de me donner du thé. Comme si ça allait régler les problèmes. » Avec l’aide d’une vieille dame moins effrayante que ne le disaient les rumeurs, James entrouvre une porte vers une autre dimension, à la poursuite du molosse et sur la trace d’autres apparitions locales. En s’engouffrant dans un monde étrange à la recherche de sa sœur, le jeune garçon élucide de sombres mystères.

Au gré de retours dans le passé et de légendes, l’intrigue se fait jeu de pistes et chasse aux indices. D’un chapitre à l’autre, on comprend les liens entre les habitant·es d’une rue marquée par les chagrins, dont les souvenirs sont préservés par les archives, les coupures de journaux et les photographies. « Ce n’est pas qu’une rue dans un village. Et il y a tant à raconter. » Les décennies se succèdent et des spectres tourmentés passent dans les demeures. Cette œuvre parle très tendrement du deuil et des malheurs qui perdurent au-delà de la mort. Et il faut parfois le courage d’une âme en peine pour libérer les esprits tourmentés qui hantent le monde des vivants. J’ai énormément apprécié la composition de l’intrigue, avec ses légers changements de mise en page pour différencier les époques. Le dessin géométrique m’a également séduite : il permet une épure qui n’obère aucune émotion et laisse la place à l’imagination, déjà follement titillée par le folklore développé par l’auteur.

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Une femme simple et honnête

Roman de Robert Goolrick.

Catherine Land arrive dans l’hiver éprouvant du Wisconsin, en 1907. Elle doit y retrouver Ralph Truitt pour l’épouser. Ces deux-là se sont rencontrés par les annonces matrimoniales. Ralph est veuf depuis 20 ans et se morfond dans une solitude froide secouée de désirs non assouvis. Catherine est une trentenaire d’une beauté époustouflante, mais surtout « une femme ordinaire qui avait tant besoin d’un mari qu’elle était prête à épouser un inconnu de vingt ans son aîné. » (p. 26) Ce mariage, c’est celui d’une sensualité brûlante et d’une avidité inquiète, avec pour témoin une violence qui confine à la folie dans les congères interminables des plaines américaines. Catherine a plus d’une raison de se rapprocher de ce veuf esseulé. Et Ralph ne cherchait pas uniquement une épouse pour réchauffer son lit : il veut reconstituer un foyer et retrouver son garçon, un jeune homme vain et odieux. « Il est la création pure et simple de sa mère. Raffiné à l’excès. Immoral en tout. Un ravissant rien. Truitt ne l’aimera pas. Il ne le supportera pas plus de cinq minutes sous son toit. Ils n’ont rien à se dire, ils ne parlent pas la même langue. » (p. 174) La rancœur entre le père et le fils est aussi aigüe que le blizzard et sous-tendue d’un terrible désir de vengeance.

J’ai relu ce roman avec un plaisir immense. Les lassitudes si tristes de Catherine et Ralph m’ont autant émue que la première fois : je me reconnais un peu dans ces personnages qui ont un tel besoin d’apaisement, de conclusion et d’achèvement. Par chance, j’avais oublié certains détails de l’intrigue et j’ai été délicieusement surprise, comme lors de ma découverte de ce roman. Depuis cette lecture en 2009, j’avais gardé en tête la puissance littéraire de Robert Goolrick et je suis ravie d’avoir poursuivi ma découverte de son œuvre.

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Les gens qui luttent

Ouvrage de Jean-Marc Flahaut, illustré par Fannie Loget.

Je me réjouis toujours de découvrir un nouvel exemplaire de la collection « Les gens qui… », publiée par les éditions Venterniers. Et contrairement à certains livres de ma PAL qui attendent leur tour de nombreuses années avant de passer sous mes yeux, « Les gens qui… » sont immédiatement invités dans mes heures de lecture.

Ce volume est plus que nécessaire au regard de l’actualité, mais lutter, ce n’est pas uniquement combattre et protester. C’est aussi rire, planter, voler, partager, espérer, accueillir et, plus que jamais, lire.

Je vous laisse avec trois jolis extraits de ce bel ouvrage qui rejoint ma petite collection.

« Les gens qui luttent connaissent aussi la patience. »

« Les gens qui luttent sabotent les causes du malheur. »

« Les gens qui luttent ont la nostalgie du futur. »

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La nuit au cœur

Texte de Nathacha Appanah.

L’autrice raconte les violences conjugales subies par trois femmes, dont elle-même. Violences quotidiennes, physiques, psychologiques, sexuelles, violences jusqu’aux menaces de mort, violences jusqu’aux féminicides de deux des femmes dont il est question. « C’est le châtiment terrible d’être tué par la personne qui dit vous aimer. » (p. 66) L’autrice a échappé – de justesse sans doute – à l’homme qui exerçait sur elle une emprise totale et annihilante. « Où est passée ma capacité à réfléchir et à penser ? » (p. 27) Dans son texte, Nathacha Appanah présente trois femmes qui courent pour échapper à leur conjoint, qui courent pour leur vie, tenaillées par la terreur, horrifiées que cette scène soit la dernière. « Il y a tant de façons de mourir et il y a tant de manières d’avoir peur. » (p. 59) Il faut dire le prénom des deux victimes de féminicide : Emma et Chahinez. Il faut écrire sur ces femmes qui, avant de mourir, ont été effacées de leur vivant par des hommes oppressifs. Il faut dire toutes les ruses pour gagner une heure de tranquillité, pour tenir l’angoisse en respect, pour traverser les jours en équilibre. « La survie, avant tout. Parfois il faut rester tranquille et faire la morte. Parfois il faut se débattre, parfois il faut courir. » (p. 113)

Nathacha Appanah aurait pu être une unité supplémentaire dans les statistiques des violences faites aux femmes et dans le nombre annuel des féminicides. Puisqu’elle a vécu et qu’elle a survécu à son bourreau, elle veut tirer de l’oubli Chahinez et Emma, ne pas les laisser à l’état de faits divers. « J’écris comme on comble un trou, j’écris comme on crée un lien. » (p. 154) Elle veut surtout dénoncer le traitement judiciaire et médiatique des féminicides. Et puisque la société échoue souvent à protéger les femmes et à leur rendre justice, Nathacha Appanah convoque les coupables dans un espace dont ils ne peuvent pas s’échapper. « Je mets cet ouvrier, cet employé et ce poète dans une pièce vide. […] Dans cette pièce qui n’existe que dans ma tête, il y a un dispositif que j’actionnerai quand ils seront résignés. […] C’est un dispositif qui les empêchera de prétendre à la folie, à l’amnésie, qui leur interdira de parler de responsabilité partagée. Dans ce lieu vitreux, il n’y aura aucune place pour les explications psychologisantes qui ne servent qu’à disculper les coupables, à susciter l’empathie et à effacer leurs victimes. » (p. 9 &10)

J’ai lu ce roman de Nathacha Appanah comme ses précédents, en apnée, noyée d’émotions et de colère face aux souffrances des femmes, mes sœurs. L’emprise d’un homme mauvais, je l’ai connue et je la revis parfois dans mes cauchemars. « Ce n’est pas violent, mais ce n’est pas doux. C’est autoritaire et sournois. » (p. 30) L’autrice traite avec une délicatesse immense un sujet dont on a bien compris qu’il n’était la grande cause d’un certain quinquennat que pour faire joli… Lisez Le ciel par-dessus le toit et Tropique de la violence de Nathacha Appanah : vous y trouverez le même plaidoyer pour l’humanité.

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Moon 42.195

Roman de Fabrice Aubert.

Quatrième de couverture – Participer au premier marathon sur la Lune ? Pour Augustin, ex-champion olympique, l’enjeu dépasse largement le défi sportif. Il doit affronter son passé, surmonter ses phobies et se mesurer à une adversaire redoutable. Ancienne présidente des États-Unis, cette milliardaire dirige le plus grand cartel de l’espace. Moon 42.195 est l’occasion pour elle de faire main basse sur le satellite de la Terre. Et elle est prête à tout pour y parvenir. Le 21 juillet 2069, le jour du centenaire du premier pas sur la Lune, 17 athlètes s’élancent pour 42 kilomètres à travers un désert de poussière et de cratères. Malgré leur combinaison révolutionnaire simulant la gravité terrestre, chacun de leurs mouvements reste un danger. Surtout quand, dans l’ombre, la moindre cybermanipulation peut tout faire basculer…

Quand j’ai recours à la quatrième de couverture d’un ouvrage, c’est souvent parce que j’ai abandonné ma lecture. Ici, pas possible de passer à autre chose, car ce livre est dans la sélection du prix littéraire auquel je participe, donc j’ai fait mes devoirs. Je ne doute pas un instant de l’immense travail fourni par l’auteur pour produire son roman : on n’écrit pas plus de 350 pages sans un minimum d’efforts.

Hélas, la lecture m’a aussi demandé des efforts. Ce premier roman collectionne les défauts que l’on redoute dans les œuvres des auteur·ices débutant·es. Le style est assez scolaire et les parties narratives sont trop longues : il y a trop d’échanges rapportés qui auraient dû être des dialogues, notamment pour insuffler plus de dynamisme dans l’histoire. Voici un extrait pour illustrer ces deux problèmes : « Ritva repris la parole et demanda à son époux s’il avait pu joindre son père. Augustin, qui craignait qu’elle ne revienne sur la présence d’Aileen, accueillit cette question avec soulagement. Il lui indiqua que Patrice lui avait laissé un message juste avant son arrivée à Hawaï pour lui expliquer que les premières séances de son traitement ne s’étaient pas bien déroulées. Il ajouta qu’il l’appellerait lors de sa prochaine communication validée par le « Ground control », le centre de contrôle de la mission installé sur « Big Island. » (p. 119 &120) Par ailleurs, les relations entre les personnages – dont la caractérisation est très inégale – sont assez attendues, tout comme la fin. Je n’ai pas détesté cette lecture, mais je n’avais aucune hâte de la retrouver.

Livre lu dans le cadre du prix Sport Scriptum.

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La dernière vague

Récit autobiographique de Charles Biétry.

Charles Biétry est né le 5 novembre 1943. Il a 81 ans quand il entreprend de raconter son histoire. 81 ans, c’est une longue vie, avec beaucoup à dire : l’enfance, les études, le métier de journaliste – d’abord pour l’AFP, puis chez Canal+ ou encore France Télévisions –, la vie de famille, et puis la mort qui s’approche sous les traits de la maladie de Charcot. La passion de Charles Biétry, c’est le sport : empêché de le pratiquer à un niveau professionnel, il en fait tout de même son quotidien. « Je serai donc journaliste. Un moyen par défaut de fréquenter le haut niveau sans en faire partie. » (p. 21) Entre deux souvenirs sportifs, l’homme raconte les vagues sur la plage de Carnac, longues et belles comme tous les moments d’une vie. Il se sait en sursis, en attente de l’ultime déferlante qui s’échouera sur la grève de son existence. Face au ressac empêché d’une respiration de plus en plus incertaine, l’ancien journaliste jette les mots dans son traitement de texte : il est urgent de tout dire avant d’envisager l’apaisement d’une mort assistée. « Je comprends ce qui me gagne : toujours pas la peur de mourir, mais la peur d’avoir peur. » (p. 94)

Charles Biétry raconte avec gratitude. Il remercie pour les rencontres et les échanges, pour la chance ou le hasard d’avoir été au bon endroit à l’instant propice, pour la vie simple et heureuse avec ses proches et pour la vie frénétique à suivre des compétitions nationales, internationales et olympiques. Homme de mots, il a le sens de la chute, de la phrase finale pour chaque chapitre. Il a aussi le sens du beau quand il parle de l’océan et de sentiments. « Notre amour ne disparaîtra pas. L’éternité n’est pas assez longue pour que je l’oublie. » (p. 176) Son récit, dernière prise de parole avant que la maladie ne paralyse ses poumons, est un concentré d’émotion et de sincérité. Chaque souvenir est brandi comme autant de digues dressées pour retarder la dernière vague. « Depuis mon père au siècle dernier jusqu’à mes petits-enfants aujourd’hui, le ballon a toujours roulé dans le sens de la vie. Dommage qu’il s’arrête pour moi… » (p. 199) J’ai lu les mots de Charles Biétry avec un cœur gonflé de chagrin anticipé : l’homme se sait mourant et, s’il ne croit pas qu’un traitement sera trouvé assez tôt pour le sauver, il espère que la France lui permettra de partir dignement.

Livre lu dans le cadre du Prix Sport Scriptum 2025.

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De silence et d’or

Récit d’Ivan Butel.

En 2000, Cha, nageur espagnol, remporte 5 médailles d’or aux Jeux paralympiques de Sydney. Son handicap, c’est une séquelle irrémédiable de son passage en prison : membre d’un groupe antifranquiste, Cha avait été condamné à 84 ans de prison pour avoir assassiné un homme. Derrière les barreaux, il a entamé une grève de la faim qui lui a coûté ses jambes. Libéré sous caution, Cha s’est mis à nager, encore et encore. Désormais, il se hisse sur les podiums, mais ses succès olympiques sont sans cesse revus à l’aune des fautes de son militantisme passé. « L’histoire de Cha raconte, à sa façon, la défaite du terrorisme d’extrême gauche et de la violence révolutionnaire. » (p. 52) Les exploits sportifs rachètent-ils le crime ? Le handicap est-il une amnistie ? Ce qui se joue, au-delà du destin du nageur, c’est un pays qui peine à panser les plaies de la dictature et de la guerre civile. Il faut d’une part lutter contre les non-dits et le tabou social d’avoir été de tel ou tel camp, et d’autre part écouter la douleur des victimes et de leurs proches, qu’iels aient été franquistes ou d’extrême gauche.

Ivan Butel a suivi l’athlète pendant des années, au gré des Jeux olympiques et en dehors. « Je suis l’archiviste de cette histoire. » (p. 14) En découvrant l’histoire de Cha, il revisite celle de sa propre famille et des années de plombs en Italie, autre pays d’Europe marqué par de profondes souffrances sociales. Cha ne se cache pas, il ne tait pas son passé ni son crime, mais il ne les revendique pas. C’est face aux autres qu’il est parfois difficile de garder la tête haute : la peine est purgée, mais la marque d’infamie ne s’efface pas. Ce que raconte Ivan Butel, c’est aussi le pardon : celui que le système judiciaire accorde, celui que la société tarde à donner et celui que l’on doit se permettre pour continuer d’avancer. « Les gens d’ici ont su, et savent encore, regarder ma vie comme une trajectoire. Ils ne s’arrêtent pas sur telle ou telle étape, ils la regardent de façon dynamique. » (p. 120) Ce très beau récit m’a rappelé Ne t’arrête pas de courir, de Mathieu Palain, autre histoire de réprouvé.

Livre lu dans le cadre du Prix Sport Scriptum 2025.

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Et à la fin, ils meurent – La sale vérité sur les contes de fées

Bande dessinée de Lou Lubie.

Saviez-vous que le conte Cendrillon a des origines chinoises ? Cette histoire de pied si petit et parfait qu’il ne peut entrer que dans une seule chaussure, ça ne vous rappelle pas un peu les pieds bandés (et mutilés, disons-le clairement) des femmes chinoises ? Voilà, c’est cela que présente Lou Lubie, un panorama des contes sans le filtre rose de Disney. Mais attention, Charles Perrault, Giambattista Basile ou encore les frères Grimm n’ont rien inventé : ils ont transcrit des récits de la tradition orale, véhiculés depuis des millénaires et qui ont largement évolué au fil des siècles et des régions. En recontextualisant les contes et en racontant la vraie histoire, Lou Lubie produit un ouvrage aussi instructif qu’hilarant. « Ne rentre pas trop tard, sinon ça fait pute ! La dernière citrouille est à minuit. » (p. 18) Attention, les contes de fées, c’est trash : cannibalisme, yeux crevés, tortures, écorchage, sexualité pas toujours consentie, etc. Non, n’offrez pas le livre de Lou Lubie à votre nièce qui adore les princesses Disney… « Punition des méchants, bonheur absolu : c’est la formule des contes de fées. Et elle marche même dans les histoires les plus atroces. » (p. 117) Il me reste un orteil coupé, je vous le mets quand même ?

Au-delà des histoires originales, l’autrice-dessinatrice s’intéresse au sens des contes : sexistes, racistes, validistes, antisémites, racistes, c’est aussi ça, les contes de fées. Si on peut remercier Walt Disney d’avoir rendu ces récits regardables par les mômes, on lui pisse à la raie d’avoir créé l’archétype de la princesse passive qui a pour seules qualités d’être belle, de chanter et d’attendre que le prince fasse d’elle une vraie femme. On souffle…

Après Racines où il est question du traitement des personnes racisées dont les cheveux ne sont pas lisses, j’ai dévoré cet ouvrage sur les contes de fées dont j’étais et suis toujours très friande. J’apprécie énormément de découvrir l’origine des histoires. L’humour de l’autrice fait mouche : j’aime son ton poil à gratter et ses prises de position nettes. Bref, voilà une lecture délicieuse, drôle et passionnante !

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Footboys

Roman de Mathieu Tulissi Gabard.

À 15 ans, Mathieu intègre le Montpellier Hérault Sport Club. C’est loin de chez lui, mais quelle chance d’intégrer un centre de formation. Avec ça, c’est certain, il deviendra pro. Il ne s’attendait pas au bizutage, au manque d’encadrement, à la difficulté de la séparation et à l’adolescence volée. « Bienvenue en misère affective, au beau milieu d’un désert de soin psychologique, sur le vaste continent de la souffrance physique. » (p. 35) Mais ces sacrifices et ces chagrins, ce n’est pas pour rien s’il peut jouer, se perfectionner. Hélas, les semaines passent et rien ne s’améliore. Les espoirs sont déçus, le plaisir disparaît, la passion vacille. Il y a certes peu d’appelés dans les centres de formation, mais encore moins d’élus. Quand l’échec se profile à l’horizon, certains choisissent les excès, d’autres trébuchent dans le désespoir. « Pour moi la vie elle comptait pas si y avait pas d’foot. » (p. 7)

Adulte, Mathieu raconte son histoire et il fait parler ses anciens copains du centre. Tous disent les maltraitances de l’institution, l’absence de considération, l’impression d’être remplaçables. Ils avaient un talent certain, mais n’ont pas percé dans le milieu. Il leur reste l’amertume, les regrets, des dépressions longues à guérir et une vie à réaxer à côté du football. « J’avais le ballon comme ami compagnon de confiance, mais il a été utilisé contre moi, violenté, transformé, raffiné, industrialisé, vidé, désenchanté, dangereux, blessant, je ne sais plus qui il est, je dois m’en séparer, le renier, l’abandonner… » (p. 95) Les anciens espoirs du ballon rond et leur entourage font entendre des voix brutes et poignantes, sans retouche, presque sans ponctuation, sans pause. Ce sont des cris de rage longtemps retenus, des cris de douleurs : comment se remet-on d’avoir perdu son rêve de gosse et d’avoir dû ravaler ses cris de victoire anticipés ? « J’veux plus qu’y ait des sportifs comme moi qui souffrent de leur passion. » (p. 30) Ce texte nourri de souffrance est un cri d’alerte : il faut mieux accompagner les jeunes athlètes, les encadrer au-delà du sport et, si ce dernier ne devient pas leur métier, leur aider à dépasser la déception pour continuer à vivre. Le seul reproche que je formule est la confusion des genres : la première page annonce un roman, mais il s’agit plutôt d’un récit émaillé de témoignages. Cela ne change rien à l’histoire, mais modifie sa réception.

Livre lu dans le cadre du Prix Sport Scriptum 2025.

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Le Nazi et le Barbier

Roman d’Edgar Hilsenrath.

Né en 1907, Max Schulz est un « aryen pure souche », même s’il ne sait pas qui est son père. Son récit est celui de sa vie, depuis sa première minute sur terre, sans omettre aucun détail sordide. Il raconte son beau-père abusif, sa mère pute, mais aussi son amitié avec Itzig Finkelstein, fils du meilleur coiffeur juif de Berlin. Les deux amis n’ont pas le physique de leurs identités : Max est brun et malingre, Itzig est l’archétype blond tant vanté par les nazis. Ce que raconte Max, ce sont aussi ses crimes, et il prend son temps. « Je vous fais poireauter, pas vrai. Ça vous titille, hein, de savoir quand est-ce que je suis devenu meurtrier de masse ? » (p. 60) Pendant la Deuxième Guerre, Max est du côté des bourreaux et des génocidaires. Mais quand la guerre prend fin, il faut bien continuer à vivre. Alors, grâce à une poignée de dents en or et une absence totale de vergogne, Max devient Itzig. « J’ai toujours été un idéaliste. Un idéaliste qui sait changer son fusil d’épaule. Quelqu’un qui sait que la vie est plus facile du côté des vainqueurs que des vaincus. […] Et comme les Juifs ont gagné la guerre… » (p. 136) Sous sa nouvelle identité, il quitte Berlin en ruines pour une colonie juive en Palestine. Il se marie, installe son salon de coiffure à Tel-Aviv, devient membre de la Haganah et participe à la fondation d’Israël

« Le génocidaire que je suis » (p. 8) : un nazi convaincu qui devient un sioniste enragé, c’est une satire féroce que seul le talent d’Edgar Hilsenrath pouvait porter. Du bois grinçant dont sont faits tous les textes de cet auteur, ce roman interroge l’Histoire du point de vue des perdants et des lâches. « Moi […] Max Schulz, je n’ai jamais haï les Juifs. Hein ? Pourquoi j’ai tué ? » (p. 181) En dépit de son identité double, dédoublée, schizophrénique, dissociée et très encombrante, l’ancien nazi ne peut échapper à ses remords : plus il s’investit dans la défense d’Israël et plus il se convainc d’être Juif, plus il demande le pardon. « Je vous assure que moi, Max Schulz, je poursuis le même but que vous ! […] Une peine contre moi-même qui puisse satisfaire mes victimes ! » (p. 346) J’ai relu ce texte avec la même admiration que lors de ma découverte. Je me souviens aussi du seul-en-scène que j’avais vu dans une minuscule salle parisienne : l’acteur animait cette fable absurde avec une puissance époustouflante.

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La fugitive

Roman d’Herbjorg Wassmo.

Sanne est une autrice en perte d’inspiration, quelque peu meurtrie par le succès mitigé de ses livres. Ses nuits convoquent souvent le même cauchemar, ce souvenir de cave quand elle était enfant à l’orphelinat. Heureusement, il y a Frank, son amant. Heureusement ? Peut-être pas, tant l’homme, marié et père de famille, fait peu de cas de la jeune femme et la sollicite uniquement selon son bon plaisir. Voilà qu’arrive Frida : cette inconnue semble tout savoir de Sanne et elle est bien décidée à la secouer de son quotidien morne et sans perspective. « Il existe dans la vie d’autres choses que Frank. Il est un virus. Il te faut une bonne suée pour t’en débarrasser. Ou encore t’en servir sans être sous son contrôle. […] Si tu lui donnes un rôle secondaire dans ton livre, il perdra de son pouvoir sur ta vie. En fait, tu peux faire de lui exactement ce que tu veux. » (p. 55) Profitant d’une manne inattendue, Sanne et Frida quittent la Norvège et se lancent dans un extravagant voyage à travers l’Europe. Frida veut pousser son amie à vivre, et surtout à écrire. Mais pour ça, Sanne doit choisir la liberté et larguer de lourdes amarres : traumatismes d’enfance, échecs sentimentaux, certitudes viciées, tout cela cède devant le non-conformisme têtu de Frida, son insouciance et sa rage d’exister.

Voilà un roman d’Herbjorg Wassmo qui m’a un peu laissée sur le bord de la route. Je n’ai pas réussi à embarquer complètement dans le périple de Sanne alors que j’avais tout pour m’identifier à ce personnage. Sa nonchalance, longue à secouer, m’a rapidement agacée, sans doute parce que je ne suis pas du genre à me laisser porter par les événements, mais plutôt prompte à les anticiper et à les maîtriser. « J’ai commencé à écrire. Comme si je pensais qu’il était possible de considérer sa vie comme un mauvais rêve. » (p. 9) Je me suis raccrochée au récit quand Frida et Sanne sont rejointes par une troisième femme qui était incontournable depuis le début. Ce n’est pas une lecture manquée, mais certainement pas celle que je retiendrai de cette autrice. Dans son œuvre, je préfère les femmes au caractère plus affirmé, comme Dina ou Tora.

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Shoeboxes’75

Ouvrage poétique illustré de Jérôme Conilleau et Cécilia Chopin, édition bilingue franco-vietnamienne.

Un livreur à vélo, venu de la province, transporte des boîtes en carton. Après les chemins et la poussière, voilà le trafic urbain. « La ville rampe / À la surface / Fuit l’homme / Puis l’entortille / Dans son corps / Soudain ! / L’avale / L’engloutit / C’est une bouche vivante / Sans dents… » (p. 45) C’est donc une journée banale d’un travailleur ? Non, car la guerre s’invite dans le quotidien. Elle était déjà là, partout, mais un peu loin… À cet instant précis, elle ravage la ville et les rues. Les murs tombent, les gens hurlent, séparés des leurs et arrachés à leur sécurité. « Êtes-vous là ? / Viêt ! / Êtes-vous ? / Et qu’il n’en reste pas un qui ne soit pas nous ! /Le Viêt mine… / Mine de rien… » (p. 107) Le jeune livreur est désemparé : que doit-il faire des cartons empilés à l’arrière de son vélo ? Dans une mondialisation d’un genre nouveau, les emballages se font coffres au trésor, emportant des bébés déracinés, comme autant de graines à essaimer dans des terres inconnues.

Du Babylift, je ne connaissais que ce que mes cours de classe préparatoire m’avaient appris. L’événement est ici incarné, et dédié à une enfant que l’on suppose très vite être du nombre des nourrissons emportés. Hommage douloureux et fervent, le texte inscrit dans la petite histoire cette parenthèse terrible de la grande histoire. La poésie en prose des auteur·ices français·es est traduite en vietnamien, un chapitre après l’autre. Et je formule ici mon unique reproche à cet ouvrage : j’aurais apprécié un QR Code pour entendre les mots vietnamiens au lieu de les survoler sans les lire. Au-delà de cette modeste critique, j’ai été emportée par la beauté du livre. Chaque page est colorée et/ou illustrée et se fait paravent sur laquelle se déploie l’histoire, comme un théâtre d’ombres. L’ouvrage est follement sensoriel, déjà par les images mentales que les mots convoquent dans l’esprit des lecteur·ices, mais aussi par l’appel aux autres perceptions. « Quand on est dans le noir… / Dans l’instant présent… / On n’y voit que les autres sens ! » (p. 90) Un mot, et nous voilà dans la brume douce d’un thé réconfortant ou dans l’effluve rond du phô. Une phrase, et c’est la frénésie de l’atelier ou de la rue qui résonne, contrebalancée par le silence tiède du sommeil réparateur. Plus loin, on jugerait sentir sous nos doigts la rugosité du carton d’emballage ou la saveur complexe d’un bol de nouilles brûlantes.

Avec ce texte, je redécouvre un événement traumatisant de l’histoire vietnamienne et je découvre une nouvelle maison d’édition pleine de promesses.

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Hansel et Gretel

Conte raconté par Stephen King et inspiré des illustrations de Maurice Sendak.

Le conte rapporté par les frères Grimm est déjà un sacré morceau d’horreur : une sœur et un frère sont abandonné·es dans la forêt par leur père, à la demande de leur perfide marâtre. Iels découvrent une maison de pain d’épices où vit une terrible sorcière qui engraisse et mange des enfants. Courageux·ses et très aimant·es l’un·e envers l’autre, les petits héros échappent à la sorcière en la faisant rôtir dans son propre four, avant de retrouver leur paternel qui a mis dehors l’affreuse belle-mère.

En s’inspirant des illustrations que Maurice Sendak a produites pour un opéra consacré à cette histoire, Stephen King reprend le texte en y ajoutant sa touche horrifique. « Les fenêtres en sucre s’affaissèrent pour devenir des yeux vigilants, les boules de gomme se fondirent en un nez ressemblant à une banane pourrie. Des dents poussèrent sur les bâtons de sucre d’orge géants qui encadraient la porte, et pire que tout, les pastilles de menthe devinrent une longue langue rose. » On a beaucoup moins envie de croquer dans la maison sucrée, maintenant !!! L’exercice du conte, Stephen King s’y est essayé avec succès, selon moi, dans Contes de fées : cet univers fantastique n’a rien à envier aux sinistres décors des histoires collectées par les frères allemands. Avec cette légère revisite du conte, Stephen King ne révolutionne rien, mais il m’a offert un délicieux frisson de lecture.

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Le chapeau maudit

Bande dessinée de Lewis Trondheim.

C’est nuit d’éclipse lunaire. Lapinot, Richard et leurs ami·es profitent du spectacle dans des ruines perdues en forêt. D’autres ont eu la même idée : un groupe de rôlistes très investis dans leurs rôles, plusieurs bandes de bikers aux visions divergentes, ainsi qu’un sinistre individu au chapeau qui exauce les souhaits, tous les souhaits, même les plus sombres… Voilà que le couvre-chef prend possession du couillon qui s’en est emparé, couillon qui n’est donc et ne pouvait être que Richard ! L’ami de Lapinot a moins de deux sous de jugeote, la capacité de concentration d’un élève de maternelle et le goût de s’éclater au lieu d’être pragmatique. La soirée va évidemment prendre un tournant catastrophique.

Comme l’annonce la première de couverture, voici « Une aventure de Lapinot dans une situation pas possible ». C’est drôlissime à pleurer. Parce que Richard est un imbécile comme on en fait peu. « Un problème, les garçons ? / Il m’empêche de conquérir le cosmos. / Oh, le vilain… » (p. 3) Parce que Lewis Trondheim n’oublie jamais de placer son héros aux longues oreilles dans des complications qui résonnent très fort avec l’actualité et les faits de société. « Vous avez besoin de savoir ce que je suis pour définir si vous devez m’aimer ou me haïr ? / T’es un wokiste ? / Euh… si wokiste, c’est de vouloir que tout le monde s’aime bien et se respecte oui. / Égorge-le !!! » (p. 33) Parce qu’il y a des jeux de mots que certain·es de mes ami·es ne renieraient pas, et moi non plus.

Parce que cette bande dessinée a tout pour être le départ d’un jeu de rôle des plus réussis, surtout pour une soirée d’Halloween. Cet album se place dans la continuité, mais en marge des nouvelles aventures de Lapinot, et j’en demande encore !

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Le garçon venu de la mer

Roman de Garrett Carr.

En 1973, un bébé est trouvé dans un tonneau, flottant près de la rive d’un village du Donegal. « Cet enfant, c’est la marée qui l’a apporté […]. C’est un don de la mer. » (p. 8) Que faire de cet être surgi des eaux ? Pour Ambrose Bonnar, c’est simple : le garçon qu’il nomme Brendan sera le frère de son fils Declan, le deuxième petit qu’il offre à son épouse. « Sauver un enfant de l’orphelinat était une bien petite trace à laisser en ce monde, mais il serait très heureux si c’était la plus grande qu’il arrivait à inscrire dans sa vie. » (p. 47) Pendant deux décennies, la famille Bonnar traverse les vicissitudes de l’existence, entre quotidien laborieux, brouilles familiales, précarité inquiétante et bonheurs simples. Declan voit d’un très mauvais œil l’arrivée de cet intrus qu’on veut lui imposer comme cadet. De son côté, Brendan suscite toujours des commentaires : le garçon n’est pas comme les autres gamins, toujours solitaire, mais prompt à visiter les malades et à distribuer d’étranges bénédictions. « Quelques-uns […] affirmaient que le garçon avait une sorte de pouvoir qui forçait les gens à s’interroger sur leur manière de se comporter. » (p. 60) Trouver sa place dans une famille, dans une ville et dans le monde n’est pas chose aisée quand on vient de nulle part.

Ce roman, c’est aussi le récit d’une économie européenne qui dévore les humbles travailleurs. Face aux immenses chalutiers, les petits pêcheurs du Donegal ne font pas le poids, et les jeunes ne veulent plus d’un travail éreintant qui rapporte si peu. « Les années 1980 ne traitaient pas bien la majorité d’entre nous. Tout l’argent disponible s’échangeait entre de moins en moins de personnes alors que d’autres vivaient dans le manque. » (p. 101) Le point fort de ce livre, c’est son narrateur. Ici, c’est le village qui parle, qui commente les banals événements qui se succèdent dans les familles. Tout en se défendant de se mêler des affaires des autres, cette voix surplombante scrute celles et ceux qui tentent de sortir du lot. La communauté est autant une protection qu’une enclave étouffante, surtout à l’ère de l’individualisme et des générations qui repoussent les carcans hérités. Le roman est dense, souvent triste, mais riche des émotions qui construisent les existences.

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Orlando

Roman de Virginia Woolf.

Orlando a 16 ans, il est beau et promis à de grandes choses. Appelé à la cour de la reine Élisabeth, puis coqueluche de la cour du roi James, il rencontre une princesse russe qui lui brise le cœur, puis il dort 7 jours et se réveille avec une obsession pour l’écriture et la littérature. « Écrire, et plus encore être publié, était pour un gentilhomme, il le savait bien, une faute inexpiable. » (p. 60) Une nouvelle fois trahi dans ce qu’il a de plus intime, Orlando aspire à la solitude, uniquement entouré de ses chiens, puis à l’aventure loin du royaume d’Angleterre. Diplomate à Constantinople, il éblouit toutes les sociétés qu’il fréquente. Surviennent une nouvelle crise, puis un autre long sommeil, et voilà Orlando transformé. « Orlando était devenu femme – inutile de le nier. Mais pour le reste, à tous égards, il demeurait le même Orlando. Il avait, en changeant de sexe, changé sans doute d’avenir, mais non de personnalité. Les deux visages d’Orlando – avant et après – sont, comme les portraits le prouvent, identiques. » (p. 99) Métamorphosée à 30 ans, Orlando poursuit son chemin dans le monde et le temps, croisant les personnalités des époques qu’elle traverse. La voici rendue au début du 20e siècle, récompensée pour le texte qu’elle a tant amendé. « Voilà près de trois cents ans qu’elle travaillait sur ce manuscrit. Il était temps d’en finir. » (p. 16)

Dormir une semaine entière, se réveiller avec un autre sexe et vivre trois siècles, cela ne mérite pas qu’on s’y attarde. Ce sont à peine des péripéties dans la vie hors du commun d’Orlando. Le texte est présenté comme une biographie de ce remarquable personnage, et l’auteur s’adresse au lectorat en maintes occasions pour déplorer le manque d’archives et appeler à l’indulgence face au récit lacunaire. Le roman m’a d’abord follement emballée avant de me lasser progressivement, mais j’ai beaucoup apprécié le passage où Orlando tente de tromper son ennui abyssal par des dépenses folles pour meubler sa demeure. « L’amour et l’ambition, les femmes et les poètes, tout était également vain. » (p. 72) Impossible de ne pas penser au taedium vitae de l’extraordinaire De Esseintes, autre héros dandy dont l’existence n’est qu’un mouvement pendulaire entre excitation et retrait du monde. Décidément, de Virginia Woolf, je préfère les écrits non romanesques.

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Utopies féministes sur nos écrans – Les amitiés féminines en action

Essai de Pauline Le Gall.

Dans son ouvrage, l’autrice présente nombre de films et de séries télévisées pour parler des amitiés entre femmes. Au-delà de la rivalité, de la performance et de l’hétéronormativité, cette forme très particulière de relation est une autre façon de faire société, voire la véritable concrétisation de la sororité. « Pourquoi jouer au Scrabble, regarder une série, danser, faire du karaoké ou manger des gâteaux en regardant le plafond ne seraient pas des activités parfaitement épanouissantes ? » (p. 23) Les exemples que citent Pauline Le Gall remettent en question le mépris très masculin pour les amitiés féminines, relations cantonnées à l’intime et souvent taxées de futilité bavarde. « L’amitié féminine ouvre à l’écran cet espace qui délie les langues et permet à la parole de se déverser enfin. » (p. 191) Il s’agit de porter sur les amitiés entre femmes un regard débarrassé du machisme patriarcal, mais cela demande un effort certain. « L’histoire de l’amitié féminine a intéressé les hommes selon qu’elle les privait ou non de pouvoir ou de privilèges. » (p. 45) Outre l’amitié entre femmes, l’essai explore d’autres sujets intriqués : la santé mentale, la solidarité dans l’avortement ou la maternité, les relations queers/lesbiennes, l’empouvoirement et la reprise du contrôle sur la carrière et le corps, la déconstruction de codes et d’injonctions, la construction d’une autre forme de famille, la vieillesse, la représentation des minorités racisées ou handicapées, etc. L’amitié féminine est un espace sécurisé pour réaliser son plein potentiel et ses aspirations, mais surtout être simplement soi-même. « Les femmes ne sont pas programmées pour parler de leurs problèmes, mais simplement plus encouragées à le faire dès l’enfance, notamment au sein de leurs relations amicales. » (p. 89) Si les séries et les films représentent un état de la société, ils contribuent également à transformer celle-ci en proposant d’autres discours et d’autres représentations, loin des canons blancs hétérosexuels.

J’ai dévoré ce texte en quelques heures. Je suis loin d’avoir vu toutes les œuvres citées par Pauline Le Gall, mais j’ai bien rempli la liste de films et séries à voir. Les romances et les comédies romantiques, c’est mignon… mais les amitiés de femmes, c’est vital ! Et je me réjouis terriblement que cela inquiète les mâles et la société. « La peur de l’intimité entre femmes remonte presque aussi loin que la mémoire du monde et les couvents craignaient déjà que l’amitié ne « dérive » en amour. » (p. 132) Avoir des amies (et être une amie !), c’est une force impossible à mesurer, la possibilité d’être la muse de ces presque sœurs et de voir en celles-ci des sources d’inspiration et de fierté. Mes amies, je les aime parce qu’elles composent ma famille choisie. J’entretiens ces relations avec gratitude et précaution, cherchant à tirer vers le haut ces femmes merveilleuses qui, comme moi, brillent par leurs failles et leurs espoirs. « Ce n’est pas parce que cette amitié est vitale qu’elle ne peut pas être joyeuse. » (p. 165) Le livre de Pauline Le Gall mérite amplement sa place sur mon étagère de lectures féministes.

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Un long chemin

Roman d’Herbjorg Wassmo.

Un enfant de cinq ans est entraîné par ses parents dans une marche épuisante. La famille doit fuir l’armée allemande qui a découvert les activités clandestines du père. « L’enfant sait […] que papa fait partie de l’image de la guerre. Que peut-être même il en fait terriblement partie, plus que lui et maman. » (p. 43) La survie est de l’autre côté de la frontière, en Suède. Au cœur de l’implacable hiver norvégien, trois corps fragiles mettent toutes leurs forces dans cet espoir, rejoindre le pays neutre. Suppliciés par la faim, les engelures et la peur, les fugitifs trouvent refuge dans un chalet : commence alors l’interminable attente du sauvetage. Et ensuite, il faut encore survivre aux blessures du froid et aux inquiétudes qui obscurcissent l’avenir. « Il ne sert à rien de pleurer sur sa propre situation. Tout aurait pu être bien pire – s’il n’avait pas existé des failles dans l’horreur de la guerre. » (p. 150)

L’autrice s’est fondé le témoignage de trois survivants pour composer un roman où la description fait la part belle aux mouvements de l’esprit et de l’âme. Les paroles sont rares, mais le texte est éminemment polyphonique. On entend les innombrables questions muettes de l’enfant, les craintes et les remords de la mère, l’obstination pudique du père. « Il comprend qu’il y a beaucoup de choses qu’il ignorera tant que personne ne lui répondra. » (p. 31) Cette petite famille chemine longtemps, bien après l’harassante traversée de la frontière : chaque pas posé devant le précédent est la preuve que la vie continue, tout comme le sont les mailles acharnées d’un tricot bleu ciel. Herbjorg Wassmo m’a saisie avec cette triple introspection, cette voix prêtée aux survivants. En imaginant ce qui n’est pas dit, elle ne parle pas à la place des concerné·es, elle rend hommage aux millions d’héros anonymes oubliés par les guerres. « La loyauté féminine n’a jamais un critère qui confère la Médaille militaire. » (p. 213)

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L’anomalie

Roman d’Hervé Le Tellier.

En mars 2021, un avion décolle de Paris et atterrit à New York, après avoir traversé une terrible perturbation. Les passagers et l’équipage sont assez convaincus que ce voyage a changé quelque chose. Quelques mois plus tard, en juin, une anomalie inconcevable leur donne immensément raison. Dès lors, les plus grands esprits se mobilisent pour résoudre l’impossible, et tout pourrait basculer. « La vérité est que le monde entre en quelques heures dans une vacuité de sens. Puisque la religion fournit une réponse doctrinale et fausse, la philosophie se propose d’en donner une abstraite et erronée. » (p. 300)

Je me refuse à en dire plus ! Déjà parce que l’auteur dresse un nombre considérable de portraits. Surtout parce que chaque lecteur·ice a le droit de découvrir l’anomalie. On m’avait hélas divulgâché le ressort de l’intrigue, mais j’ai pris un plaisir fou à lire ce roman férocement absurde et terriblement addictif, au croisement du polar, de l’essai quantique, de la thèse complotiste, du roman de mœurs et de la science-fiction. Je retiens des phrases délicieuses, sifflantes comme des flèches.

« On n’imagine pas ce que les tueurs à gages doivent aux scénaristes de Hollywood. » (p. 16)

« L’amour, c’est ne pas pouvoir empêcher le cœur de piétiner l’intelligence. » (p. 34)

« Le fait d’écrire, dans un dessin ou ailleurs, qu’un suprémaciste blanc manque de matière grise n’est pas une injure, mais une opinion, voire un diagnostic. » (p. 77)

« Quelqu’un, quelque part dans la galaxie, a donc lancé une pièce, et celle-ci est vraiment restée suspendue en l’air. » (p. 107)

« Nous sommes parvenus à dix hypothèses, sept sont des plaisanteries, trois retiennent notre attention, et l’une rencontre l’adhésion de la majorité. » (p. 162)

« La liberté de pensée sur Internet est d’autant plus totale qu’on s’est bien assuré que les gens ont cessé de penser. » (p. 299)

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L’Odyssée de Pénélope

Roman de Margaret Atwood.

Dans l’œuvre d’Homère, douze servantes sont pendues au retour d’Ulysse, punies d’avoir couché avec les avides prétendants de Pénélope. Margaret Atwood leur redonne la parole au sein d’un chœur qui démêle le vrai du faux. Et la patiente épouse, des milliers d’années après le retour de son époux, reprend le contrôle de sa légende : elle n’était pas qu’une habile tisseuse et une conjointe fidèle. Face au rusé et roué Ulysse, Pénélope n’est pas une femme idiote : elle connaît les manigances de son époux et sait tirer son épingle du jeu. « Il est toujours imprudent de s’interposer entre un homme et l’idée qu’il se fait de sa propre intelligence. » (p. 106) Dans son récit qui est aussi une proclamation, elle rend justice aux servantes qu’Ulysse a exécutées, douze femmes qui étaient à son service pendant l’absence du maître d’Ithaque, douze qui l’ont fidèlement servie et qui ont payé pour ce dévouement. « Il est donc possible que les viols et les pendaisons subséquentes illustrent le renversement d’un culte lunaire matrilinéaire par un groupe d’usurpateurs barbares, adorateurs des dieux masculins, aux visées patriarcales. » (p. 122)

J’apprécie énormément les réécritures de mythes antiques et j’apprécie tout autant l’œuvre de Margaret Atwood. Je suis cependant tièdement convaincue par ce roman qui brouille plus de pistes qu’il n’en éclaire. Pénélope était-elle vraiment fidèle ? Peut-on croire son récit ? Rien n’est moins sûr… Mais je salue toujours le fait que la parole soit rendue aux femmes.

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Zulu

Roman de Caryl Férey.

Une jeune fille blanche est assassinée. Devant son corps massacré, Ali Neuman sait que l’enquête sera complexe. Cape Town est une poudrière alimentée par la délinquance juvénile, les trafics et les longues séquelles de l’apartheid. Le quotidien est ultra violent, entre prostitution, misère, règlements de comptes, pratiques ésotériques, sida, exactions des gangs et difficultés politiques. « La nouvelle Afrique du Sud devait réussir là où l’apartheid avait échoué : la violence n’était pas africaine, mais inhérente à la condition humaine. » (p. 195) Rapidement, il devient évident pour Ali que le meurtre dissimule des réalités sordides en lien avec l’apparition d’une nouvelle drogue dévastatrice. Alors qu’il essaie de protéger sa mère, récemment attaquée, l’officier sait que c’est surtout contre de sombres traditions qu’il doit se battre. « Si votre type se prend pour un guerrier zoulou, c’est qu’il se sent de taille à défier le monde entier. » (p. 298)

J’ai lu ce roman rapidement et sans véritable déplaisir, mais avec le sentiment désagréable que l’auteur essayait de tout dire du pays, de son histoire et de son actualité. Par ailleurs, certains passages sont d’une mièvrerie totale qui dénote considérablement avec les épisodes de violence gore. Et surtout, le complot industriel qui surgit dans le dernier dixième du roman est à la fois aussi prévisible que saugrenu. Tout cela m’a donné le sentiment d’un texte qui part dans tous les sens. Je sais qu’il a été couronné de nombreux prix et que je ne suis pas friande du genre policier, mais je sais reconnaître une intrigue encombrée d’une surabondance de personnages. Bref, lecture suivante, vite !

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Le fiasco du Labrador

Recueil de nouvelles de Margaret Atwood.

Les onze nouvelles de cet ouvrage racontent la vie de Nell. Épouse, grande sœur trop tôt responsabilisée, petite amie, propriétaire d’une ferme isolée, enfant, maîtresse, jeune femme éprise d’indépendance, belle-fille très accommodante, professeure de littérature, Nell endosse successivement des rôles qui la comblent ou la tiraillent. « Je ne pouvais pas mener mon existence vagabonde éternellement. Il faudrait bien que je fasse une fin avec quelqu’un, quelque part, un jour, non ? » (p. 106) Les chapitres ne sont pas chronologiques, car il est faux de croire qu’une vie est bêtement linéaire.

J’ai lu ce texte avec plaisir, mais sans l’enthousiasme habituel que je ressens devant les œuvres de Margaret Atwood. Je suis restée un peu sur le seuil de cette existence fragmentée et recomposée, sans éprouver une réelle empathie pour la protagoniste. Ce livre reste cependant un très beau parcours de femme, pétri de contradictions, de remises en question et de doutes. « Rien que le fait d’avoir de la poitrine était humiliant. Cela étant, ne pas en avoir du tout aurait été pire. » (p. 82)

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Album Marguerite Duras

Ouvrage iconographique sous la direction de Christiane Blot-Labarrère.

On ne résume pas un album de la Pléiade, mais on peut essayer d’en dire quelques mots. Au gré d’une riche iconographie, Christiane Blot-Labarrère rédige une biographie de Marguerite Duras, autrice si chère à mon cœur de lectrice. Il y a des photographies en couleurs et en noir et blanc, des coupures de presse, des premières de couverture, des affiches de cinéma, des images de tournage et bien d’autres archives privées et publiques. Évidemment, l’universitaire déroule la liste des textes écrits et des films réalisés par l’autrice. Elle parle aussi de ses engagements politiques et de ses relations amoureuses. Marguerite Duras était vivante, intensément vivante, et je ne me lasse pas de la découvrir dans ses textes dont j’égrène la lecture pour ne pas assécher trop vite la source.

Je retiens deux extraits très justes de cet album de la Pléiade. Si cela était possible, ils donnent une certaine définition de ce qu’est Marguerite Duras.

« Jamais dans son œuvre, elle ne sépare la catastrophe privée de la catastrophe publique. » (p. 48)

« Voix de Marguerite Duras. Voix qui se pose au bord des mots, voix physique près de son débit et de sa fêlure, de ses lenteurs et de son ardeur. Voix qui traverse toute son œuvre, voix prophétique qui substitue à l’incommunicable le pur espoir d’une supplique exaucée. » (p. 172)

Et s’il fallait une énième raison pour que cet ouvrage soit un trésor de ma bibliothèque : je l’ai trouvé par le plus grand des hasards dans une boîte à livres proche de chez moi.

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Lune froide sur Babylon

Roman de Michael McDowell.

Babylon est une petite ville de Floride. Le Styx qui la traverse est connu pour ses remous perfides et ses hauts fonds traîtres. La famille Larkin y a déjà perdu deux membres. Restent Evelyn, Jerry et Margaret, une aïeule et ses petits-enfants qui font leur possible pour maintenir d’aplomb l’exploitation familiale. Quand Margaret est retrouvée assassinée, Evelyn est déterminée à faire éclater la vérité. Son opiniâtreté se heurte aux desseins avides d’un notable de la ville. Désormais, c’est toute la famille Larkin qui est menacée, mais il y a une justice pour les innocent·es, ici rendue par des apparitions spectrales. « Une main luisante et graisseuse, liquide mais consistante, s’agrippa aux carreaux. » (p. 157)

Au croisement de Twin Peaks, La créature du marais et Thérèse Raquin, ce roman est un délice d’intrigue gore. Comme dans Les aiguilles d’or, une famille malfaisante s’acharne sur une autre. Les meurtres s’enchaînent selon une logique fatale et les mort·es se vengent sous l’œil complice de la lune, ne laissant derrière elleux qu’un peu de vase noire et nauséabonde. Voilà une lecture efficace et plaisante, un excellent moment de détente. Et c’est avec plaisir que j’ai trouvé mention de la Perdido, rivière au centre de la saga Blackwater. J’attends avec impatience la parution prochaine des romans de Michael McDowell, réédités par les éditions Monsieur Toussaint Louverture.

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Je garde mes lunettes fumées près de moi

Recueil de textes féministes, sous la direction d’Élise Ross-Nadié, Emma Desgens, Karla Étienne et Priscilla Guy. Illustrations d’Alexandra Dion-Fortin.

Cet ouvrage rassemble les productions d’un groupe d’auteur·ices réuni·es en résidence dans un espace safe, féministe, décolonial, inclusif et surtout intersectionnel. « Il s’agit d’un recueil qui interroge, qui rêvasse et déambule, qui pointe des enjeux ; un recueil tricoté de perspectives qui parfois s’entrechoquent. » (p. 11) Les auteur·ices explorent des genres littéraires différents : poésie en vers libres, prose, roman policier, invocation ou encore une certaine forme de stream of consciousness. Chaque texte parle à sa façon de liberté, de libération, d’empouvoirement et de solidarité face au patriarcapitalisme. « Les mots peuvent m’aider. Ils l’ont fait tellement de fois par la bouche de précieuses amies. La sororité comme remède, c’est ce qui me guérira encore une fois. » (p. 32) Évidemment, ces écrits interrogent le genre et la sexualité : être hétéra ou lesbienne, c’est un choix autant qu’un combat. « Je me sens badass, juste parce que je ne leur souris pas. […] Ma complaisance rapetisse de jour en jour. Être lesbienne est mon nouveau superpouvoir. Dès qu’un homme m’aborde ou me regarde avec des yeux qui brillent, c’est comme une joie secrète que j’ai, une imperméabilité totale. Je n’ai absolument rien à leur donner, ils ne peuvent plus rien me prendre. » (p. 50) Entre introspection et célébration, ce recueil porte la voix de personnes ayant trouvé un espace d’expression libéré – autant que cela est possible – des logiques et des mécaniques de domination. Les textes sont forts et résonnent haut, et il est bon de prendre le temps de les écouter.

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Ainsi passe la gloire du monde

Roman de Robert Goolrick.

Rooney, ancien trader somptueux, désormais septuagénaire misérable, vit dans une petite maison au bord de l’eau. Ses nuits sont courtes et lancinantes, massacrées par la douleur et hantées par les souvenirs. L’homme convoque inlassablement le défilé de ses amours perdues. « Capturer leurs visages étincelants, c’est vouloir retenir du vif-argent ; ils apparaissent et disparaissent avant qu’il ait pu les appeler en chuchotant, même s’il y en a beaucoup dont il a oublié les noms, bien qu’il ne les ait pas moins aimés. […] Il n’a pas traversé sa vie sans être aimé. Il n’a pas travers cette vie sans aimer. » (p. 21) La mémoire de Rooney est trop grande et trop précise : chaque événement est une douleur vive, chaque relation délitée est un regret profond. « Tout ce qui a passé. Tout ce qui s’est perdu. On ne retourne jamais aux sources. C’est d’une tristesse infinie, mais c’est aussi glorieux. » (p. 74 & 75) Avec Judge pour seul compagnon, chien à la fidélité indéfectible, le vieillard subit chaque jour et enrage de voir ce que devient son pays. Pauvreté des masses populaires, racisme et violences policières, tout cela participe de la déliquescence des États-Unis orchestrée par Trump. « Son pays est en train de devenir une prison pour les masses, dans le seul but de faire de la place pour un terrain de jeu pour riches. Son pays et son peuple sont en train de se suicider. » (p. 44 & 45) Et ce désir d’en finir, Rooney lutte chaque matin pour y échapper.

Ce roman est à la croisée de La chute des princes et de Féroces : on retrouve la trajectoire fulgurante d’un golden boy qui a tout perdu et le drame familial fondateur. Robert Goolrick écrit magnifiquement la solitude et le chagrin, le désespoir qui naît de la certitude que l’on ne compte plus pour personne. Ses mots résonnent fortement en moi et m’émeuvent terriblement.

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Vivre ou survivre – Histoires de travail et de pauvreté à Roubaix aux 19e et 20e siècles

Bande dessinée créée dans le cadre de l’exposition organisée par les Archives nationales du monde du travail. Dessins des élèves de l’école Piktura.

EN 1875, Fortuné décide de rejoindre les rangs des ouvriers d’usine et de devenir peigneur à la filature : c’est la seule façon d’échapper à la misère. « Tu travailleras 6 jours à raison de 4 francs par jour, de 5 h 30 à 19 h. » (p. 14) En 1896, Blaise découvre avec douleur comment le travail blesse et peut, par ricochet, tuer les plus faibles. « Le risque est aussi aggravé par l’absence de réglementation : en cas d’accident, c’est l’ouvrier qui est considéré comme fautif. Sans indemnisation, il se retrouve alors sans ressources et peut sombrer dans la misère. » (p. 28) En 1919, Marthe est domestique dans une maison bourgeoise. Elle se réjouit de retrouver son époux, revenu de la guerre. Mais l’heure n’est pas complètement aux réjouissances : il faut chaque jour gagner son pain et les loisirs sont rares. En 1931, Marius et tant d’autres n’en peuvent plus des bas salaires pratiqués par les patrons. C’est la grève, et les ouvrier·es tiendront aussi longtemps qu’il faudra pour avoir gain de cause. Hélas, les promesses des riches seront loin de suffire, surtout si elles ne sont pas tenues. En 1958, Suzanne suit une formation d’infirmière et attend les papiers qui lui permettront d’épouser son fiancé belge. Mais à Roubaix, la vie reste précaire : il est peut-être temps d’aller voir ailleurs si l’existence peut être plus douce.

Chaque chapitre est dessiné par des élèves artistes différents. On suit ainsi plusieurs générations d’une même famille, celle-ci étant finalement très universelle : c’est la famille des travailleur·euses et des petites gens. Chaque bonheur est bon à prendre, mais rien ne fait jamais vraiment oublier l’usine et le labeur. Cette bande dessinée est un ouvrage très émouvant : si les portraits sont fictifs, l’Histoire est réelle et peuplée de ces millions d’anonymes qui méritent l’hommage qui leur est rendu.

L’exposition est visible dans le grand hall du rez-de-chaussée des ANMT jusqu’au 31 mai 2026.

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