Madeleine, Résistante

Bandes dessinées de Dominique Bertail (dessin), Jean-David Morvan et Madeleine Riffaud (scénario) et Eloïse de la Maison (archives).

1 – La Rose dégoupillée

Madeleine grandit dans la Somme, entre ses parents instituteurs et son grand-père, amoureux des fleurs et des poètes. L’enfant est curieuse et vive, très intelligente. Quand la Deuxième Guerre mondiale commence, elle n’est qu’une très jeune adolescente, mais déjà elle sait qu’elle sera du côté de celles et ceux qui résistent. Contrainte de se retirer au sanatorium de Saint-Hilaire-du-Touvet pour soigner sa tuberculose, elle rencontre Marcel Gagliardi, son premier amour et celui qui la fera entrer dans la bataille. « Je me voyais déjà comme une héroïne, mais j’ai vite compris que la Résistance de l’époque, c’était avant tout une question d’information. […] À l’époque, la Résistance, c’était aussi une affaire de femmes. N’oublions pas qu’un million et demi de nos soldats étaient prisonniers en Allemagne. » (p. 86) À 17 ans, Madeleine devient Rainer et fait ses premières armes dans le Paris occupé.

Le camaïeu de bleus dans lequel est racontée l’histoire de Madeleine Riffaud n’est jamais froid. Même la neige de l’Isère brille, surtout dans la superbe double page consacrée au massif de la Chartreuse. Mieux que le sépia qui donne une teinte doucement nostalgique aux souvenirs, ces bleus vibrent de l’énergie de la jeune fille et de l’espoir coriace des résistant·es. Et le rouge est loin d’être absent, convoqué par association d’idées dans chacun des titres de cette trilogie.

Ce récit, c’est Madeleine qui le porte à la première personne. Elle s’adresse à un « tu » qui est probablement Jean-David Morvan, le coscénariste, mais c’est peut-être aussi Raymond Aubrac qui l’a sommée de raconter pour que la mémoire subsiste, ou c’est enfin, aussi, le·a lecteur·ice qui tourne les pages. « Je ne suis pas un symbole. Je ne suis pas une femme extraordinaire. Ce que j’ai fait, des centaines d’autres, des milliers dans le monde, l’ont fait. Et vous pouvez aussi. La seule chose extraordinaire dans cette histoire, c’est que je sois encore en vie pour vous la raconter. » (p. 7) L’humilité dont Madeleine Riffaud fait preuve n’est pas feinte : elle se sait follement chanceuse d’avoir survécu, mais surtout tenue de raconter. La fin du premier volume de cette bande dessinée donne la parole aux co-auteurs pour détailler la rencontre avec Madeleine et le travail d’écriture et de compilation d’archives. Ce qui est précieux, surtout, c’est de lire les poèmes de la résistante, entre les chapitres.

2 – L’édredon rouge

« Au final, je n’ai jamais vraiment su rédiger un tract. En revanche, je n’avais jamais cessé de composer des poésies. Même avec une craie qui est la première arme des résistants. » (p. 12) Paris, 1942. Pour la sécurité du réseau, Madeleine et Marcel doivent cesser de se fréquenter. C’est douloureux, mais nécessaire, et la jeune fille a fort à faire. Devenue cheffe de groupe, elle recrute et elle organise des récupérations d’armes plus ou moins violentes et audacieuses. « J’avais pas mal de travail, comme toutes les femmes qui ont raccommodé le filet brisé de la résistance. À chaque fois que quelqu’un était arrêté, ça cassait une maille. Et nous, nous faisions du rapiéçage en établissant les connexions. Nous étions les petites mains des réseaux. » (p. 23) Désormais, Madeleine veut entrer dans la lutte armée : elle doit quitter l’école des sages-femmes qui était sa couverture et entrer dans la clandestinité. Sous le nom de Rainer, elle acquiert rapidement une réputation solide et veut multiplier les actions d’éclat. L’horreur d’Oradour-sur-Glane et la perte de plusieurs camarades la poussent, un dimanche de juillet 1944, à tirer sur un Allemand. « J’ai abattu un officier et de sang-froid. Mais tu sais, on regrette toujours d’avoir ôté la vie à quelqu’un. Pas tout de suite, mais après… très longtemps après. » (p. 95)

Avec ce deuxième volume, on entre plus avant dans l’organisation de la Résistance et on avance la peur au ventre à l’annonce des arrestations, des déportations et des fusillades. Madeleine Riffaud prouve à nouveau qu’elle ne se rêvait pas en héroïne et qu’elle agissait par nécessité. Au gré des discussions avec Jean-David Morvan, elle laisse entendre les traumatismes de l’après-guerre, entre la joie de retrouver des camarades ou des allié·es et le chagrin d’apprendre les noms des disparu·es. Le souvenir des actes terribles commis au nom de la liberté ne s’efface pas. « Je n’ai jamais cherché à connaître son nom. C’est l’uniforme que je visais. Ce qui est malheureux, c’est qu’il y a toujours un homme dedans. » (p. 125)

Soudain, au milieu du désormais reconnaissable camaïeu de bleus qui caractérise cette œuvre, l’affiche rouge des fusillés du Mont-Valérien éclabousse la page d’une vibrante colère, celle suscitée par l’injustice et la volonté de continuer à résister. Cette vision m’a saisie au cœur et coupé le souffle.

3 – Les nouilles à la tomate

Évidemment, pour avoir abattu en pleine rue un officiel allemand, Madeleine Riffaud est arrêtée. C’est entre les mains des Brigades spéciales de Vichy qu’elle subit ses premiers interrogatoires. Au début, elle se tient au même discours : elle ne sait rien, elle n’est pas une résistante, elle a agi seule, elle nie tout. « J’y suis tellement bien arrivée qu’après la libération de Paris, j’ai sombré dans une amnésie post-traumatique. » (p. 13) Cependant, elle est rapidement identifiée comme étant Rainer, élément central de la Résistance parisienne. Battue et torturée pendant des jours à la prison de Fresnes, obligée de regarder le supplice de ses camarades, elle tient bon et ne dit rien. Convaincue qu’elle sera fusillée, elle attend la délivrance avec sérénité, en se récitant les poèmes appris pendant l’enfance avec son grand-père. Finalement sauvée, comme on s’en doute, elle est désormais mobilisée pour accélérer l’avancée des forces alliées. « Je suis arrêtée dans un Paris sous la botte allemande et un mois plus tard, je me promène avec un brassard FFI. » (p. 100)

Dans ce volume, les différentes nuances de bleu masquent l’horreur des tortures et des corps questionnés, mais tout est évident : la souffrance sourd à chaque case. Madeleine ne se veut pas héroïque, mais en tant que lectrice je peux estimer qu’elle l’a été : tenir face à la douleur physique et psychologique, résister à chaque instant, continuer à défendre des camarades et des inconnu·es, cela demande une force peu commune.

Je ne sais pas si le récent décès de Madeleine Riffaud met un terme à cette magnifique série de bandes dessinées ou si d’autres tomes étaient/sont en préparation (ce que j’espère). Cette trilogie doit circuler, être lue, tout comme les autres récits de survivant·es, de résistant·es et de Justes. Dans notre époque où le brouillard brun se lève à nouveau dans de nombreux pays, il faut plus que jamais, encore et toujours, rappeler que résister est indispensable, qu’on n’est pas condamné·e à subir la haine.

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Céleste harmonie

Mangas de Chika Shimana (dessins) et Nomame Mitsushino (scénario).

Tome 1

Sophie Germain est la fille d’un marchand de tissus. L’adolescente ne devrait songer qu’à attirer les retards des jeunes hommes afin de se marier rapidement. Mais elle est toute entière tournée vers une seule et unique passion, les mathématiques. Énigmes, théories et équations, rien de cela ne l’effraie. « Si l’arithmétique est un outil utile, les mathématiques sont une philosophie qui est à l’origine de cet outil. » (p. 21) Un soir, elle expose un tricheur pendant une partie de cartes, en analysant les règles et la distribution des cartes. Pour Sophie, c’est évident, les nombres sont partout et leurs applications pratiques sont omniprésentes. « Nous pouvons affirmer sans hésiter que l’histoire humaine est un combat contre les mathématiques ! Faire flotter des bateaux, puiser de l’eau dans un puits, faire rouler des calèches, construire un pont de pierre, toutes ces inventions ont défié les mathématiques ! » (pp. 62 & 63) La jeune fille rêve d’entrer à l’Académie royale, mais au 18e siècle, ce n’est pas la place d’une femme… Et il faudrait déjà qu’elle arrive à convaincre son père que sa place n’est pas derrière le comptoir de la boutique familiale ni dans le foyer d’un époux.

Je suis ravie que l’auteur japonais se soit intéressé à Sophie Germain, figure méconnue des mathématiques françaises. Il n’y aura jamais trop d’œuvres qui exhument les femmes des oubliettes de l’Histoire. Le format manga ne me convainc pas plus que ça… mais il a l’avantage d’attirer un lectorat jeune vers une figure historique et les mathématiques. La démonstration scientifique finale est intéressante et assez facile à suivre, même pour mon cerveau résolument littéraire.

Tome 2

Aidée par Théo Le Blanc, adversaire devenu son ami et complice, Sophie se fait passer pour Antoine afin de composer aux épreuves d’admission de l’école nationale des sciences et de la technologie, nouvel établissement de renommée mondiale. Pendant une journée, des dizaines de jeunes garçons doivent répondre à des questions scientifiques de très haut niveau. Et même la chasse au trésor organisée au sein du Louvre, lieu où se déroule l’examen, répond à des principes mathématiques. « C’est une science qui avance pas à pas, où les défis se répètent inlassablement. » (p. 22) Sophie est déterminée : elle veut entrer dans cette école, d’autant plus qu’elle a la bénédiction de son père.

Si j’ai bien compris, la série a été interrompue par l’éditeur japonais. L’auteur a conclu de son mieux cette histoire, en laissant Sophie aux portes de l’école qu’elle rêve d’intégrer. Les curieux·ses peuvent évidemment chercher d’autres ressources pour approfondir leur connaissance de la vie de Sophie Germain. Même si le format manga ne m’a pas complètement convaincue, je suis un peu triste que la série ait été si vite suspendue.

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Armures

Roman de Stéphanie Hochet. Parution ce jour.

Choisie par Saint Michel, encouragée par Sainte Marguerite et Sainte Catherine, Jeanne est pleinement investie dans sa mission : libérer le royaume de France de la main-mise anglaise. Son histoire, tous les manuels la racontent : la vierge exaltée mène des troupes au combat et finit sur un bûcher. « Elle va être tuée pour s’être vêtue comme un garçon. » (p. 117) Une figure l’accompagne dans ses exploits, celle de Gilles de Rais, massacreur d’innocents entièrement dévoué à cette cheffe de guerre hors du commun. « Il est bon d’être guidé par celle qui ressemble à un enfant […]. On se sent aimé d’un ange. » (p. 92) Ce que l’imaginaire retient, c’est que la sainte était escortée d’un ogre, chacun étant plus éclatant dans ses caractéristiques au contact de l’autre.

Dans William déjà, l’autrice explorait ses souvenirs traumatiques au sein d’une famille violente. Entre une mère caparaçonnée dans sa vertu stricte et son aveugle dévotion à l’époux et un père vorace et aigri à la tyrannie facile, l’enfant a grandi en marchant sur des œufs. Face à une sainte et un ogre, quelle place prendre ? Comment se sauver afin de ne pas entrer dans le schéma de la violence ? « Je sais que refuser l’imitation des parents est un acte de rébellion qu’on paye souvent cher. » (p. 75) En mettant en regard les figures historiques, quasi légendaires, de Jeanne d’Arc et Gilles de Rais et celles de ses parents, Stéphanie Hochet interroge les notions de sainteté et de monstruosité, dévoilant ainsi leur terrible proximité. Il est moins question d’opposés que des deux revers d’une médaille. « Les saintes ne sont pas fréquentables. Leur pureté est rêche et leur dégoût de l’existence aspire votre joie de vivre . […] Elles n’ont qu’à apparaître pour manifester leur sèche supériorité et vous inspirer la honte de ne pas leur ressembler. » (p. 132)

Cités en exergue, Gilles et Jeanne de Michel Tournier et Là-Bas de Joris-Karl Huysmans constituent un patronage prestigieux et pertinent à la nouvelle œuvre de Stéphanie Hochet. Une phrase surtout me reste en mémoire et me serre le cœur. « Dans cette famille, j’échappe au viol sans doute parce que je suis une fille. » (p. 146) Armures n’est pas une énième biographie de Jeanne d’Arc et ce n’est pas une autofiction nombriliste : c’est un texte puissant et beau qui libère des injonctions à la pureté tout en rappelant la terrible fragilité de l’innocence.

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Emily the Strange

Albums de Rob Reger.

Emily the Strange

Frange droite, tenue sombre, regard direct planté dans les yeux des autres, aucun sourire et une bande de chats noirs, voici venir Emily. Entre Wednesday Addams et Alice au pays des horreurs, l’adolescente se sait étrange et elle cultive sa différence. « Emily ne cherche pas à plaire, elle veut être. » Indépendante, parfois cruelle et résolument marginale, elle avance dans le monde avec ses chats qui lui sont aussi fidèles que ses ombres. Elle vous fait un peu peur, cette gamine gothique ? Votre instinct de survie est donc en parfait état de fonctionnement ! « Le songe d’Emily est votre pire cauchemar. »

Ce petit album en noir, rouge et blanc se lit avec plaisir. J’apprécie surtout le procédé d’impression qui oblige à bouger la page sous la lumière pour voir apparaître certains textes ou formes. Il s’agit de voir ce qui se cache sous l’évidence, de prendre le temps de découvrir et de révéler ce qui se tapit dans les recoins…

Cahier de l’Étrange

Entre son inquiétante et considérable collection d’arachnides et ses chats noirs, Emily assume son étrangeté et se régale de la répandre autour d’elle. Elle crée donc des zonsters, monstres très particuliers issus de son univers mental. « Emily voit le monde à travers une toile d’araignée. » La gamine nous entraîne avec elle dans ses labyrinthes intimes et réels. Et si vous trébuchez, tant pis pour vous ! « Peu importe là où tu vas pourvu que tu te perdes. »

To be strange or not to be, ça pourrait être la devise de l’adolescente gothique. La normalité, c’est ennuyeux après tout !

Doux cauchemars

Au gré des 13 cauchemars où nous plongeons avec – à cause ? – Emily, il y a toujours des éléments cachés à trouver dans la page, en jouant avec la lumière. Chats cornus, potions, inversions de la réalité, lapins roses aux dents aiguisées, toiles d’araignées : la machine à rêves noirs fonctionne à plein ! « Rien ne vaut d’être seul, à moins d’avoir une méchante jumelle. » Pendant que vous courez pour échapper aux monstres qui vous poursuivent, remarquez-vous les références qui ponctuent l’ouvrage ? Un peu de Stephen King par-là, une touche qu’Hokusai ici ou encore une note des Beatles… Non, vous courez encore ?

J’ai préféré ce petit ouvrage au précédent, notamment pour la très belle page découpée qui m’a surprise au milieu du livre. J’aime la manière dont le cauchemar est présenté et développé : c’est un moment, un mauvais moment à passer. « Si ton ombre commence un combat, éteins la lumière. » Parce qu’on se réveille toujours, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ?

Voir c’est décevoir

Emily, la jeune fille gothique à la franche droite et au regard sombre, n’a pas peur du noir. « Quand la lumière s’allume, Emily lui fait de l’ombre. » Ici, il s’agit de voir au-delà, derrière, partout… d’autant plus avec les pages découpées qui obligent à changer de point de vue. Oui, ça fait peur, évidemment ! Et ne vous frottez pas à la gamine si vous n’êtes pas prêt à en subir les conséquences. « Quand Emily voit rouge, tu vois des étoiles. »

Le procédé d’impression qui nécessite que nous fassions jouer la lumière sur la page pour révéler des éléments cachés colle parfaitement avec le titre de l’album. Après 4 albums mettant en scène cette héroïne, je ne suis pas lassée, mais je doute d’explorer davantage le monde de l’étrange Emily.

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Les gens qui tombent

Ouvrage de Thomas Vinau (texte) et Lulu Skopi (illustrations).

Est-ce la faute à Voltaire s’iels sont tombé·es par terre ou la faute à Rousseau s’iels ont le nez dans le ruisseau ? Ce qui est certain, c’est que ces gens chutent avec humilité ou par d’heureux hasards. Iels développent d’autres façons de voir le monde : tomber, c’est se décaler, c’est faire un pas de côté pour mieux se recentrer sur l’essentiel. Les illustrations, comme toujours dans la collection « Les gens qui » des Venterniers, sont poétiques et pleines de sens : elles dessinent les brins de folie qui nous animent et sèment de la joliesse dans un quotidien souvent trop dur.

Je vous laisse avec 4 phrases de ce petit ouvrage si précieux, et je vous encourage à découvrir cette collection.

« Les gens qui tombent veulent apprendre à voler. »

« Les gens qui tombent regardent les fleurs en face. »

« Les gens qui tombent repoussent parfois où ils tombent. »

« Les gens qui tombent caressent la planète. »

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Eau de cuisson

Bande dessinée de Hyuna.

Les courts chapitres présentent un homard, Monsieur Kip, Tina et son patron. Ces quatre-là discutent, s’engueulent, philosophent, se font des déclarations et des promesses, avec parfois des paroles prophétiques. « Tu manges ce que tu aimes le plus ! Comment pourrais-tu mieux compléter, absorber plus absolument l’amour et l’aimé ? Si tu me manges : je le considère comme une déclaration d’amour ! » De discussions psychanalytiques sur le rebord de la marmite en disputes de couple sur des draps froissés, on ne peut pas dire que l’ambiance soit des plus réjouissantes. Vous le savez-vous, pourquoi on mange, parfois trop ? Pourquoi on baise, souvent mal ? Pourquoi on vit, toujours en vain ?

Les traits d’encre dessinent des plats appétissants. Même en noir et blanc exclusif, on entend les bulles chanter et les sucs grésiller, on sent le beurre fondre et le chocolat couler, on voit les légumes colorer et la mayonnaise monter. À table, on veut goûter ! Ou pas… faudrait voir ce qu’il y a au menu, quand même ! Cette courte bande dessinée, frappante comme un éclair et un coup de fouet (on reste dans le registre de la cuisine, dans les deux cas…), se dévore. Aucun risque d’indigestion, mais tout est question d’assaisonnement. Hyuna dessine à merveille différentes formes de désespoir, de solitude et de quête de sens.

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La trilogie de Tora

Trilogie d’Herbjørg Wassmo.

La véranda aveugle

Enfant rousse souvent effarouchée et peu loquace, Tora est la fille bâtarde d’un soldat allemand. « La guerre, c’était déjà bien loin. Mais Tora savait qu’elle en était une partie. »  (p. 47) Elle vit avec sa mère, Ingrid, dans la branlante maison des Mille, baraque où résident certaines des familles les plus pauvres d’une petite île norvégienne. Le ménage compte aussi Henrick, le beau-père, invalide de guerre et alcoolique, brutal envers son épouse et l’enfant, méprisé par le village pour sa paresse et son faible caractère. « Les hommes étaient assurément d’une espèce moins résistante que les femmes. » (p. 173) Tora se cache sans cesse de cet homme, du péril qu’il représente et de la honte qu’il lui fait ressentir après ses attouchements immondes. Pour se préserver, elle se réfugie dans les livres et dans ses rêves, espérant rencontrer sa famille allemande et échapper à cette île trop petite et trop froide.

Avec la saga de Dina, Herbjørg Wassmo a mis en scène des femmes confrontées aux rudesses du monde. Ici, c’est une toute jeune adolescente qui souffre dans sa chair des vices des hommes. « Elle n’était qu’un tas de chair à moitié nu dans un lit détesté. » (p. 235) La solidarité féminine est puissante, notamment entre Ingrid et sa sœur, la belle Rakel. « Que le bon Dieu, les hommes et le diable fassent la guerre et autres choses du même genre, ce n’est pas à nous les femmes d’en avoir honte. Ce n’est pas à nous de courber la tête. C’est à nous de voir au-delà des mensonges et des silences, de veiller à nous soutenir mutuellement. » (p. 94) Mais est-ce suffisant pour sauver la petite Tora ? J’ai lu ce premier tome avec fascination, entraînée par la plume de l’autrice qui donne aux pensées de l’enfant une tonalité terrible : entre horreur et innocence, le destin qui se dessine fait frémir le cœur.

La chambre aveugle

La vie est plus légère depuis qu’Henrick est en prison, mais Tora sait que le péril reviendra, qu’elle n’en est pas libérée. En attendant, elle participe de son mieux aux tâches de la maison pour soulager sa mère qui s’épuise dans l’usine. « Le travail domestique laisse des traces sous les ongles […]. Les mains des travailleurs manuels portent ainsi le deuil. » (p. 18) L’adolescente a tout de même des petits bonheurs, comme son amitié avec Soleil, cette grande fille si besogneuse qui rêve d’ailleurs, ou Frits, ce petit muet si attachant. Ses plus grandes joies, c’est auprès de sa tante Rakel de son oncle Simon qu’elle les vit : ce couple heureux et chaleureux incarne l’idéal familial dont Tora manque tant. « Peu de gens découvrent la beauté dans la réalité. C’est dommage. Elle rayonne dans les petites chambres, dans l’illégalité. » (p. 142) Malgré les moments tendres, la jeune fille n’est jamais apaisée et ressent tout viscéralement : depuis que le péril l’a atteinte et meurtrie, elle ne se sait en sécurité nulle part et elle rêve d’un espace où elle serait en pleine possession d’elle-même. « Elle connaissait mieux les conséquences de la honte qui éloignait les gens les uns des autres. L’affection disparaissait. C’était ainsi : ceux qui en avaient le plus besoin devaient supporter seuls le poids de la honte. »  (p. 119) Un espoir réside dans le cours complémentaire de Breiland : Tora a des notes suffisantes pour y entrer. Là-bas, loin de la maison des Mille, elle pourra être elle-même, protégée du péril. Hélas, Henrick revient sur l’île et impose une nouvelle fois sa marque sur la petite, avec des conséquences terribles. « Il y a des moments dans la vie où notre seule consolation est de serrer des oisillons morts sur notre cœur. » (p. 324)

Ce second tome offre des lueurs d’espérance pour mieux les souffler avec la brutalité d’une tempête. Solitaire et enfermée en elle-même, Tora ne peut se confier à personne et elle porte en secret le fardeau de ce qu’elle considère sa honte. Pourtant, autour d’elle, quelques âmes généreuses et courageuses tentent de former famille. « Que deviendront le monde et nous, les hommes, si vous, les femmes, vous acceptez tout c’qu’on fait et si, en plus, vous vous fâchez avec vos frères et sœurs à cause de nous ? Tu crois qu’il y aurait encore de l’espoir pour notre monde, hein ? » (p. 38) À l’approche du dernier tome, je sens que Tora n’a pas fini d’endurer les pires malheurs.

Ciel cruel

À Breiland, là où elle se pensait en sécurité, Tora a traversé seule une épreuve indicible qui met à mal son esprit. Bien que délivrée du terrible fruit du péril, elle continue de vivre ses tourments en silence, loin de ses camarades de classe. « Pour la première fois de sa vie Tora se rendit compte à quel point elle aimait peu les gens. » (p. 21) C’est Rakel, sa tante si aimante, mais si fragilisée par la maladie, qui la sauve une nouvelle fois et tente de lui donner confiance en l’avenir. L’adolescente vivait dans une telle terreur que l’on découvre ce qu’elle voyait comme une tâche qu’elle avait oublié qu’elle était victime. « C’est sa honte à lui ! Jamais la tienne ! Tu entends. JAMAIS LA TIENNE ! » (p. 84 et 85) Le printemps, puis l’été s’installent. Tora se prend à rêver d’une vie plus douce, délivrée d’Henrick. Mais un nouveau trouble monte en elle : entre Jon, camarade d’école très épris, et Simon, cet oncle si bon et rassurant, Tora perd pied et, une fois encore, ne trouve pas sa place, au point de tenter d’occuper celle d’une autre.

Avec le dernier tome de cette superbe trilogie, Herbjørg Wassmo clôt la terrible histoire de l’innocence que l’on piétine et qui ne peut pas se relever. La malheureuse Tora n’échappe pas au péril et rien ne la sauve, même pas l’amour le plus sincère. Comme dans la saga de Dina, j’ai retrouvé dans cette histoire la beauté sauvage et dangereuse de la Norvège septentrionale, où la froideur de l’hiver est souvent moins mordante que l’âpreté des cœurs.

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Almudena – Le temps d’un été

Roman graphique de Samuel Teer et Mar Julia.

L’été de ses 15 ans, Almudena doit le passer avec son père, Xavier, qu’elle n’a jamais rencontré. Sa mère s’absente pendant deux mois pour une tournée internationale de danse. « Ce sentiment étrange quand tu réalises que ta mère a aussi des rêves… et qu’à l’instant présent, ces rêves ne t’incluent pas. » (p. 10) Entre ce père guatémaltèque qui parle à peine anglais et cette adolescente américaine qui ne comprend pas l’espagnol, dans une grande baraque pleine de charme, mais en totale rénovation, juillet et août risquent d’être longs et pénibles. « Ça va être le pire été de toute ma vie. » (p. 34) Le quartier est dangereux, mais la gentrification fait son œuvre : les boutiques historiques sont rachetées par des Blancs riches et les loyers deviennent inabordables aux locataires de cette communauté étrangère. Almudena comprend alors le projet de son père. « Tout le but de rénover le bâtiment est de donner aux gens dans le besoin un lieu de vie durable. » (p. 164) La gamine participe de bon cœur aux travaux et l’été devient intéressant : l’adolescente en apprend davantage sur ses origines et son métissage et elle voit la solidarité à l’œuvre dans un quartier en pleine mutation.

« Je déteste ce regard plein de pitié que les gens me donnent quand ils comprennent que je ne parle pas leur langue. » (p. 99) Ce roman graphique young adult est simple et efficace, tendre et très émouvant. J’ai aimé suivre Almudena, la voir prendre confiance, se créer une nouvelle famille au-delà des préjugés et obtenir enfin des réponses. Xavier est un super papa, mais où était-il pendant toutes ces années ? Comment peut-on être accepté·e avec ses différences et ses choix dans un monde qui craint tant le changement ? Finalement, en deux mois, Almudena grandit beaucoup : elle abandonne ses rêves d’enfants, mais s’engage sur le chemin exaltant de l’âge adulte où les renoncements ne sont pas des défaites, mais ouvrent de nouvelles opportunités à saisir.

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Le vent reprend ses tours

Roman de Sylvie Germain.

Alors qu’il le croyait mort depuis 27 ans, Nathan retrouve la trace de Gavril avant de la perdre à nouveau, définitivement. L’homme se souvient : il avait 9 ans en 1980. Enfant maladroit et peu loquace, son seul ami était ce saltimbanque vagabond venu de Roumanie, érudit et poète. « Il avait le sens de la joie […]. Il disait que la joie, on peut en donner sans compter, même quand on n’en éprouve pas soi-même, parce que du seul fait d’en donner, on la crée. De la joie ex nihilo ! » (p. 66) Nathan part à la recherche des souvenirs et de l’histoire de Gavril, marginal extravagant et secret : en retraçant la vie de ce compagnon jamais oublié, il découvre la sordide extermination des Roms pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il reconstitue un passé de douleurs et de renoncements, mais aussi l’indéfectible résistance dont Gavril a fait preuve grâce aux mots, les alignant comme autant de protections et de passerelles vers la liberté. « Exhumer Gavril de la méconnaissance où il était relégué, lui élever un tombeau pour mieux l’en libérer, plus vif. » (p. 85) Nathan cherche également à se pardonner, à se départir une longue culpabilité. Arrivé à la presque moitié de sa vie, il découvre comment renaître, accoucher de lui-même et reprendre les rênes de son destin. « Il s’était si longtemps cru fautif de cet homme, par imprudence, par inconscience. Et ce méfait n’était que la confirmation d’une faute primitive – d’être né sans s’annoncer, hors désir. D’être né, tout simplement. » (p. 103 & 104)

Sylvie Germain dissimule dans les ellipses et les silences les plus beaux sentiments et les plus grands chagrins. Ce qui n’est pas dit retentit pourtant si puissamment qu’il est impossible d’y échapper. Dans ce roman de quête, voire de reconquête, l’autrice nous offre le grand miracle du pardon, comme autant de bouquets de fleurs anonymes. Je pensais bien connaître l’œuvre de Sylvie Germain, mais j’ai découvert par hasard ce court roman qui m’a fait retomber amoureuse de cette autrice au talent si sensible.

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Rivière

Roman de Lucien Suel.

Jean-Baptiste vit seul avec Alpha, son chien, entre son jardin, ses livres et sa musique. Depuis la mort de Claire, de nombreuses années plus tôt, il s’est retiré du monde. Il entretient quelques échanges acrobatiques avec un internaute sur Twitter, mais son quotidien est très silencieux. Un dialogue reste cependant ouvert avec Claire. La défunte parle d’outre-tombe et les échanges réaffirment l’amour entre les époux. « Jean-Baptiste sait que Claire est là, debout au seuil de sa conscience, même dans son sommeil, même lorsqu’il sourit devant les attitudes d’Alpha, animal de compagnie, grosse peluche vivante et douce, dont le regard reflète la mélancolie de son maître. » (p. 45) Le veuf cultive son chagrin comme il cultive son jardin : égoïstement et solitairement. Or, de tout cet amour qui reste vivant, il y a de quoi ensemencer bien des existences : pour cela, il faudrait que Jean-Baptiste accepte enfin de déborder de son quotidien.

Au gré des chapitres, le récit voyage dans la chronologie amoureuse de Claire et Jean-Baptiste, réveillant des souvenirs tendres d’étés en Ardèche et de soirées musicales. Ces deux-là se sont vraiment juré de s’aimer dans le bonheur et la tristesse, la santé et la maladie, même après que la mort les sépare. « Je pense me poser sur ton épaule mais je risque de glisser sur le cuir, la peau de ta veste noire. Mon nom est gravé et je suis effacée. […] Ne pleure pas. Ne me pleure pas. Ne te pleure pas. Je suis en voyage. J’irai jusqu’au bout ensemble. » (p. 50 & 51) L’auteur se fait voltigeur et jongleur de mots, créant des correspondances et des coïncidences entre les événements et les patronymes. Les publications Twitter de son personnage rappellent les siennes sur son propre compte : originales, parfois cryptiques, toujours érudites et souvent impertinentes. Autre point fort de ce roman, la bande son ! Amoureux·ses du rock, installez-vous, vous allez passer un très bon moment !

Quant à moi, je poursuis ma découverte des textes de Lucien Suel. Avec ce roman, il a une façon délicate de parler du deuil qui m’a rappelé celle qui m’émeut tant chez Philippe Claudel, mais avec plus de lumière et d’espoir.

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Demoiselle Lapine et le grand méchant Léopard – 2

Tome 1

Webtoon de Sadam, Mogin et Yasik.

Vivi Ravien ne s’est toujours pas transformée en humaine et elle garde sa forme de petit lapin blanc. Elle l’ignore, mais sa famille veut s’assurer qu’elle est bien morte et elle est donc bien plus en sécurité qu’elle ne le pense dans le palais du clan des léopards noirs. Protégée par Maymi, une servante dévouée, et par Ash, son léopard garde du corps, Vivi cherche encore à comprendre pourquoi les phéromones l’affectent autant et si elles ont un rôle à jouer dans son éventuelle transformation. Alors qu’un grand bal se prépare dans la maison des Grace, la lapine fait la connaissance de Maniuntz, du clan des lions, un autre fauve très intrigant. « Ça ne m’étonne pas que ce lion se soit intéressé à toi puisque je t’ai marquée de  mes phéromones. » (p. 175) Le bal pourrait aider le clan des léopards à nouer des alliances stratégiques face au clan des loups qui répand une étrange drogue dans le monde. La soirée est en tout cas pleine de surprises pour Vivi qui fait sensation en petite compagne d’Ahyn. « Comment peut-elle être si mignonne, même en colère ? » (p. 69)

Le tome 2 de ce webtoon est dans l’ensemble plaisant à lire : l’intrigue progresse rapidement et les arcs narratifs s’étoffent. J’ai clairement envie d’avoir le fin mot de l’histoire avec le dernier tome. Mais il y a des scènes à forte connotation sexuelle, avec un sous-texte très dérangeant. « J’aime que tu sois une lapine. Ce serait plus compliqué si tu te transformais en humaine. » (p. 181) Clairement, Ahyn souhaite que Vivi reste sous sa forme infantile… Gênant, hein ? Si j’en crois les explications de ma sœur, qui lit beaucoup de webtoons asiatiques, ce genre de relation est très prisée du lectorat cible. L’héritier du clan des léopards noirs reste un arrogant insupportable et pervers. «  Pleure quand je te le demande et uniquement devant moi. » (p. 29) J’ai beaucoup de sympathie pour la petite Vivi et même si je soupçonne que la conclusion la fera épouser Ahyn, j’espère qu’elle saura rabattre un peu la superbe de ce détestable deutéragoniste !

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Un bon féministe

Roman d’Ivan Repila.

« Je suis le type le plus féministe. Cela dit j’ai mes contradictions. » (p. 9) Ainsi commence le récit du narrateur : il veut être un allié, un soutien de la cause féministe, et pas uniquement pour séduire Najwa, militante convaincue qu’il assaille de questions pour progresser dans sa déconstruction. « Je suis énervé, je déteste me sentir déstabilisé ; je n’ai pas l’habitude. » (p. 9) Bousculé dans son confort quotidien d’homme blanc cis hétéro, le narrateur s’étonne cependant du relatif pacifisme des mouvements féministes. Persuadé que le changement ne peut advenir que dans la violence, il fonde l’État phallique, groupuscule ultra-machiste. Cet allié en est certain, ce n’est qu’en mettant les femmes suffisamment en colère qu’elles se décideront enfin à agir pour faire advenir une société égalitaire. Face aux exactions de l’État phallique, les femmes ne restent évidemment pas sans réagir… et l’escalade est inévitable !

Oui, les femmes ont besoin que les hommes soient des alliés, mais pas qu’ils prétendent faire mieux qu’elles dans la lutte pour leurs droits. « Un bon féministe n’a pas besoin de se dire féministe. » (p. 59) C’est ce que je craignais à la lecture de ce roman qui oscille entre dystopie et utopie. Ivan Repila a toutefois écrit un texte brillant aux allures de manifeste, entre pamphlet et essai. Oui, il y a encore beaucoup à déconstruire dans les mentalités, même chez les femmes, pour abattre l’ordre patriarcal et les réflexes de domination masculine. « Je sais que je suis le résultat d’une époque et de schémas qui délimitent et configurent mon désir. Je sais que je ne suis pas libre. » (p. 65) La nouvelle société que propose l’auteur m’a rappelé La république des femmes de Gioconda Belli et l’épilogue est aussi brillant que celui de La servante écarlate de Margaret Atwood. Il y a beaucoup à méditer dans ce roman et beaucoup à imaginer pour que la citation suivante ne soit plus tristement banale. « Les hommes [n’importe quel verbe conjugué à la troisième personne du pluriel] un tas de trucs. » (p. 11)

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Galatée

Nouvelle de Madeline Miller.

Galatée est alitée depuis plus d’un an. Si on la garde enfermée, c’est pour le bien de son enfant et l’honneur de son époux. Si on persiste à la garder couchée et à lui interdire toute sortie, c’est pour la soigner, évidemment… « Je ne peux pas me réchauffer sans soleil. Vous n’avez jamais touché de statue ? » (p. 12) Quand elle n’est pas engourdie par une tisane qui l’endort, elle subit les visites conjugales de son époux, toujours obsédée par sa nature première et le miracle qui l’a fait venir à la vie. Pour se libérer de sa prison, de ses geôliers et de son triste destin humain, mais aussi pour sauver sa petite fille, Galatée est prête à tout sacrifier.

Avec cette brillante réécriture du mythe, Madeline Miller parle de la tyrannie masculine et de la révolte féminine. Les hommes veulent des femmes pures et dociles, silencieuses et sans expression : des statues, mais des statues chaudes contre lesquelles frotter leurs désirs malsains. C’est oublier que les femmes palpitent de la même vie que les hommes et qu’il est passé le temps où elles se laissaient soumettre. Cette nouvelle m’a rappelé Le papier peint jaune de Charlotte Perkins Gilman et les traitements médicaux infligés aux femmes sans écouter leurs besoins, en pensant savoir mieux qu’elles ce dont elles souffrent et ce qui les réconforterait : il ne s’agit pas de soigner ces femmes, mais de les garder sous la coupe de leurs époux et de proclamer la toute-puissance de la médecine sur l’affect.

Je suis ravie d’avoir acquis cette intégrale des œuvres de Madeline Miller, car il est certain que je relirai les deux romans de l’autrice.

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Jugée par ses paires

Nouvelle de Susan Glaspell.

Mini Foster, épouse Wright, est soupçonnée d’avoir assassiné son mari, John. Un froid matin de mars, le procureur du comté, le shérif et le premier témoin visitent les lieux du meurtre pour élucider l’affaire. Avec eux, deux femmes, l’épouse du shérif et celle du témoin, chargées de collecter quelques affaires pour la suspecte. « Il y a quelque chose de sournois à l’enfermer en ville et puis à venir ici retourner sa propre maison contre elle ! » (p. 38) Mais au-delà de la scène de crime, ce que ces femmes voient, c’est une vie domestique, triste et violente. Les hommes cherchent des indices de la culpabilité de l’épouse, les femmes voient la preuve du malheur conjugal de Mini Foster.

Le génie de ce texte écrit au début du 20e siècle, c’est de pointer la condescendance masculine envers les comportements féminins, tout en soulignant l’aveuglement des hommes face aux réalités que les femmes comprennent sans se parler. « Alors ça, c’est bien les femmes ! Arrêtée pour meurtre et elle s’inquiète pour ses conserves ! […] Oh, les femmes s’inquiètent toujours pour des broutilles. » (p. 29) Ici, le sens existe à différents niveaux : dit, chuchoté, implicite, tu et complice. Entre nouvelle et pièce de théâtre, les personnages entrent et sortent des pièces et chacun s’exprime avec une police d’écriture différente. Tous, sauf Mini Foster qui est la grande absente du texte, en dépit de sa présence dans le titre. Elle retrouve cependant une voix et une identité grâce aux deux autres femmes qui se glissent dans son quotidien et comblent les vides que les hommes n’envisagent pas.

Les éditions Tendances négatives proposent souvent des formats originaux pour magnifier les textes qu’elles publient. Avec Le papier peint jaune de Charlotte Perkins Gilman, il fallait se frayer un chemin dans les pages avec un coupe-papier. Ici, le format calepin rappelle les inspecteurs dans les polars, et c’est bien une enquête que le·a lecteur·ice est invité·e à mener avec les personnages. Dans la postface, les éditrices expliquent les choix de traduction, notamment les néologismes, pour coller au double sens des mots anglais et pour révéler toute la domination misogyne du discours. Ce petit ouvrage est sans aucun doute mon premier coup de cœur de 2025 !

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En finir avec la culpabilisation – Sur quelques empêchements d’exister

Essai de Mona Chollet.

Séparée depuis peu d’un compagnon de longue date, autrice indépendante après des années de salariat, Mona Chollet a pris des décisions importantes. Ce qu’elle expérimente dans sa nouvelle vie, ce sont des pensées limitantes, hostiles et intrusives. Prenant conscience de ce qu’elle appelle son ennemi intérieur, l’autrice s’interroge sur les moyens de ne plus être toxique envers elle-même et elle explore les domaines où l’être humain s’inflige une terrible culpabilisation. « Quand aucun de nos comportements ne trouve grâce à nos yeux, on peut en conclure que nous ne sommes pas très sûr·es de notre légitimité à exister. Nous sommes convaincu·es de présenter un défaut, une déficience fondamentale, irrémédiable. Cette culpabilité s’insinue dans tous les recoins de notre psyché. Elle draine notre énergie en la retournant contre nous-mêmes. » (p. 18)

Quelques pistes à suivre pour se départir de la culpabilité auto-infligée :

  • Se départir des idées de faute morale et de péché portées par les religions ;
  • Cesser d’anticiper le pire ou de craindre un retour de bâton quand le destin nous est favorable ;
  • Pour les femmes, arrêter de se comporter comme si elles étaient des enfants ou d’éternelles subalternes ;
  • Consacrer son énergie à reconnaître sa valeur et combattre les poids des attentes patriarcales ;
  • Ne plus faire peser la honte sur les victimes – notamment en cas de violences sexuelles ;
  • Ne plus considérer les enfants comme mauvais par nature et nécessitant un dressage ;
  • Lâcher la grappe aux mères qui n’ont pas à être parfaites ;
  • En finir avec la tyrannie de la productivité et cette fichue valeur travail ;
  • S’accorder des siestes et s’autoriser la paresse ;
  • Écouter ses douleurs et combler ses besoins, se donner le droit de se préserver et de se mettre en premier ;
  • Se libérer des injonctions à la pureté militante et accepter ses contradictions.

Évidemment, Mona Chollet explique tout cela mieux que moi, avec force références ! Cette lecture est un indispensable, et surtout pour les femmes qui ont souvent une tendance à minimiser leurs réussites ou leurs efforts et à dramatiser leurs erreurs. Bref, cessons de nous faire du mal, soyons doux·ces avec nous-mêmes. Je vous laisse avec des extraits à méditer.

« Souvent, on s’excuse, non pas parce qu’on pense sincèrement être en tort, mais par simple tactique, pour survivre en milieu hostile. » (p. 42)

« Blâmer les victimes, trouver la moindre excuse aux agresseurs, c’est entériner le statut des femmes comme sujets dominés, comme sous-citoyennes qui n’ont pas droit aux mêmes prérogatives, à la même tranquillité, à la même liberté d’action et de mouvement que les hommes. » (p. 60)

« Quand le bien-être des enfants permet d’asservir les mères, il devient une cause sacrée. En revanche, face aux intérêts du père, il ne pèse pas lourd. » (p. 138)

« La culpabilisation crée une pression ; et l’une des manières de relâcher cette pression, […] c’est donc de la reporter sur les autres, de se montrer hypercritique à leur égard, histoire de se sentir soi-même normale par comparaison. » (p. 143)

« La seule raison de mon inquiétude, c’est que je reste persuadée que mon devoir est d’être productive, pas d’être vivante. » (p. 174)

« Le sentiment de devoir peut amener à se considérer comme personnellement responsable de tout ce qui va mal dans le monde, et à s’en vouloir quand on a l’impression de ne pas en faire assez pour changer les choses. » (p. 235)

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Street art, un regard de femmes engagées

Ouvrage d’Alessandra Mattanza.

« Il existe une grande disparité entre la proportion de femmes diplômées d’écoles d’art et celle de femmes exposées dans les galeries et les musées. […] On mesure souvent le succès des femmes à l’aune de celui de leurs homologues masculins. […] Il est grand temps que les contributions des femmes à l’art soient reconnues. Plus elles seront exposées et plus elles inspireront d’autres femmes à peindre et à trouver leur propre identité. » (p. 6) Impossible de ne pas penser au livre de Linda Nochlin, Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ?, en lisant ces quelques phrases.

Œuvre de Tatyana Fazlalizadeh.

Le street art, voilà une expression artistique qui semble le précarré des hommes. Les 24 portraits de ce livre montrent que le street art se conjugue aussi, et de plus en plus, au féminin. Au féminin, ça ne veut pas dire que c’est rose, girly et pailleté (et quand bien même, ce ne serait pas un problème…). Ça veut dire que les femmes ont le droit d’exister et de s’exprimer dans l’espace public. « Dans la rue, les rôles ne sont pas genrés, mais c’est du ressort des galeries d’art, des collectionneurs et de la société de s’assurer d’une représentation et d’un soutien équitables s’ils créent des œuvres tout aussi belles et importantes. » (p. 46) Sur les murs, les sols et toute autre surface, les femmes présentées jouent avec l’existant, le magnifient et le sortent du banal. Le monde entier est leur toile et leur inspiration. Oui, elles pimpent le béton, mais pas uniquement : elles le font parler et lui font porter des messages éminemment politiques et politiques. « Partout dans le monde naissent de nouvelles communautés de femmes, de gens fatigués d’être invisibles, qui n’ont plus peur de s’exprimer et qui se soutiennent dans ce qu’on peut décrire comme une véritable Renaissance féminine. » (p. 9) De fresques monumentales en graffiti, avec des pochoirs, de la peinture, des trompe-l’œil et toute sorte de médium, ces artistes colorent la ville. Entre image et texte, le street art reste une expression polymorphe dont les femmes sont une voix incontournable pour parler d’égalité et d’intersectionnalité, pour lutter contre le racisme et défendre les minorités.

Œuvre d’Aiko à Copenhague. (Pouvais-je vraiment passer à côté de ce lapin ?)

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Intrépide – Ma vie de Pretenders

Autobiographie de Chrissie Hynde.

Enfance à Akron, Ohio, dans les États-Unis des années 1960. Adolescence en Ohio toujours, pendant les seventies. Chrissie est une gamine curieuse, plus prompte à rester devant l’école qu’à y entrer, consciente que l’époque est au changement et que ses parents ne peuvent pas la comprendre. « Notre respect pour la génération précédente commençait à s’étioler à mesure que grandissaient nos obsessions pour des choses qui, de toute évidence, ne lui avaient jamais effleuré l’esprit. Nous étions convaincues d’avoir les réponses et nous tenions à le faire savoir. » (p. 55) Ce que Chrissie aime par-dessus tout, c’est la musique, la guitare et le rock. Elle l’affirme, elle jouera dans un groupe et elle repoussera toute forme de conformisme. « Je ne souhaitais pas être comme la majorité des gens. La majorité avait toujours tort. »  (p. 110) La jeune Chrissie survole l’université, expérimente diverses drogues, va de concert en concert. Elle découvre David Bowie, part au Mexique, au Canada, à Londres et Paris, mais elle revient toujours à Akron. Pourtant, elle le sait, ce n’est pas dans l’Ohio qu’elle fera du rock. De boulots minables en combines douteuses, entre squats miteux et plans foireux, elle finit par rencontrer ceux avec qui elle forme The Pretenders. Ensuite, très vite, c’est le succès, les tournées, mais aussi, toujours, la défonce. Et, avec elle, les déchirements et les drames.

Autant Just Kids m’avait enchantée et transportée dans une époque révolue, autant le texte de Chrissie Hynde m’a semblé long, dodelinant et très répétitif. Oui, c’est certain, même Patti Smith a essuyé des échecs à répétition avant de percer, mais elle en parle avec autrement plus de panache et de poésie que la chanteuse des Pretenders. Intrépide n’est pas un mauvais livre, loin de là, et il se résume en une phrase qui le clôt presque : « Je n’ai jamais voulu que les Pretenders aient énormément de succès. Je souhaitais me maintenir à un niveau qui me convenait. » (p. 454) C’est exactement ce que j’ai ressenti en lisant ce livre : ne rien tenter d’extravagant. Se montrer simple, direct, sans fioritures, sans fausse pudeur ni honte malvenue. En gros, Chrissie Hynde nous dit : « Voici ma vie, et si elle ne vous plaît pas, allez-vous faire f… ! Je me moque de votre avis. » La vie de l’artiste ne me plaît ni me déplaît, elle me laisse plutôt indifférente, surtout en raison de la façon dont elle est racontée.

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Le gâteau dont vous êtes le héros

Livre de recettes de Owi Owi Fouette-moi.

Sous-titre : 12 recettes de base. 70 déclinaisons. 1 000 gâteaux à créer.

Vous aimez les gâteaux. Vous aimez les gâteaux, hein ? Mais une fois sur deux, ils sont moches et ratés quand vous les préparez à la maison ? Pas de panique, voilà LE livre qui manquait à votre cuisine ! « Ici, pas besoin de s’y connaître ni de beaucoup de matériel : c’est la philosophie ‘5 minutes, un bol, un orgasme’ ! […] N’importe quelle journée peut s’adoucir avec l’aide d’une bonne tranche de gâteau, n’est-ce pas ? » (p. 5) L’explication des pictogrammes en première page est un indispensable, merci Owi ! Et les consignes sont à l’avenant : claires, précises, sans mystère. Le génie de ce bouquin, c’est la possibilité d’adapter chaque recette avec ce qu’on a dans les placards ou le frigo et ce qui nous fait plaisir, en suivant quelques consignes simples pour toujours conserver l’équilibre du gâteau. « Quand on arrive à sortir la pâtisserie du registre des complications et de l’exceptionnel, plus rien ne te freine pour en faire autant que tu veux, aussi souvent que ça te plaît. » (p. 25)

Ce qu’on veut, c’est se faire plaisir, tout simplement. Ce livre de recettes s’adresse aux gourmand·es, aux feignant·es et aux impatient·es. On veut un gâteau et on le veut tout de suite. OK, on attend qu’il cuise. OKKKK, on attend qu’il refroidisse un peu. « Il y a un coin de notre cœur réservé aux desserts qui ne payent pas de mine et qui, pourtant, volent la vedette à tous les autres. » (p. 86) Oui, on peut continuer à baver sur les merveilles sophistiquées des pâtisseries, mais on peut aussi lécher le bol de la pâte qu’on vient de verser dans le moule, direction le four pour 20 minutes. Et le summer body, me direz-vous ? C’est très simple : il suffit d’avoir un corps et d’être en été, et voilàààà ! Et si vous ne bavez pas sur les photos de Sandra Mahut, c’est que vous n’avez pas d’âme…

Je suis Owi Owi sur les réseaux sociaux depuis un moment et j’aime son ton enlevé et sa façon de décomplexer la cuisine. Personne ne vous demande d’être Bocuse, mais on a le droit de se régaler. Et de se marrer : l’autrice est drôle à en chialer. Oui, un livre de cuisine, ça peut tout à fait être fendard ! « Ce gros doudou festif aime : courir tout nu sur la plage, mais aussi se draper sous un glaçage pour les grandes occasions (par exemple : youpi, c’est vendredi). » (p. 50) Bref, cette bible de la pâtisserie ménagère est drôle et sérieuse, parce que si on ne plaisante pas avec la nourriture, on n’est pas non plus là pour se faire engueuler. De mon côté, j’ai déjà suivi le premier conseil d’Owi Owi (pour éviter qu’elle me fouette…), j’ai acheté une balance numérique pour arrêter de peser mes ingrédients à la va-comme-je-te-pousse…

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Brutus

Roman de Bernard Clavel.

« Seigneur de la manade. Le plus beau de tous les taureaux de la Narbonnaise. […] Brutus est un animal d’amour et de violence. Ses gardians l’ont surnommé la brute amoureuse. » (p. 5) Le colosse animal est arraché à sa Camargue et, sur une lente barge tirée par les hommes, il remonte le Rhône jusqu’à Lugdunum. Là-bas, les Romains ont un sinistre projet pour lui : le lancer dans l’arène contre les chrétiens, ces illuminés qui prient un Dieu unique et miséricordieux et ne reconnaissent pas l’empereur Marc Aurèle comme une divinité. Dans sa petite cage sur la barge, puis dans la cellule du cirque, le taureau ne rêve que de retrouver son pays de sel et de mer, loin de la violence de ceux qui ne savent qu’aiguillonner et tuer. Ce sont pourtant quelques hommes, une poignée de chrétiens et de païens, qui feront tout pour sauver l’animal de sa tristesse et de son déracinement. Taraudé par la peur des tortures, le petit groupe fait plus que rendre sa liberté à un innocent, il montre ce que c’est que la vraie foi.

J’ai lu ce roman quand j’étais toute jeune adolescente et je me souviens avoir pleuré devant l’amitié de Brutus et du jeune Florent, le courage de Vitalis et Novellis et le parcours de foi de Verpati. Avec cette relecture, je suis surtout saisie par les descriptions, notamment celles des colères du fleuve et la beauté encore sauvage du sud de la France. « La Camargue : une terre de bataille sous l’immensité d’un ciel en démence. Une démesure. » (p. 20) Évidemment, je suis profondément touchée par le récit des persécutions et des martyres. Défendre une foi pacifiste n’est jamais simple, et nombreux sont ceux qui voudraient imposer leurs croyances par la force. « C’est par le Rhône que le christianisme est venu d’Orient. Mais c’est par la même voie que nous arrivent ceux qui veulent l’interdire. » (p. 119) Je poursuis avec émerveillement ma redécouverte de Bernard Clavel.

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David Bowie – Ashes to Ashes

Texte de Marc Dufaud.

Sorti en 1980, le titre « Ashes to Ashes » est un de mes titres préférés de David Bowie. On y retrouve Major Tom, protagoniste inoubliable de « Space Oddity » et on rencontre un nouvel alias du chanteur, ce clown en costume bleu glacé. « La vision de ce clown hiératique cheminant en bord de mer aux côtés d’une vieille femme agitée m’a longtemps hanté. » (p. 17) Marc Dufaud détaille la genèse de ce titre, sa place dans la discographie de Bowie, ses influences et ses résonnances. « David Bowie a été à la fois un innovateur, un passeur et un initiateur majeur combinant avant-gardisme et grand public, modernité et accessibilité pendant plus de quatre décennies. » (p. 35 & 36)

L’ouvrage est évidemment passionnant et il est impossible de ne pas chantonner les paroles quand elles traversent les pages. Mais j’ai deux reproches majeurs à adresser à ce livre. Le premier est un manque certain de relecture et correction : les coquilles, les mots manquants et la ponctuation approximative entachent la lecture et agacent la lectrice (moi). Le point négatif principal est surtout le ton de l’auteur. Nul doute que Marc Dufaud est un passionné et un érudit, mais son mépris trop souvent palpable envers les amateur·ices plus modestes ou d’autres artistes ou journalistes est un défaut que je ne laisse pas passer.

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Annales du Disque-Monde – 9 : (Faust) Eric

Roman de Terry Pratchett.

Rincevent était perdu dans une dimension inatteignable, mais par chance – par chance ? –, le voilà invoqué par Eric Thursley. « Même les mages trouvent les démonologues bizarres ; ce sont en général des êtres pâles et furtifs qui se livrent à d’obscures besognes dans des officines sombres et donnent des poignées de main molles et moites. Rien à voir avec la bonne magie bien propre. » (p. 24) Détail qui a son importance, Eric a 13 ans et il s’active dans sa chambre. Bienheureux d’avoir réussi à convoquer une entité vivante, il exige la réalisation de trois vœux, ce que Rincevent est bien incapable de faire ! « Tu ne t’es pas fait rouler. Le vœu s’efforce de te satisfaire. » (p. 117) En outre, le Pandémonium a des projets pour le jeune garçon, surtout Astfgl, roi des démons, qui aurait bien l’usage d’un démonologue pour accomplir ses sombres desseins. De la jungle du Klatch à la guerre de Tsort, en passant par un enfer d’un genre nouveau et jusqu’aux confins de l’univers connu et inconnu, Rincevent est une nouvelle fois en mauvaise posture, mais jamais le dernier à prendre ses jambes à son cou. « La fuite seule compte. Je fonce donc je suis ; plus exactement, je fonce donc je serai encore. » (p. 44)

Encore un Terry Pratchett qui m’a arraché des éclats de rire bien mérités. Je ne me lasse pas du Disque-Monde et de l’imagination débridée de l’auteur. Tout semble possible et tout est plaisant à découvrir, même le plus improbable. Méfiez-vous quand même de ce que peut créer un sandwich œuf-cresson, y compris sans sa mayonnaise…

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L’épuisement

Texte de Christian Bobin.

« Quelque chose a eu lieu dont j’ignore tout et je voudrais écrire ce livre pour dire cette chose. » (p. 7) Christian Bobin a un talent rare, celui d’ouvrir ses textes en ne disant presque rien et en laissant tout espérer. Cet amoureux sublime, chantre de l’enfance et de la nature, développe une philosophie du banal, du routinier et de l’évident qu’il transforme en joyaux. « L’ennui, c’est de l’amour qui s’apprête en silence. » (p. 23) Ce qu’il dit est presque moins important que la façon dont il le dit : le poète nous ouvre les yeux sur les beautés du monde et ses complexités.

Je ne me lasse pas de cet auteur qui distille dans mes jours difficiles une poésie modeste, mais scintillante.

« L’amour est le seul événement digne de ce nom. Le mot ‘amour’ est comme le mot ‘Dieu’. Ce n’est pas pour nommer quelque chose que je les utilise. C’est pour protéger un temps que je ne sais pas comment nommer. […] Je suis incapable de parler d’autre chose que de l’amour dont je ne sais rien. » (p. 8)

« Avant de te connaître, j’entrevoyais quelque chose de toi dans les visages passés à l’encre sentimentale des livres. » (p. 16)

« Écrire, c’est se découvrir hémophile, saigner de l’encre à la première écorchure, perdre ce qu’on est au profit de ce qu’on voit. » (p. 34)

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Potins #101

Madeline Miller est une autrice américaine née en 1978.

POTIN – Elle est titulaire d’un Master of Arts en latin et en grec ancien.

Lisez : Circé, Le chant d’Achille et Galatée.

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The Fisherman

Roman de John Langan.

Abe et Dan, collègues de travail, unis dans la douleur partagée du veuvage, passent leurs week-ends à pêcher. Un jour, poussés par Dan, ils se rendent à Dutman’s Creek, au nord de l’état de New York. Les lieux font l’objet d’une légende noire qui se transmet depuis plus d’un siècle, autour du réservoir créé par la construction d’un barrage qui a noyé une vallée et onze villes. Bien des indices devraient dissuader les deux amis de se livrer à cette partie de pêche, mais parfois, le destin est tellement sombre que rien ne peut le sauver.

Abe s’adresse à un·e hypothétique lecteur·ice et lui raconte la terrible histoire qu’il a vécue, 10 ans plus tôt. « Certaines choses sont si mauvaises que le simple fait de vous en être approché vous salit, laisse une souillure dans votre âme, comme une parcelle de forêt où rien ne pousse. Pensez-vous qu’une simple histoire puisse porter un tel mal en elle ? » (p. 11) Le récit d’Abe contient celui d’Howard qui contient celui du révérend Mapple qui contient celui de Lottie Schmidt qui en contient plusieurs autres. Ces histoires enchâssées créent un effet dilatoire : à mesure que l’on remonte le temps avec les témoignages, on s’éloigne de ce qui est arrivé à Abe et Dan, mais on comprend ce qui les attend s’ils s’entêtent à aller pêcher dans la rivière du Hollandais… « Parlons-en, de ces détails. Si, comme le veut le proverbe, le diable s’y cache, alors la moitié de l’enfer se presse entre les lignes de ce récit ? » (p. 243) Il y a quelque chose de Stephen King dans le rythme de la narration et le style, et évidemment dans l’occultisme et le surnaturel qui baignent le roman. La première phase renvoie immédiatement à Moby Dick et convoque un imaginaire fait de pêches épiques et de poursuites d’une bête fabuleuse. Aucune de mes attentes n’a été déçue pendant cette lecture qui m’a emballée et emportée pendant quelques heures, bien protégée sous un plaid.

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À gauche du oui, à droite du non

Pièce de théâtre de Bernadette Gruson.

Assia, Nour, Yanis, Enzo, Lenny, Nejma, Eva. Ces adolescent·es découvrent, chacun·es à leur rythme, ce qu’est le consentement. Et ce qu’il n’est pas. Ce qui fait qu’il n’existe pas et ce que cela laisse de douleur. « Je comprends les victimes qui veulent disparaître. » (p. 77) De baiser arraché en fellation résignée, les salles de classe et la cour de récréation sont des lieux d’apprentissage à la dure. Ce sont aussi des espaces de désapprentissage parce qu’il ne faut pas croire le porno, il ne faut pas croire les rumeurs, il ne faut pas croire les injonctions sociales hétéronormées et virilistes. Oui, le désir, ça se cultive et ça se cueille. Non, le sexe, ce n’est pas prendre quelque chose à l’autre. Clément, Romain et Judith, professeur·es, guident avec plus ou moins de délicatesse ces jeunes dans leurs découvertes et leurs réflexions. Elleux-mêmes sont confronté·es à cette question : comment on obtient qu’un « non » soit respecté ?

La pièce qui se joue sous nos yeux se joue aussi sous les yeux des personnages. Il n’y a pas que le quatrième mur qui est abattu : tout explose, les coulisses, cour et jardin ; tout se mélange. Là où les adultes échouent, les jeunes essaient et s’améliorent. La sororité et la solidarité prennent le dessus quand l’écoute est sincère et dépasse les clichés. « Je ne dis pas que tu mens, je dis que ton attitude rend la situation compliquée. Écoute, Nejma, on récolte ce que l’on sème. Alors à toi de réfléchir à ta récolte, plutôt que d’accuser les autres. » (p. 62)

Bernadette Gruson explore avec finesse et lucidité les mécaniques à l’œuvre dans les schémas de domination et de violence sexuelle. En plaçant sa pièce dans un collège, elle rappelle l’importance – voire la nécessité – de discuter des questions sexuelles et du consentement dans le cadre scolaire. En outre, personne n’est jamais trop jeune pour comprendre que son corps n’est qu’à lui. J’ai la chance de compter l’autrice parmi mes ami·es : son travail de création artistique est d’autant plus sincère qu’il est nourri par ses engagements quotidiens. Si vous vivez dans les Hauts-de-France, ne manquez pas les représentations de la compagnie Zaoum, dirigée par Bernadette Gruson.

De cette autrice-artiste-comédienne, lisez aussi FESSES et To tube or not to tube.

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Demoiselle Lapine et le grand méchant Léopard – 1

Webtoon de Sadam, Mogin et Yasik

Quatrième de couverture – Vivi est une petite lapine qui vit dans un monde où les animaux se transforment en humains lorsqu’ils atteignent l’âge adulte. On les appelle les « humains-garous ». Cependant, pour une raison inconnue, Vivi ne parvient pas à se transformer. Devenue la honte de la prestigieuse famille dont elle est issue, elle se fait abandonner au milieu d’une forêt sur le territoire des cruels léopards. Quel sort le destin réservera-t-il à Vivi la lapine ?

Vivi est recueillie par Ahyn, évidemment beau à tomber par terre, et membre du clan des léopards noirs. Est-ce pour servir de casse-croûte ou devenir un animal de compagnie ? « Elle est très intelligente, pour une lapine. Elle nous comprend. Beaucoup de faits restent inexpliqués si c’est une humaine-garou ? » (p. 76) Puisque Vivi est un animal, elle ne parle pas, mais elle comprend ce que disent les humains. « Si tu tiens à la vie, ne sois pas si docile avec lui. » (p. 98) Mignonne et terrifiée, mais déterminée à ne pas être mangée par son séduisant geôlier, elle veut percer le sens de la malédiction de la Divinité-Animale qui semble peser sur elle, notamment le mystérieux pouvoir des phéromones. Tout en cherchant le moyen de se transformer enfin, elle assiste à la montée des tensions entre le clan des léopards noirs et le clan des loups.

Ai-je été attirée vers cette lecture en raison de son titre et de son personnage principal ? Évidemment ! Je ne résiste jamais à suivre un petit lapin blanc. Vivi est souvent dessinée de manière très kawaï, ronde, dodue et adorable. C’est un petit personnage tout à fait attachant, contrairement à Ahyn qui est un archétype de pervers manipulateur, possessif et cruel.  « Supplie-moi si tu tiens à la vie. » (p. 181) Clairement, je ne suis pas sensible à ce trope des webtoons coréens (si j’en crois ma sœur, bien plus calée que moi), à savoir la domination malsaine entre amant et amante. J’ai cependant continué ma lecture et je lirai les autres tomes, car la voix intérieure de Vivi est très drôle. « Hé… tu vas continuer à m’attraper par la peau du cou encore longtemps ? Alors je n’ai pas de droits humains ? Et mes droits de lapin, hein ? » (p. 204) Elle a une bouille impayable quand elle est furieuse, du haut de ses 15 centimètres, mais elle est aussi très touchante quand elle laisse sourdre son désespoir de ne pas réussir à se transformer.

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Potins #100

Lucien Suel est un poète, écrivain et dessinateur français né en 1948.

POTIN – Entre autres publications et travaux littéraires, il écrit des poèmes en picard.

Lisez : Le lapin mystique, Mort d’un jardinier, Rivière et D’azur et d’acier.

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Les confessions de Mr Harrison

Roman d’Elizabeth Gaskell.

Will Harrison, jeune médecin venant de Londres, s’installe à Duncombe, petite ville de province, pour reprendre le cabinet du docteur Morgan. Tutoré par ce dernier, il découvre sa patientèle et se fait connaître de la petite société mondaine. « C’était quand même un soulagement de côtoyer un homme de temps à autre, après toute la société féminine au milieu de laquelle je me débattais à longueur de journée. » (p. 81) Cette société, en effet, se compose essentiellement de femmes, et nombre d’entre elles sont intéressées par ce parti prometteur. Mais Harrison n’a d’yeux que pour l’innocente Sophie, la fille du pasteur. Entre ragots, quiproquos, rumeurs et malentendus, le jeune docteur navigue dans un environnement délicat où le mariage est un sujet des plus sérieux.

Ce feuilleton de province est charmant, parfois comique, mais également agaçant. « Voilà le charme des petits bourgs ; tout le monde y compatit aux mêmes événements. » (p. 92) S’il est délicieux de lire les descriptions que l’autrice fait des esprits étroits et des caractères mesquins, il devient vite lassant d’entendre Harrison pérorer sur la pureté de son amour et de ses intentions. Le protagoniste est placidement content de lui-même et sa dulcinée est un faire-valoir des plus ternes. Ce n’est pas le texte d’Elizabeth Gaskell que je préfère, mais il m’a offert une agréable heure de lecture.

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Give It To Me !

Ouvrage de La Rata, traduit par Virginie Despentes.

Ma Rainey, The Slits, Janis Joplin, Grace Jones, Spice Girls, Big Mama Thornton, Nina Hagen, Donna Summer, Bessie Smith, Billie Holiday, Etta James, Madonna, Debbie Harry, The Supremes, Nicki Minaj, Nina Simone, Siouxsie Sioux, Britney Spears, The Ronettes, Aretha Franklin, Tina Turner, Marianne Faithful, Courtney Love, Beyoncé, Lil’Kim, Lana Del Rey, etc.

Des noms de légendes. Et des femmes spoliées par l’industrie musicale qui est aux mains de – devinez qui – des hommes blancs et hétérosexuels, souvent misogynes et racistes bon teint. « Si elles refusent de se conformer strictement à ce que l’on attend d’elles – être des belles femmes qui chantent de belles chansons et qui sont aimables et dociles en public –, si elles sont trop politiques, trop insoumises, trop complexes, elles seront déclarées folles, irresponsables et éliminées. Billie Holiday, Nina Simone, Whitney Houston, Amy Whinehouse ou Britney Spears. Ce qui est tragique n’est pas qu’elles se brisent au sommet de leur carrière, mais que le système patriarcal et colonial ait compris aussi tôt comment limiter leur puissance. » (p. 41) Blues, rock, soul, pop, disco, punk, funk, rap : tous les courants musicaux depuis le début du 20e siècle ont leurs stars masculines. Plus rares, parce que souvent empêchées, les femmes sont pourtant des icônes incontournables. Dans ma liste liminaire, combien de noms ne connaissez-vous pas ?

L’autrice est tatoueuse : ça se ressent dans le dessin qui est épidermique, incarné, vivant. L’ouvrage est un assemblage explosif de photographies, de collages, de bande dessinée, de graffiti, avec quelque chose du comics et du fanzine. « La musique populaire peut franchir les frontières linguistiques, temporelles, politiques, raciales, sociales et sexuelles. » (p. 11) On sent toute l’exaspération de La Rata face aux injustices qu’elle décrit, son enthousiasme d’admiratrice aussi et ses convictions. « La fureur, la rage et le courage, c’est ce qu’on ne pourra jamais te pardonner. » (p. 212) Les valeurs que porte l’autrice, ce sont l’intersectionnalité, l’anticolonialisme, la lutte contre l’hétéronormativité et le patriarcat, la liberté d’être soi sans se conformer aux attentes et aux modèles. « Cette histoire à laquelle je m’intéresse tant est indissociable de l’esclavagisme. Jamais je n’avais été à ce point consciente de ma blancheur. J’ai essayé de le rester, depuis. […] Je suis une fille cis blanche européenne qui parle de femmes noires, latines et gitanes. Sans leurs œuvres, des référentes féministes auxquelles j’aurais eu accès auraient été exclusivement académiques et universitaires, issus des féministes blanches. » (p. 10)

Impossible de ne pas fredonner à chaque page : il y a des tubes et des rengaines inoubliables ! Qui n’a jamais pris son peigne ou sa brosse à dents pour en faire un micro devant son miroir ? Pas moi, et pas plus tard qu’hier… La Rata ne tire aucune artiste de l’oubli, mais son ouvrage est indispensable : il montre comment ces femmes ont fondé des références musicales et inspiré, voire libéré, d’autres femmes, parfois des générations plus tard. D’aucuns considèrent que le mot « sororité » est galvaudé : pas moi. Je lui trouve une immense force fédératrice. L’ouvrage de La Rata, c’est une sororité musicale au travers des genres et des époques. Il m’a rappelé l’essai de Linda Nochlin, Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ?

Bref, si vous aimez la musique, si vous aimez les concerts, lisez le livre de La Rata !

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L’homme qui n’aimait plus les chats

Premier roman d’Isapelle Aupy.

« Imagine une île avec des chats. Des domestiqués, des pantouflards et des errants, qui se baladent un peu chez l’un, un peu chez l’autre, pas faciles à apprivoiser, mais qui aiment bien se laisser caresser de temps en temps. Et puis aussi, des qui viennent toujours quand on les appelle, des qui s’échappent la nuit pour funambuler sur les toits, d’autres qui rentrent au contraire pour se blottir contre soi. » (p. 13) Mais voilà, les chats de l’île disparaissent, et ceux que l’administration du continent apporte sont loin de faire l’unanimité parmi les insulaires. Du moins au début, parce qu’il paraît qu’on s’habitue à tout, si on nous le répète assez souvent. Certain·es habitant·es refusent pourtant de se soumettre et iels continuent à appeler un chat… un chat ! « Les chats pour nous, c’était comme la liberté, c’est quand on la perd qu’on se rend compte qu’elle manque. » (p. 25)

Je n’en dis pas davantage et je vous invite à découvrir ce conte parfaitement réussi qui dénonce la tyrannie, et l’annexion des esprits par le langage et les contre-vérités manipulatrices. « Ils nous les prenaient parce qu’on les avait laissés faire. Ils nous les prenaient parce qu’ils avaient mis des mots sur des besoins qui n’étaient pas les nôtres. Et comme des bulots, on est même allés les remercier. » (p. 95) L’île est le refuge des marginaux·ales, des perdu·es, des originaux·les et des gens libres dans leur cœur. Face à l’uniformisation forcée, ces êtres qui se sont choisis comme voisins doivent réapprendre à vivre ensemble. « L’île sans les chats, c’était aussi bizarre que la commère qui ne trouve plus rien à dire ou la mer sans écume. Oui, comme ça plutôt, parce que la commère, je l’ai déjà vue avec une angine, mais la mer sans écume au sommet des vagues, ce n’est pas naturel. » (p. 17)

Je lis les textes d’Isabelle Aupy à rebours des dates de publication. Après Les échassiers et Le panseur de mots, me voilà donc à sa première œuvre publiée. J’avais vraiment apprécié les deux autres textes, mais celui m’a enchantée au-delà de toute mesure ! L’autrice a un sens de la formule qui fait mouche, tant pour parler du sublime que pour se moquer du quotidien. La preuve avec ces deux phrases.

« Je n’ai pas oublié ce que c’est quand le prénom de l’autre devient un sentiment. » (p. 31)

« Les colimaçons, c’est bon pour les bigorneaux, quelle idée d’en faire un escalier. » (p. 51)

Il me faut très rapidement mettre la main sur le dernier roman d’Isabelle Aupy, L’âge du capitaine.

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