Bandes dessinées de Dominique Bertail (dessin), Jean-David Morvan et Madeleine Riffaud (scénario) et Eloïse de la Maison (archives).

1 – La Rose dégoupillée
Madeleine grandit dans la Somme, entre ses parents instituteurs et son grand-père, amoureux des fleurs et des poètes. L’enfant est curieuse et vive, très intelligente. Quand la Deuxième Guerre mondiale commence, elle n’est qu’une très jeune adolescente, mais déjà elle sait qu’elle sera du côté de celles et ceux qui résistent. Contrainte de se retirer au sanatorium de Saint-Hilaire-du-Touvet pour soigner sa tuberculose, elle rencontre Marcel Gagliardi, son premier amour et celui qui la fera entrer dans la bataille. « Je me voyais déjà comme une héroïne, mais j’ai vite compris que la Résistance de l’époque, c’était avant tout une question d’information. […] À l’époque, la Résistance, c’était aussi une affaire de femmes. N’oublions pas qu’un million et demi de nos soldats étaient prisonniers en Allemagne. » (p. 86) À 17 ans, Madeleine devient Rainer et fait ses premières armes dans le Paris occupé.
Le camaïeu de bleus dans lequel est racontée l’histoire de Madeleine Riffaud n’est jamais froid. Même la neige de l’Isère brille, surtout dans la superbe double page consacrée au massif de la Chartreuse. Mieux que le sépia qui donne une teinte doucement nostalgique aux souvenirs, ces bleus vibrent de l’énergie de la jeune fille et de l’espoir coriace des résistant·es. Et le rouge est loin d’être absent, convoqué par association d’idées dans chacun des titres de cette trilogie.
Ce récit, c’est Madeleine qui le porte à la première personne. Elle s’adresse à un « tu » qui est probablement Jean-David Morvan, le coscénariste, mais c’est peut-être aussi Raymond Aubrac qui l’a sommée de raconter pour que la mémoire subsiste, ou c’est enfin, aussi, le·a lecteur·ice qui tourne les pages. « Je ne suis pas un symbole. Je ne suis pas une femme extraordinaire. Ce que j’ai fait, des centaines d’autres, des milliers dans le monde, l’ont fait. Et vous pouvez aussi. La seule chose extraordinaire dans cette histoire, c’est que je sois encore en vie pour vous la raconter. » (p. 7) L’humilité dont Madeleine Riffaud fait preuve n’est pas feinte : elle se sait follement chanceuse d’avoir survécu, mais surtout tenue de raconter. La fin du premier volume de cette bande dessinée donne la parole aux co-auteurs pour détailler la rencontre avec Madeleine et le travail d’écriture et de compilation d’archives. Ce qui est précieux, surtout, c’est de lire les poèmes de la résistante, entre les chapitres.

2 – L’édredon rouge
« Au final, je n’ai jamais vraiment su rédiger un tract. En revanche, je n’avais jamais cessé de composer des poésies. Même avec une craie qui est la première arme des résistants. » (p. 12) Paris, 1942. Pour la sécurité du réseau, Madeleine et Marcel doivent cesser de se fréquenter. C’est douloureux, mais nécessaire, et la jeune fille a fort à faire. Devenue cheffe de groupe, elle recrute et elle organise des récupérations d’armes plus ou moins violentes et audacieuses. « J’avais pas mal de travail, comme toutes les femmes qui ont raccommodé le filet brisé de la résistance. À chaque fois que quelqu’un était arrêté, ça cassait une maille. Et nous, nous faisions du rapiéçage en établissant les connexions. Nous étions les petites mains des réseaux. » (p. 23) Désormais, Madeleine veut entrer dans la lutte armée : elle doit quitter l’école des sages-femmes qui était sa couverture et entrer dans la clandestinité. Sous le nom de Rainer, elle acquiert rapidement une réputation solide et veut multiplier les actions d’éclat. L’horreur d’Oradour-sur-Glane et la perte de plusieurs camarades la poussent, un dimanche de juillet 1944, à tirer sur un Allemand. « J’ai abattu un officier et de sang-froid. Mais tu sais, on regrette toujours d’avoir ôté la vie à quelqu’un. Pas tout de suite, mais après… très longtemps après. » (p. 95)
Avec ce deuxième volume, on entre plus avant dans l’organisation de la Résistance et on avance la peur au ventre à l’annonce des arrestations, des déportations et des fusillades. Madeleine Riffaud prouve à nouveau qu’elle ne se rêvait pas en héroïne et qu’elle agissait par nécessité. Au gré des discussions avec Jean-David Morvan, elle laisse entendre les traumatismes de l’après-guerre, entre la joie de retrouver des camarades ou des allié·es et le chagrin d’apprendre les noms des disparu·es. Le souvenir des actes terribles commis au nom de la liberté ne s’efface pas. « Je n’ai jamais cherché à connaître son nom. C’est l’uniforme que je visais. Ce qui est malheureux, c’est qu’il y a toujours un homme dedans. » (p. 125)
Soudain, au milieu du désormais reconnaissable camaïeu de bleus qui caractérise cette œuvre, l’affiche rouge des fusillés du Mont-Valérien éclabousse la page d’une vibrante colère, celle suscitée par l’injustice et la volonté de continuer à résister. Cette vision m’a saisie au cœur et coupé le souffle.

3 – Les nouilles à la tomate
Évidemment, pour avoir abattu en pleine rue un officiel allemand, Madeleine Riffaud est arrêtée. C’est entre les mains des Brigades spéciales de Vichy qu’elle subit ses premiers interrogatoires. Au début, elle se tient au même discours : elle ne sait rien, elle n’est pas une résistante, elle a agi seule, elle nie tout. « J’y suis tellement bien arrivée qu’après la libération de Paris, j’ai sombré dans une amnésie post-traumatique. » (p. 13) Cependant, elle est rapidement identifiée comme étant Rainer, élément central de la Résistance parisienne. Battue et torturée pendant des jours à la prison de Fresnes, obligée de regarder le supplice de ses camarades, elle tient bon et ne dit rien. Convaincue qu’elle sera fusillée, elle attend la délivrance avec sérénité, en se récitant les poèmes appris pendant l’enfance avec son grand-père. Finalement sauvée, comme on s’en doute, elle est désormais mobilisée pour accélérer l’avancée des forces alliées. « Je suis arrêtée dans un Paris sous la botte allemande et un mois plus tard, je me promène avec un brassard FFI. » (p. 100)
Dans ce volume, les différentes nuances de bleu masquent l’horreur des tortures et des corps questionnés, mais tout est évident : la souffrance sourd à chaque case. Madeleine ne se veut pas héroïque, mais en tant que lectrice je peux estimer qu’elle l’a été : tenir face à la douleur physique et psychologique, résister à chaque instant, continuer à défendre des camarades et des inconnu·es, cela demande une force peu commune.
Je ne sais pas si le récent décès de Madeleine Riffaud met un terme à cette magnifique série de bandes dessinées ou si d’autres tomes étaient/sont en préparation (ce que j’espère). Cette trilogie doit circuler, être lue, tout comme les autres récits de survivant·es, de résistant·es et de Justes. Dans notre époque où le brouillard brun se lève à nouveau dans de nombreux pays, il faut plus que jamais, encore et toujours, rappeler que résister est indispensable, qu’on n’est pas condamné·e à subir la haine.