La trilogie de Tora

Trilogie d’Herbjørg Wassmo.

La véranda aveugle

Enfant rousse souvent effarouchée et peu loquace, Tora est la fille bâtarde d’un soldat allemand. « La guerre, c’était déjà bien loin. Mais Tora savait qu’elle en était une partie. »  (p. 47) Elle vit avec sa mère, Ingrid, dans la branlante maison des Mille, baraque où résident certaines des familles les plus pauvres d’une petite île norvégienne. Le ménage compte aussi Henrick, le beau-père, invalide de guerre et alcoolique, brutal envers son épouse et l’enfant, méprisé par le village pour sa paresse et son faible caractère. « Les hommes étaient assurément d’une espèce moins résistante que les femmes. » (p. 173) Tora se cache sans cesse de cet homme, du péril qu’il représente et de la honte qu’il lui fait ressentir après ses attouchements immondes. Pour se préserver, elle se réfugie dans les livres et dans ses rêves, espérant rencontrer sa famille allemande et échapper à cette île trop petite et trop froide.

Avec la saga de Dina, Herbjørg Wassmo a mis en scène des femmes confrontées aux rudesses du monde. Ici, c’est une toute jeune adolescente qui souffre dans sa chair des vices des hommes. « Elle n’était qu’un tas de chair à moitié nu dans un lit détesté. » (p. 235) La solidarité féminine est puissante, notamment entre Ingrid et sa sœur, la belle Rakel. « Que le bon Dieu, les hommes et le diable fassent la guerre et autres choses du même genre, ce n’est pas à nous les femmes d’en avoir honte. Ce n’est pas à nous de courber la tête. C’est à nous de voir au-delà des mensonges et des silences, de veiller à nous soutenir mutuellement. » (p. 94) Mais est-ce suffisant pour sauver la petite Tora ? J’ai lu ce premier tome avec fascination, entraînée par la plume de l’autrice qui donne aux pensées de l’enfant une tonalité terrible : entre horreur et innocence, le destin qui se dessine fait frémir le cœur.

La chambre aveugle

La vie est plus légère depuis qu’Henrick est en prison, mais Tora sait que le péril reviendra, qu’elle n’en est pas libérée. En attendant, elle participe de son mieux aux tâches de la maison pour soulager sa mère qui s’épuise dans l’usine. « Le travail domestique laisse des traces sous les ongles […]. Les mains des travailleurs manuels portent ainsi le deuil. » (p. 18) L’adolescente a tout de même des petits bonheurs, comme son amitié avec Soleil, cette grande fille si besogneuse qui rêve d’ailleurs, ou Frits, ce petit muet si attachant. Ses plus grandes joies, c’est auprès de sa tante Rakel de son oncle Simon qu’elle les vit : ce couple heureux et chaleureux incarne l’idéal familial dont Tora manque tant. « Peu de gens découvrent la beauté dans la réalité. C’est dommage. Elle rayonne dans les petites chambres, dans l’illégalité. » (p. 142) Malgré les moments tendres, la jeune fille n’est jamais apaisée et ressent tout viscéralement : depuis que le péril l’a atteinte et meurtrie, elle ne se sait en sécurité nulle part et elle rêve d’un espace où elle serait en pleine possession d’elle-même. « Elle connaissait mieux les conséquences de la honte qui éloignait les gens les uns des autres. L’affection disparaissait. C’était ainsi : ceux qui en avaient le plus besoin devaient supporter seuls le poids de la honte. »  (p. 119) Un espoir réside dans le cours complémentaire de Breiland : Tora a des notes suffisantes pour y entrer. Là-bas, loin de la maison des Mille, elle pourra être elle-même, protégée du péril. Hélas, Henrick revient sur l’île et impose une nouvelle fois sa marque sur la petite, avec des conséquences terribles. « Il y a des moments dans la vie où notre seule consolation est de serrer des oisillons morts sur notre cœur. » (p. 324)

Ce second tome offre des lueurs d’espérance pour mieux les souffler avec la brutalité d’une tempête. Solitaire et enfermée en elle-même, Tora ne peut se confier à personne et elle porte en secret le fardeau de ce qu’elle considère sa honte. Pourtant, autour d’elle, quelques âmes généreuses et courageuses tentent de former famille. « Que deviendront le monde et nous, les hommes, si vous, les femmes, vous acceptez tout c’qu’on fait et si, en plus, vous vous fâchez avec vos frères et sœurs à cause de nous ? Tu crois qu’il y aurait encore de l’espoir pour notre monde, hein ? » (p. 38) À l’approche du dernier tome, je sens que Tora n’a pas fini d’endurer les pires malheurs.

Ciel cruel

À Breiland, là où elle se pensait en sécurité, Tora a traversé seule une épreuve indicible qui met à mal son esprit. Bien que délivrée du terrible fruit du péril, elle continue de vivre ses tourments en silence, loin de ses camarades de classe. « Pour la première fois de sa vie Tora se rendit compte à quel point elle aimait peu les gens. » (p. 21) C’est Rakel, sa tante si aimante, mais si fragilisée par la maladie, qui la sauve une nouvelle fois et tente de lui donner confiance en l’avenir. L’adolescente vivait dans une telle terreur que l’on découvre ce qu’elle voyait comme une tâche qu’elle avait oublié qu’elle était victime. « C’est sa honte à lui ! Jamais la tienne ! Tu entends. JAMAIS LA TIENNE ! » (p. 84 et 85) Le printemps, puis l’été s’installent. Tora se prend à rêver d’une vie plus douce, délivrée d’Henrick. Mais un nouveau trouble monte en elle : entre Jon, camarade d’école très épris, et Simon, cet oncle si bon et rassurant, Tora perd pied et, une fois encore, ne trouve pas sa place, au point de tenter d’occuper celle d’une autre.

Avec le dernier tome de cette superbe trilogie, Herbjørg Wassmo clôt la terrible histoire de l’innocence que l’on piétine et qui ne peut pas se relever. La malheureuse Tora n’échappe pas au péril et rien ne la sauve, même pas l’amour le plus sincère. Comme dans la saga de Dina, j’ai retrouvé dans cette histoire la beauté sauvage et dangereuse de la Norvège septentrionale, où la froideur de l’hiver est souvent moins mordante que l’âpreté des cœurs.

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2 réponses à La trilogie de Tora

  1. Lydia dit :

    Magnifique critique ! Je me note cette trilogie. Ça a l’air puissant !

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