Roman par lettres de Mary-Ann Shaffer et d’Annie Barrows.
Janvier 1946. Londres et toute l’Angleterre se relèvent péniblement de la guerre. Juliet, une jeune auteure qui s’est fait une renommée sous le nom d’Izzy Bickerstaff, parcourt le pays pour présenter le recueil des articles qu’elle a publiés pendant la guerre. Elle est épuisée et traverse une crise d’inspiration. Quand elle reçoit une lettre de Dawsey Adams, de l’île de Guernesey, membre du Cercle des amateurs de littérature et de tourte aux épluchures de patates, qui lui demande des ouvrages du poète Charles Lamb, elle découvre l’occupation dont ont été victimes les îles anglo-normandes et décide de creuser le sujet. Le Times lui ayant commandé trois articles sur les valeurs et les vertus de la lecture, le Cercle littéraire de Guernesey va lui donner matière à écrire. Elle découvre comment ce cercle a vu le jour pour couvrir une infraction au rationnement et au couvre-feu, comment Elizabeth la gouvernante de Sir Ambrose, Dawsey, Isola la guérisseuse, Eben le pêcheur, Will Thisbee le chiffonnier ont trouvé réconfort dans les livres aux plus cruelles heures de l’histoire de Guernesey, et comment la communauté a fait montre d’une loyauté sans faille envers ses membres, surtout les plus faibles.
Roman épistolaire ou correspondance? La différence n’est pas minime. Au fil des lettres, j’ai oublié qu’il s’agissait d’une œuvre de fiction pour n’entendre que le témoignage des Guernesiais et leur expérience de l’occupation allemande dans l’île. J’ai découvert le statut particulier des îles anglo-normandes au sein du royaume britannique et pendant la seconde guerre mondiale. Londres a connu le Blitz et Paris l’occupation. Guernesey a connu les deux. Au détour d’une lettre, le texte se révèle extrêmement documenté et précis. La géographie de l’île et ses dix paroisses servent la dimension dramatique du récit.
Entre les lettres, les télégrammes, les articles et les notes personnelles de chacun, le texte présente de nombreux visages. Chaque interlocuteur a un petit style bien particulier, une petite touche personnelle qui vaut pour signature. Il n’y a, heureusement, pas l’artificialité propre aux romans épistolaires du XVIII° et XIX° siècles. D’une missive à l’autre, l’intrigue continue en assumant ses lacunes et ses ellipses, sans afficher la prétention de tout dire et de tout révéler.
Quand les soeurs Brontë, Jane Austen, Yeats, Sénèque, Marc Aurèle, Wordsworth ou Shakespeare font de la résistance, ça donne un récit riche et touchant, très humain. Le texte est certes un roman, mais il présente avec délicatesse et finesse un pan d’histoire tragique, sans pour cela tomber dans le pathos dégoulinant. Et pourtant, il y a une somme d’épisodes douloureux causés par la guerre: les enfants insulaires envoyés dans la capitale, loin de leurs parents, pour les soustraire à l’occupation allemande, sans savoir s’ils ne périront pas sous les bombes de l’envahisseur; la déportation de deux Gernesiais, l’un à Belsen et qui peut le raconter, et l’autre à Ravensbrück et qui laisse une orpheline. Mais dans tout conflit, on ne peut pas séparer les bons et les mauvais par une ligne trop droite, il y a toujours des dérapages et des miracles. Et il n’y a que ceux qui l’ont vécu qui peuvent le dire et en témoigner: « Et voilà que des Britanniques snobinards se mettent à confondre humanité et collaboration. » (p. 305)
Ce roman est superbe, je l’ai dévoré en quelques heures sous une polaire bien chaude. Il m’a fait rire, renifler, réfléchir. Exactement ce que je demande à tout bon texte. Quant à la tourte aux épluchures de patates, je n’ai pas osé tenter la recette, mais la voici pour les téméraires: « Purée de patates pour le fourrage, betteraves rouges pour sucrer et épluchures de patates pour le craquant. » (p. 78) Succin n’est-ce pas ?, rationnement oblige ! Si quelqu’un tente la recette, je veux bien savoir si c’est mangeable… En attendant une quelconque remontée après une tentative culinaire loufoque, je conseille le texte aux amateurs de belles histoires et aux férus d’Histoire.