Roman de Sylvie Germain.
Une semaine suffit pour qu’Aurélien Szczyszczaj s’estompe et s’efface. Tout commence par « une légère impression d’estompage de sa silhouette, de ses traits » (p. 124), mais rapidement ses collègues, ses amis, sa mère, sa petite amie Clotilde, les passants, plus personne ne le voit, ne le sent ni ne se rappelle de lui. Progressivement, il échappe au monde, aux perceptions, il échappe à lui-même. Son reflet, son odeur et son ombre, les dernières traces de lui s’évanouissent. La panique s’empare de lui: « J’ai l’impression de m’effacer à leurs yeux, vais-je aussi m’effacer aux miens? » (p. 149), mais rien n’y fait, il disparaît dans l’indifférence générale. Subsiste de lui une légère sensation de malaise, à peine plus consistante qu’un courant d’air.
« Hors champ » est un terme utilisé par le septième art pour désigner tout ce qui ne figure pas à l’écran, tout ce qui se trouve en dehors du cadre filmé par la caméra. Et c’est exactement le terme qui s’applique au roman de Sylvie Germain. Que ce soit Aurélien qui sort progressivement de l’image ou Aurélien qui semble surgir dans le cadre comme un diable hors de sa boîte, le hors champ guette le lecteur à chaque page, notamment avec les références artistiques qui entraînent ailleurs le regard et l’attention. L’espace d’un instant, nous aussi lecteurs, nous oublions Aurélien pour regarder L’origine du monde de Gustave Courbet, lire quelques lignes de Robert Grenier, saisir quelques images de La vie est belle de Frank Capra ou quelques notes polyphonique du Harry Lime Theme dans le film Le troisième homme. Les yeux remplis d’ailleurs, nous retrouvons alors Aurélien, un peu plus flou que la minute d’avant.
Hors champ, c’est comme ça que commence l’histoire personnelle d’Aurélien. D’un père qui n’a jamais croisé son chemin, il ne connaît que le récit fantasmé d’une rencontre fulgurante dans un buisson parfumé avec celle qui est devenue sa mère. Son patronyme imprononçable, bien que très rapidement remplacé par celui de son père adoptif, le place dans le monde de l’indicible, du non formulé. Avant même de venir au monde, il en était déjà retranché. Le début du texte m’a fait penser aux premières lignes de La Métamorphose de Franz Kafka. Dès l’ouverture, le personnage sait qu’il a changé, sent que la transformation, en plus d’être inopportune, est inhabituelle.
J’ai été touchée par une réflexion sur la place du lecteur : « Un lecteur, si vraiment il s’engage dans sa lecture, devient un personnage lié au roman qu’il lit puisqu’il entre à son tour dans l’histoire et refait, à sa façon, tout le parcours du texte. Mais ce personnage échappe totalement au pouvoir, à la volonté, à l’imagination de l’auteur du livre dont il n’est pas une « création », mais un invité. Un drôle d’invité, anonyme, venu on ne sait d’où, qui arrive à l’improviste et sort quand ça lui chante de l’espace du livre, sans souci de ponctualité, de la moindre convenance, qui s’y attarde ou le traverse à toute allure, riant, bâillant d’ennui, râlant, applaudissant ou se moquant, selon son humeur, sa sensibilité, ses intérêts. Les grands romans grouillent ainsi d’hôtes anonymes qui fouillent dans les coins, dérobent par-ci par-là une poignée de mots, une ou deux idées quelques images qu’ils utilisent ensuite dans leur vie. […] Je suis un personnage composite, de plus en plus arlequiné au fur et à mesure que je lis, arpente, explore de nouveaux livres (ou vois de nouveaux films), et qu’au passage je chaparde tel ou tel élément, aussi minime soit-il. Misère qu’un roman où l’on ne trouve rien à voler. […] Je suis un personnage inconnu, inachevé, en évolution, ou plutôt en altération constante: métamorphose, anamorphose, paramorphose, tératomorphose, hagiomorphose, patamorphose … un arlequin en expansion et vibrations contenues, un transmutant incognito. Un simple lecteur. » (p. 25 et 26) Ne cherchez pas la définition des quatre mots formés autour du terme [morphose], c’est du pur Sylvie Germain!
Le roman dans son ensemble me laisse une impression mitigée. Le malaise d’Aurélien est palpable, mais intelligemment rendu inintelligible par l’usage d’une narration à la troisième personne. Le texte se lit vite et se fait rapidement captivant, mais je n’y ai pas retrouvé le souffle puissant et envoûtant qui m’avait saisie à la lecture du Livre des nuits, de la même auteure. Le texte flirte avec le fantastique et l’allégorique: si Aurélien disparaît physiquement, si son corps perd sa substance, il est clair que cela a avant tout un sens plus profond. Malheureusement, il me semble qu’il manque une marche ou une étape pour accéder pleinement au contenu allégorique. Je n’ai pas réussi à dépasser la surface des choses. Je sors de cette lecture plutôt frustrée, comme si l’essentiel m’avait été soustrait malgré mes efforts pour l’attraper, comme quand on cherche à retrouver un rêve qui persiste à nous échapper.