Roman (épreuves non corrigées) de Nick Hornby. À paraître le 6 mai 2010.
Gooleness, au nord de Londres. Annie et Duncan partagent une passion pour Tucker Crowe, « obscur musicien des années 80 » (p. 64) qui n’a rien produit depuis vingt ans. Si Annie présente un intérêt raisonnable pour l’oeuvre de l’artiste, Duncan est un « crowologue » « tuckercentrique » (p. 22 et 14) Après avoir reçu les maquettes d’un album paru en 1986, Juliet – maquettes rassemblées sous le titre de Juliet, Naked – Duncan s’empare de la nouveauté. Mais son avis et celui d’Annie divergent, tout comme leurs chemins. Après quinze ans d’une relation stérile, Annie végète et se morfond dans un inassouvi désir d’enfant. De l’autre côté de l’Atlantique, Tucker Crowe est bien loin des fantasmes que ses fans nourrissent. Père trop vieux d’un enfant inquiet, aux côtés d’une énième épouse qu’il sait ne pas rendre heureuse, il regarde avec ironie les théories qui fleurissent sur sa réclusion et son silence.
Entrecoupé de faux articles prétendument tirés de Wikipédia et qui introduisent de nouveaux sujets ou de nouveaux personnages, le récit est bourré d’un humour féroce à l’encontre des dérives de l’Internet. S’il permet de trouver à peu près tout et n’importe quoi, il rassemble surtout des illusions, des mensonges et des théories farfelues nourries par des pseudo spécialistes. « Tout le monde a son site Web. […] Plus personne ne tombe dans l’oubli. » (p. 55) Et pourtant, Tucker Crowe aimerait bien qu’on l’oublie, qu’on « [arrête] de gloser à perte de vue sur un truc qui se serait passé dans des chiottes à Minneapolis. » (p. 75)
Le récit pose des questions finement traitées sur le rapport entre la vie d’un personnage public et ceux qui la décortiquent comme une patte de crabe. Entre ce qu’un fan croit savoir de son idole, ce qu’il érige en vérité, les supputations dont il ne démord pas et la réalité de l’existence d’un artiste et sa vie privée, il y a des différences notoires. Et quelle ironie quand le fan dénie à l’artiste le droit de détenir la vérité sur sa propre vie ! Peut-être parce que « la vérité au sujet de qui que ce soit est décevante. » (p. 89)
Beaucoup de questions sur l’art se bousculent au fil des pages. Qui est qualifié pour parler d’une œuvre ? Le néophyte, simple amateur d’une expression artistique, ou le spécialiste, traqueur du moindre détail, prêt à sacrifier sa vie au profit de la compréhension d’une création qui ne dépend pas de lui ? Faut-il parler d’art en terme de ressenti ou en terme de science ? Plus poussée même, une autre question: le public est-il à même de parler d’une œuvre d’art, d’en comprendre l’origine et la portée ? N’y a-t-il que son créateur pour savoir en parler et délivrer son sens? Sans que l’on sache en fin de roman qui a le plus de droit et de légitimité pour parler de l’oeuvre, tout le monde a pu y aller de son commentaire. « C’est ce qui est génial avec le grand art, non? […] Ca peut vouloir dire des tas de choses » (p. 244) « à moins de reconnaître que toute opinion est valide. » (p. 260)
Ce qui est très touchant dans ce roman, c’est le délicat et pudique effeuillage auquel les personnages se livrent. Comme Juliet, Naked, que j’ose traduire par « Juliet, Nue » ou « Juliet, Mise à nue », Annie et Tucker Crowe se dévoilent, d’abord à eux-mêmes dans leurs échecs et leurs regrets, puis à l’autre. Annie tente de reprendre en main sa vie, de rattraper quinze ans qui lui ont échappé sans qu’elle fasse rien pour les retenir. La relation cyber-épistolaire qu’elle entretient secrètement avec Tucker est une vengeance molle à l’encontre de Duncan. En le privant d’une vraie relation avec son idole, elle se réapproprie un peu d’estime d’elle-même et elle réveille la conviction éteinte qu’on peut lui porter de l’intérêt. Tucker ne se fait pas d’illusion sur l’échec de son existence. Gaspillées en beuveries et vaines relations, ses belles années sont loin. Il ne lui reste que l’envie d’être là pour son dernier garçon, le jeune Jackson, et de ne plus s’embarquer dans des histoires qu’il sabotera quoi qu’il arrive. Le mythe des années 80 n’est plus là depuis longtemps. La statue est tombée et il ne reste que l’homme, plein de failles et tellement plus accessible.
Parsemé de références à des romans de Charles Dickens, Le magasin d’antiquités, Barnaby Rudge ou Nicholas Nickleby, le récit est un hommage aux époques révolues qui suscitent la nostalgie de ceux qui refusent de voir la page se tourner. L’exposition sur les évènements de l’été 1964 dans la petite station balnéaire qu’organise Annie pour le musée de Gooleness est un autre de ces hommages au temps qui passe. Quelques photos jaunies, une affiche de concert, les restes d’un requin échoué sur la plage, et le tout compose une nature morte aux effluves salines. Chacun contemple les possibles qui se sont envolés et dresse un bilan aux teintes grises.
J’en arrive à la fin de mon blabla, avec un aveu: mon billet souffre des mêmes questionnements que le roman… à savoir qui peut parler d’une œuvre. Vraiment, le texte m’a transportée. J’ai eu envie d’être née en 1960 pour avoir connu des légendes du rock sur scène. L’histoire d’amour même pas esquissée entre Annie et Tucker m’a mis des fourmis dans le ventre et dans les yeux. J’ai senti toute l’indolente noblesse de Gooleness avec l’envie furieuse d’y passer mes prochaines vacances, juste à écouter de la musique et à lire sur une plage, face aux flots gris. Bref, émue aux larmes et pas capable de le dire proprement, sans images mièvres de gamine romantique… Me voilà, petite blogueuse, empêtrée dans des théories de critique artistique, avec tout plein de sentiments que je n’arrive pas à partager. Mais c’est peut-être aussi bien: en ne rationalisant pas mes émotions, je les garde plus brutes et elles me plaisent davantage.
Je n’ai jamais lu d’autres textes de Nick Hornby, mais après Juliet, Naked, aucun doute que je vais combler mes lacunes. L’auteur m’a prise par la main pour m’entraîner dans un monde d’embruns et de concerts enfumés, et j’en redemande, où qu’il puisse m’emmener.