Roman de Nancy Huston.
Mai 1957, à Paris. Saffie, vingt ans, arrive de Düsseldorf. Elle frappe à la porte d’un grand appartement bourgeois de la rue de Seine. Elle a répondu à une offre d’emploi pour un poste de bonne à tout faire. Derrière la porte, il y a Raphaël Lepage, vingt-huit ans, flûtiste de renom. Il tombe immédiatement amoureux, fou amoureux de Saffie qui accepte de l’épouser après un mois seulement. L’aime-t-elle? Non. Elle semble fermée au monde, inaccessible. Mais quand elle rencontre Andras, le luthier de son mari, son cœur s’éveille. L’amour est là, brûlant, entre le juif hongrois et l’allemande. Saffie commence une double vie, de chaque côté de la Seine. Pendant ce temps, la guerre d’Algérie fait rage et s’ajoute aux conflits intérieurs et aux batailles que chacun traverse.
Bouleversant roman ! Tant de choses à dire !
Saffie est une femme « scindée en deux. Rive droite, rive gauche. Le Hongrois, le Français. La passion. Le confort. » (p. 220) Elle n’aime pas son époux, mais c’est grâce à lui qu’elle est française, qu’elle a pu se débarrasser de son identité civile d’allemande. Auprès d’Andras, elle est juste une femme amoureuse et heureuse, qui s’ouvre à la réalité.
De son mariage avec Raphaël, par « le martyr sacré des mères » (p. 95), Saffie a conçu un fils, Emil, le témoin silencieux et consentant de ses amours adultères. « Emil est son prétexte; son alibi; le sine qua non de ses amours avec Andras. Emil est leur otage. » (p. 260) Raphaël est le père biologique, le père civil. Mais Andras est le père de cœur. Emil est l’innocent qui accepte la faute. Et l’empreinte de l’ange, qu’est-ce donc? C’est « la fossette entre la racine du nez et les lèvres. […] C’est ici que l’ange pose un doigt sur les lèvres du bébé, juste avant la naissance – Chut ! – et l’enfant oublie tout. Tout ce qu’il a appris là-bas, avant, en paradis. Comme ça, il vient au monde innocent. » (p. 191)
La guerre d’Algérie tient le fond du décor. Mais « les Lepage de la rue de Seine sont peu préoccupés par ces histoires. » (p. 80) Saffie vit en dehors du temps et des choses, elle ne voit rien, ne ressent rien, retranchée dans une indifférence protectrice. La nonchalance de Raphaël la conforte dans cet état d’esprit. Mais aux côtés d’Andras, elle ne peut plus se cacher de l’Histoire. Elle ne peut plus faire semblant. Andras est un sympathisant à la cause des Algériens. Il refuse l’inaction et le défaitisme. Il force Saffie à ouvrir les yeux, à affronter la peur et la laideur de leur temps.
La seconde guerre mondiale est derrière eux, mais la haine et la peur de l’autre est toujours là. L’autre, il est allemand nazi, russe communiste, juif, algérien musulman. La haine semble transférable d’un peuple à l’autre. Andras refuse de considérer que la France est en paix : « C’est pas fini la guerre ! […] Entre 40 et 44, la France se laisse enculer par l’Allemagne, elle a honte alors en 1946 elle commence la guerre à l’Indochine. En 54 elle la perd, les Viets l’enculent, elle a honte alors trois mois après elle commence la guerre à l’Algérie ! » (p. 166) Les erreurs grammaticales sont celles qu’Andras, de langue maternelle allemande, commet quand la langue française lui fait défaut.
La haine et les souvenirs font mauvais ménage. Saffie garde des images traumatisantes de son enfance pendant la guerre, elle tait des vérités détestables sur elle et les siens. Andras a vu des horreurs et refuse celles qui sont commises dans les rues de Paris, les ratonnades et les humiliations. L’Allemande apatride et le Hongrois juif, ennemis par l’Histoire, sont alliés dans l’amour et guérissent l’autre de ses blessures.
La voix narratrice vole d’époque en souvenirs, floute les frontières, permet au passé et à ses douleurs de se mêler au présent. Elle est aussi sarcastique quand elle s’adresse au lecteur. Elle prétend que si l’on a pas vécu les douleurs de Saffie, on ne peut pas comprendre son histoire. La voix narratrice est aussi cinglante avec les exactions nazies: « il y aura toujours quelqu’un pour venir […] raconter encore un autre drame, une autre horreur, c’est littéralement inépuisable. Quelle aubaine pour les romanciers, cet Hitler ! » (p. 268) Et hop, un petit coup de griffe à la littérature concentrationnaire!
Il y a la musique de Raphaël, ses deux flûtes chéries et sa technique du souffle circulaire. Il y a Bach, Tchaikovsky, Jolivet, Debussy ou encore Marin Marais dont les airs joués par le flûtiste raisonnent au fil des pages. Cette musique est belle mais tellement inefficace ! Et Raphaël est tellement ridicule avec ses idéaux artistiques ! « La musique, c’est ma lutte à moi. Jouer de la flûte, c’est ma façon à moi de rendre le monde meilleur. » (p. 285) Raphaël, combattant d’un nouvel âge ? Pas vraiment…
Ce livre pourrait se lire à toute allure, on se laisserait facilement prendre à la violence de la passion et au déchaînement de l’Histoire. Mais pour une fois, j’ai pris mon temps. Parce que l’histoire est dense, étouffante presque. L’amour est bouleversant, agressif presque dans sa beauté parfaite. J’ai pleuré souvent au fil des pages.
Loin d’être un autre roman sur l’Allemagne nazie et l’Holocauste ou une diatribe envers le gouvernement du Général de Gaulle pendant la guerre d’Algérie, l’histoire est simplement le récit d’un amour qui n’est peut-être pas né au bon moment ni avec les bonnes personnes. Mais c’est comme ça, on ne peut rien y faire, c’est l’amour, tout simplement.