Roman de Sylvie Germain.
Un petit garçon, inséparable de son ours en peluche Magnus, a perdu tous ses souvenirs d’enfance. Façonné par les propos de sa mère et par une légende familiale, l’enfant grandit dans la fiction. Au fil des années, les souvenirs se craquèlent pour révéler les mensonges et détruire une identité factice. L’enfant devenu homme chemine d’un prénom à un autre: Franz-Georg, Adam, Magnus. Il « a reconstitué une partie du puzzle familial qui ressemble davantage à un tableau d’Otto Dix, de Georg Grosz ou d’Edvard Munch qu’à la peinture romantique que lui présentait sa mère. » (p. 65) Après s’être libéré des mensonges d’un passé qui n’était pas le sien, il lui faut trouver qui il y est et où est sa place.
J’avais été bouleversée par Le livre des nuits de cette auteure. Cet autre ouvrage est tout autant bouleversant.
La facture du texte est protéiforme: le récit se compose de « fragments » numérotés de 0 à 29 qui raconte l’histoire de l’enfant. Ils ne sont pas tous dans l’ordre. Le premier d’entre eux trouve sa place après le premier tiers du récit. Le fragment 0 clôt pratiquement le texte. « Tant pis pour le désordre, la chronologie d’une vie humaine n’est jamais aussi linéaire qu’on le croit. » (p. 14)
Il y a des « notules » au contenu informatif et neutre, pleines d’ironie dramatique quand elles entrent en résonance avec les fragments. Il y a enfin des « séquences », citations d’ouvrages d’art, de poèmes, d’opéras, de lieder et de romans qui illustrent les fragments. Les paroles de Martin Luther King, de Jules Supervielle, de Dietrich Bonhoeffer ou encore de Franz Schubert éclairent le texte comme autant de professions de foi de nouveaux saints.
L’histoire de Magnus interroge la validité des souvenirs. Les différentes formes du texte s’agencent comme un raisonnement logique: les notules ont valeur de prédicats, les fragments d’arguments et les séquences sont les exemples. Le récit devient la démonstration d’une existence: Magnus, ou quel que soit son nom, existe, mais il faut prouver qui il est.
Le récit des origines est mis à mal. D’ordinaire, il s’agit de se raccrocher à une généalogie, de renouer le lien, de s’inscrire dans une linéarité familiale. Magnus, une fois conscient et horrifié par la souillure familiale, cherche à se libérer de « cette ascendance nauséeuse. » (p. 74) Néanmoins, « il a vingt ans, et il est un inconnu à lui-même, un jeune homme anonyme surchargé de mémoire à laquelle cependant l’essentiel – la souche. » (p. 116) Magnus est une branche flottante sur les flots de l’Histoire. Magnus enjoint à se méfier des souvenirs inscrits sur un esprit vierge comme une tabula rasa. Les patronymes sont aussi soumis au doute. Si l’habit ne fait pas le moine, le nom ne fait pas l’homme non plus.
La solitude est tour à tour malédiction et salut. Enfant, le héros ne se sépare pas de son ours en peluche qui est le témoin muet et impassible des évènements d’une vie volée. Puis il y a les femmes, May et Peggy, jalons indispensables mais éphémères de la vie d’homme de Magnus. Enfin, c’est dans le retrait du monde et l’ivresse de lui-même que Magnus trouve la force de tracer sa propre route.
L’alchimie des langues, de l’allemand à l’anglais et du français à l’espagnol, ouvre un horizon de possibles. En maîtrisant ces différents langages, Magnus peut remonter les différents fleuves de son histoire, jusqu’en Islande s’il osait. Magnus est surtout le produit d’une histoire européenne, le malheureux résultat d’horreurs et de fuites combinées.
L’auteure m’a encore une fois saisie là où je suis le plus sensible. Je n’en dirai pas davantage sur ce livre. J’ai maintenant hâte de lire les autres œuvres de Sylvie Germain.