L’auteure, elle-même chanteuse de Blues, remonte aux sources de ce courant musical, cette « musique du cœur et le reflet de l’âme » (p. 5) et part à la rencontre des « Femmes du Blues » celles qui « ont […] restitué au plus juste une vision sociologique, drôle ou pathétique de leur époque ! » (p. 7) Les femmes qu’honore Nina Van Horn n’ont pas eu peur de parler de corruption et de violence dans un pays dominé par la Grande Dépression. Elles ont osé parlé d’homosexualité et osé dénoncer les violences faites aux femmes. Elles ont chanté l’alcool et la drogue, armées de leur guitare et de voix qui ont traversé les décennies. « Au-delà de leurs connaissances musicales réduites, elles vont surtout décrire ce qu’elles vivent elles-mêmes et nous laisser un héritage non seulement musical mais surtout humain sur cette humble époque. » (p. 21)
Alberta Hunter ouvre le bal des « Femmes du Blues ». La chanteuse a partagé la scène avec Louis Armstrong, Sidney Bechet ou encore Duke Ellington. En Europe, elle connaît un triomphe que n’entache pas la ségrégation qui fait rage sur le Nouveau Continent. Si elle abandonne la scène pendant vingt ans pour travailler comme infirmière, elle n’oublie jamais ses premières amours.
Victoria Spivey « va contribuer à donner sa forme actuelle au Blues en rajoutant une mesure qui permet de doubler la mélodie, mesure de quatre temps conduisant à la constitution traditionnelle de douze mesures. » (p. 47) La chanteuse se fait connaître pour ses « protest songs » où elle dénonce les ravages de la tuberculose, la violence conjugale ou les excès de la drogue. La compagnie de disques – qu’elle crée et qu’elle dirige – enregistre un petit nouveau qui fera longtemps parler de lui, un certain Bob Dylan. Elle disait ceci du Blues : » The Blues is life et life is the blues. It covers from the first cry of a newborn to the last gap of a dying man. It’s the very existence. » (p. 56)
Memphis Minnie, minuscule chanteuse à la voix unique et au jeu de guitare décoiffant, s’est mariée trois fois. Elle reste dans les mémoires pour la dextérité de son jeu et sa capacité à réinventer la guitare.
Lil Green est une étoile filante de la scène Blues féminine. Elle n’a chanté que dans les tournées et les circuits réservés aux Noirs. Elle décède à 35 ans d’une pneumonie.
Ma Rainey passe du vaudeville au Blues jusqu’à devenir « the Mother of Blues ». Ses orientations sexuelles font jaser, son homosexualité jamais avouée n’est pour autant jamais démentie. De sa relation avec Bessie Smith, elle a alimenté les cancans d’une société bourgeoise et puritaine. Ma Rainey s’y entend pour semer le trouble et nourrir la zizanie. Longtemps oubliée, ce n’est que justice de la redécouvrir aujourd’hui.
Georgia White, sublime chanteuse noire, entonne des titres osés qu’elle susurre à l’oreille de son public masculin, nourrissant sa réputation sulfureuse. Si sa carrière reste courte et a touché peu de registres, elle a marqué l’histoire du Blues par son audace et sa sensualité débridée.
Mildred Bailey est une métisse indienne que sa généreuse corpulence complexera toute sa vie. Grande amie de Bing Crosby qui lui sera fidèle jusqu’au bout et qui seul supportera son caractère ombrageux, elle se fait surtout connaître au sein du groupe de Paul Whiteman. « Sa voix modulée [était] capable des aigus les plus clairs comme de descendre dans les graves avec toujours autant de puissance. » (p. 119) Son engagement auprès des petits gars coincés à la guerre, c’est en chanson qu’elle le signe, avec le titre Scrap Your Fat, où elle s’engage à réconforter dans ses draps tous les soldats en permission.
Bessie Smith ou « l’Impératrice du Blues » est réputée pour sa générosité. Et même au plus fort de ses colères et de ses déchaînements de violence, elle donne tout ce qu’elle a. Sa sexualité est débridée et son penchant pour l’alcool est accusé. Bessie Smith voit grand en toute chose. Son influence sur plusieurs générations de chanteuses n’en paraît que plus naturelle.
Kate Mc Tell a toujours été très religieuse. Si elle embrasse le Blues, c’est avant tout pour soutenir et aider son époux aveugle, Blind Willie Mc Tell. Quand il la laissera au bord de la route pour reprendre les tournées seul, elle prendra un emploi d’infirmière et stoppera définitivement sa carrière. Mais avant de poser sa valise, elle aura marqué l’histoire du Blues.
Sister Rosetta Tharpe gagne un nouveau nom grâce à une erreur de typographie. Épouse de Thomas Thorpe, elle déborde d’une joie constante. Elle chante du Negro Spiritual et du Gospel auquel elle ajoute du swing et du boogie pour en faire un Blues unique où se mélange le sacré et le profane. Elle a largement inspiré Elvis Presley, Johnny Cash et Bob Dylan.
Odetta ou la « Reine de l’American Funk Music » selon Martin Luther King a reçu des mains de Bill Clinton la médaille des Arts et de l’Humanité en 1999. Passionnée d’opéra étant jeune, c’est au travers de la folk music qu’elle s’inscrit dans l’histoire du Blues. Célèbre pour son engagement dans la lutte des droits civiques, elle a inspiré Bob Dylan et Joan Baez et a charmé JFK.
Billie Holiday, la sublime Lady Day, est la dernière des chanteuses que Nina Van Horn fait entrer dans son panthéon du Blues. Cette chanteuse qui mourut rongée par la drogue et l’alcool a eu de belles heures. Des fleurs dans les cheveux, elle a triomphé aux USA mais surtout en Europe où l’apartheid n’existait pas. Extrême dans ses amours, avec sa mère ou ses époux, vivant dans le rapport de force et la soumission, elle incarne la diva noire à qui l’on pourrait tout pardonner juste pour l’entendre chanter encore un titre, surtout si c’est une « protest song » et qu’elle y crache ses tripes.
Des juke joints (cabanes à musique pour ouvriers dans les campagnes) où le Moonshine (alcool frelaté et mortel) coule à flots aux scènes new-yorkaises, ces chanteuses savaient se faire entendre. L’enthousiasme de Nina Van Horn est contagieux. Si elle abuse, à mon goût, des majuscules et de la ponctuation exclamative, elle sait partager sa passion et sa tendresse pour ces femmes de la scène Blues. Certaines expressions semblent des invocations, comme des appels à la mansuétude de divinités anciennes ou à la bénédiction de diablesses. « Le Blues… La musique du Diable ? … Diablement humain ! » (p. 222)
Le paratexte constitue une part important du livre. Les photographies sont des archives précieuses qui renseignent sur une situation économique en crise mais sont aussi des moments de gloire capturés par l’objectif : on y voit les femmes rayonnantes et sublimes sur scène. Les pochettes de disque et les affiches sont les reliques précieuses d’un âge d’or musical qui se perd.
En attendant d’écouter le CD éponyme produit par Nina Van Horn et qui reproduit les titres qu’elle cite dans le livre, je vous invite à savourer ceux qui figurent ici. Je ne me lasse de ces voix puissantes et des accompagnements musicaux qui nous replongent dans des époques troubles, où se croisent les bootleggers, les policiers véreux et les putes au grand cœur. Je regarderai bien un film de vrais gangsters ce soir, avec des pistolets mitrailleurs et leurs réservoirs camembert, des complets trois pièces sur guêtres immaculées et des borsalinos posés sur des regards roublards !