Récit autobiographique de Patti Smith.
Préambule : « On a dit beaucoup de choses sur Robert et on en dira encore. Des jeunes hommes adopteront sa démarche. Des filles revêtiront des robes blanches pour pleurer ses boucles. Il sera condamné et adoré. Ses excès seront maudits ou parés de romantisme. À la fin, c’est dans son oeuvre, corps matériel de l’artiste, que l’on trouvera la vérité. Elle ne s’effacera pas. L’homme ne peut la juger. Car l’art chante Dieu, et lui appartient en définitive. »
Patti Smith et Robert Mapplethorpe ont à peine 20 ans quand ils se croisent dans le New York de 1967. Patti rêvait « de rencontrer un artiste pour l’aimer, le soutenir et travailler à ses côtés. » (p. 24) Robert, lui, « était un artiste, et il le savait. Ce n’était pas une lubie enfantine. Il ne faisait que reconnaître ce qui lui revenait de droit. » (p. 25) Les deux jeunes gens, presque des gamins, partagent une histoire d’amour qui durera plus de vingt ans, influençant sans cesse le travail de l’autre. Si la passion amoureuse fait lentement place à l’amitié et à une relation nourrie d’art et d’émulation, ils ont fait le serment de ne pas se séparer et de prendre soin l’un de l’autre, « d’être fidèles, sans cesser d’être libres » (p. 102). Just Kids est le récit que fait Patti Smith de ce lien unique. « Nous nous étions promis de ne plus jamais nous quitter tant que nous ne serions pas tous les deux certains d’être capables de voler de nos propres ailes. Et ce serment, à travers tout ce qu’il nous restait encore à traverser, nous l’avons respecté. » (p. 110) Entre eux, c’est plus que de l’amitié, c’est un pacte charnel et spirituel, une interaction artistique et une relation indissoluble pour l’art et par l’art.
La pauvreté des débuts, les années de galère ponctuées de petits boulots et de combines débrouillardes, les séjours dans des hôtels glauques ou des appartements miteux n’entament que rarement l’incroyable optimisme que nourrissent Patti et Robert. Ils vivent pour l’accomplissement de leur art et se donnent les moyens de la création, quels que soient les risques. « Tels des enfants de Maeterlinck en quête de l’oiseau bleu, nous nous étions aventurés dehors, et nous étions pris dans les ronces sinueuses de nos expériences nouvelles. » (p. 100)
Dans ce témoignage, on découvre comment Patti a poussé Robert vers la photographie, au-delà d’une simple intégration de clichés dans ses constructions, mais véritablement comme un art à part entière. Même si son art tarde à être reconnu, il semble que tout ce que touche Robert se transforme en or. « Que ce soit pour l’art ou pour la vie, Robert insufflait aux objets son élan créateur, sa puissance sexuelle sacrée. » (p. 165) Et d’autre part, on assiste au cheminement artistique de Patti qui, pétrie de poésie, se lance peu à peu dans les performances scéniques et à la chanson, constamment épaulée par Robert. Le lien artistique ne se distend jamais entre eux. C’est Robert qui crée les couvertures et pochettes des livres et albums que produit Patti. L’influence artistique entre eux est double : « notre relation : artiste et muse, un rôle qui était pour nous deux interchangeable. » (p. 295) Les deux gamins qui se sont croisés dans un parc de New-York par une nuit d’été savaient qu’ils deviendraient célèbres et s’encourageaient mutuellement sur la voie de la réussite. » Mon succès était pour Robert l’objet d’une fierté sans mélange. Ce qu’il voulait pour lui-même, il le voulait pour nous deux. » (p. 302)
L’homosexualité de Robert, d’abord mal assumée par lui comme par Patti, n’entrave finalement pas leur relation mais lui permet d’accéder à une nouvelle incarnation jamais dépourvue d’amour. « Il avait envers les hommes des pulsions dévorantes, mais je ne me suis jamais sentie moins aimée pour autant. Il n’était pas facile pour lui de rompre nos liens physiques, je le savais. Nous restions fidèles à notre serment, Robert et moi. Aucun de nous deux ne quitterait l’autre. Je ne l’ai jamais vu par le prisme de sa sexualité. Mon image de lui est demeurée intacte. Il était l’artiste de ma vie. » (p. 189) Patti envisage Robert comme un être à part, non défini par les codes qui sont ceux du reste du monde. Cet homme-là, elle ne peut s’en passer et elle n’a pas besoin de lui assigner une place précise. « Robert n’a jamais quitté mes pensées ; il était l’étoile bleue dans la constellation de ma cosmologie personnelle. » (p. 307)
Le changement d’orientation sexuelle de Robert conduit le couple à se séparer sur le plan physique. Chacun connaît d’autres amants et espèrent en d’autres relations. Pour Robert, la rencontre avec Sam Wagstaff, « l’homme qui devait devenir son amant, son mécène, et son ami pour la vie. » (p. 242) est déterminante. Il a enfin trouvé un compagnon à sa mesure, solide et passionné par son art. « Ils avaient besoin l’un de l’autre. Le mécène pour être grandi par la création, l’artiste pour créer. » (p. 275)
Tout au long de son récit, Patti Smith révèle ses références et artistiques : Rimbaud et ses Illuminations, William Blake, Jean Genet, André Gide, Baudelaire, Diego Rivera, Maïakovski, Bob Dylan et tous les représentants de la Beat Generation. Toute sa création est imprégnée des œuvres des monstres sacrés mais se nourrit également de ses rencontres avec les artistes de son temps. Les années 1960-1970 semblent une époque traversée de comètes artistiques et de destins fulgurants. « Abattues, la gloire tant désirée à portée de main, des étoiles éteintes tombaient du ciel. » (p. 247) : Jim Morrison, Janis Joplin, Jimi Hendrix, ou Brian Jones laissent des empreintes durables et encouragent les créations. Dans les lieux emblématiques que Patti et Robert fréquentent, le Chelsea Hotel, le Max’s Kansas City club, la Factory, El Quixote, la MaMa ou les studios Electric Lady, la foule des célébrités se croise, se reconnaît et s’influence. D’Andy Warhol à The Velvet Underground, tout semble possible dans un monde ouvert à toutes les audaces.
Patti Smith donne à voir toute la puissance de son imagination et son immense amour des livres, de la prose et des mots. « J’étais complètement éprise des livres. Je voulais les lire tous, et ceux que je lisais généraient de nouveaux désirs. » (p. 16) Elle insiste particulièrement – et comment ne pas la comprendre – sur ce qu’elle doit à Jim Morrison : « c’est lui qui m’avait mise sur la voie de la fusion de la poésie et du rock and roll. » (p. 223) « Tel un saint Sébastien de la côte Ouest, il exsudait un mélange de beauté et de mépris de soi, et une douleur mystique. » (p. 76)
Just Kids, ce n’est pas seulement un hommage à Robert Mapplethorpe et encore moins un mémorial en son honneur, c’est aussi un manifeste artistique. Patti ne dissocie pas la vie de la création. Chaque acte entre dans le processus créatif parce qu’ « être artiste, c’est voir ce que les autres ne peuvent voir. » (p. 23) Patti est sans cesse en quête de signes. Les dates anniversaires de ses proches et des artistes qu’elle admire sont des jalons et des vademecum quand elle perd pied. Robert et elle explorent une nouvelle façon de voir le monde et Robert le répète souvent, « Personne ne voit comme toi et moi. » (p. 127). Quand Patti Smith s’engage, elle le fait complètement. « Ma préférence allait à l’artiste qui transforme son temps plutôt qu’à celui qui se contente de le refléter. » (p. 88) Elle ne craint pas d’imposer ses vues et de suivre des voies dangereuses. « Il est de la responsabilité de l’artiste d’équilibrer la communication mystique et le labeur de la création. » (p. 297)
À lire son témoignage voire sa confession, il apparaît que l’artiste est en souffrance constante, tiraillé entre les extrêmes qui le composent et qu’il alimente. La quête que Robert et Patti entreprennent doit les aider à « accepter [leur] nature double et […] [les] mettre en paix avec l’idée [qu’ils renferment] des principes opposés, la lumière et l’obscurité. » (p. 20) Just Kids est finalement le confiteor de l’artiste moderne.
Le paratexte est riche et émouvant. Les photographies côtoient les reproductions d’œuvres, de lettres ou de textes. La photo de la première de couverture a été prise à Coney Island en 1969. Elle a immortalisé deux enfants artistes à l’aube de leur épanouissement, au plus fort de leur beauté. « Nous avons eu de la chance que cet instant soit immortalisé par un appareil photo rustique. C’était notre premier vrai portrait new-yorkais. Qui nous étions. » (p. 134) Mais la pièce qui me touche le plus, c’est celle présentée en quatrième de couverture, une lettre écrite par Robert à Patti, dans leur chambre du Chelsea Hotel en 1969. « Sitting in our room – waiting for you. Thinking of all that we have gone through – knowing we have somehow done it together. And it will always be that way – loving you. We’ll have a real home soon one way or another – and it’s there that we’ll be famous – with or without the rest of the world – just you and me together – drawing, writing and loving each other. For you always – Blue STAR. » Cette lettre pleine de promesses est à l’image du récit : fondamentalement optimiste et résolument tournée vers la création.
Patti Smith n’évoque que peu la maladie qui terrassa Robert à l’âge de 42 ans. Son récit n’est pas une plainte mais un écho tendre aux années passées, un regard posé avec nostalgie sur les instants trop vite envolés d’une jeunesse qui semblait éternelle. On ressort de cette lecture avec des larmes dans les yeux mais également une envie incommensurable d’étoiles et de beauté.