Hagiographie de Joris-Karl Huysmans.
Sainte Lydwine de Schiedam est une martyre du XV° siècle.
Dans son avant-propos, Huysmans explique sa démarche : « Je me suis servi, pour condenser cette vie, des trois textes de Gerlac, de Burgman et d’A. Kempis, complétant leurs anecdotes les unes par les autres, et j’ai rangé les évènements qu’ils retracent suivant l’ordre qui m’a semblé être, sinon le plus rigoureux, au moins le plus intéressant et le plus commode. » Tout ce qui est ici relaté a été vérifié par l’Église. Quant à y souscrire, c’est une question de foi et chacun est libre dans ce domaine.
Les quatorzième et quinzième siècles ont vu l’Europe à feu et à sang. Partout, ce ne sont que des guerres pour les trônes, pour les frontières, pour la papauté. Le continent est sans cesse frappé d’épidémies voraces qui déciment les populations. « Les malheureux croyants qui vécurent dans l’horreur de ces extravagantes années, crurent que tout allait s’effondrer ; et, en effet, de quelque côté qu’ils se tournent, ils ne voient que des champs de carnage. » (p. 13) Devant tant de maux et avec le Schisme de l’Occident, « la foi s’affaiblissait ; elle allait se traîner pendant deux siècles, pour finir par choir dans ce cloaque déterré du Paganisme que fut la Renaissance. » (p. 24) Pourtant, l’armée du Christ est en marche : les oblats, les moines, les stigmatisés, les prêtres et les vierges, toute une litanie de saints et de bienheureux témoigne d’une foi pure dans un siècle de laideur.
C’est dans cette époque trouble que naquit Lydwine de Schiedam (Hollande), en 1380. Elle devait décéder 53 ans plus tard, en 1433, après une vie de souffrances dédiées au Seigneur. Après une mauvaise chute sur la glace dans sa jeunesse, et enflammée du désir de se dévouer à Jésus, Lydwine resta alitée à vie, ne se nourrissant que de la sainte Hostie. Assaillie de douleurs inimaginables, elle pourrit sur pied : son corps gonfle, crève, éclate, se fend et le pus se répand de tous ses abcès. Mais l’odeur qui émane de ses plaies est fraîche et parfumée. Et ce n’est qu’un miracle parmi tous ceux qui ont été constatés. Des guérisons s’opèrent en sa compagnie ou quand le malade la prie. Lydwine est douée du don d’ubiquité, de prédiction, de voyance. Elle sait sonder les âmes et connaît les péchés que chacun dissimule.
« Elle combattit, solitaire, en enfant perdue, sur son lit ; mais le poids des assauts qu’elle supporta fut le plus énorme qu’on ait jamais ouï parler ; elle valut une armée à elle seule, une armée qui devait faire face à l’ennemi sur tous les points. […] Toutes les fois que Dieu voulut châtier la Hollande, c’était à elle qu’il s’adressait, c’était elle qui recevait les premiers coups. » (p. 32) Mais Lydwine n’est pas victime : « cette vorace de l’immolation » (p. 34) recherche les douleurs et les humiliations pour se rapprocher d’un Christ en gloire dont elle désespère de pouvoir connaître toutes les souffrances. Son ami et confesseur, le prêtre Jan Pot, l’encourage et la guide sur la voie de son sacerdoce : « Votre mission est claire ; elle consiste à vous sacrifier pour les autres, à réparer les offenses que vous n’avez pas commises ; elle consiste à pratiquer la charité dans ce qu’elle a de sublime et de vraiment divin. » (p. 65)
Dans ses souffrances infinies, Lydwine n’est pas seule. Dieu lui envoie un ange qui la mène au Paradis où elle goûte la compagnie de la Vierge et de l’enfant Jésus. Dans ses extases, elle visite aussi le Purgatoire, des lieux saints et l’Enfer. Lydwine n’a de cesse d’appeler sur elle les punitions et les peines que le Seigneur inflige aux autres. Vivant des expériences hors du commun, Lydwine se détache du monde. Tout ce qu’elle vit est sublime et le reste n’est que médiocrité. « Nos exultations sont, en effet, ainsi que nos peines, médiocres ; nous vivons dans un climat tempéré, dans une zone de piété tiède où la flore est rabougrie et la nature débile. Lydwine, elle, avait été arrachée d’une terre inerte pour être transportée dans le sol ardent de la mystique ; et la sève jusqu’alors engourdie bouillonnait sous le souffle aride de l’Amour, et elle s’épanouissait en d’incessantes éclosions d’impétueuses délices et de furieux tourments. » (p. 73)
L’extraordinaire existence de Lydwine n’est finalement qu’une parmi d’autres. Avant elle et après elle, d’autres femmes ont offert leur chair pour que le Seigneur y lave les horreurs du monde. « Son procédé de faire appel à la charité de certaines âmes pour satisfaire aux nécessités de sa Justice reste immuable. » (p. 224) À l’heure où l’auteur rédige cette hagiographie, l’Europe va mal et le besoin de Dieu se fait sentir. Le récit de la vie de la sainte résonne un peu comme une admonestation à s’en remettre au Seigneur.
Dans son écriture, Huysmans révèle toujours une jubilation dans l’horreur. Converti, oui, mais esthète plus que jamais. Profondément religieux, l’admiration qu’il témoigne devant la vie de Lydwine est à la mesure de sa piété : celle-ci est sans faille et Huysmans ne doute aucunement devant les manifestations de l’amour divin. Cette hagiographie, bien loin de la célébration quasi diabolique qui avait entouré Gilles de Rais dans Là-bas, est une véritable action de foi. Mais c’est également une célébration du désir et du plaisir.
Mais dans cette œuvre encore, il va au fond des choses, n’épargne aucun détail, ne repousse pas le sordide. C’est dans les plaies et dans le pus que Lydwine est la plus sublime, comme Gilles de Rais n’était superbe que dans le sang des entrailles des enfants qu’il sacrifiait. Huysmans célèbre ici la mystique comme il célébrait auparavant le satanisme. Homme de passion, la religion n’a pas éteint son goût du grandiose. Et dans l’accumulation des horreurs que vit Lydwine, dans cette collection minutieuse de tourments, on retrouve un peu de l’esthétisme décadent d’À rebours. Joris-Karl Huysmans, décidément, n’en finit pas de me surprendre et de m’enchanter. Nul nécessité d’être croyant pour lire cette hagiographie : la plume de Huysmans – attention, blasphème in progress – est déjà un miracle.
Quel bonheur de lire Huysmans dans un livre aux pages coupées, édition parue en 1901 ! Celui qui m’a offert ce bijou se reconnaîtra. Voici le livre que je sauverais des flammes.