Ils sont 23 à remonter contre le vent. Destinés depuis l’enfance à suivre la trace pour remonter aux origines du vent en Extrême-Amont, ils ont quitté l’Extrême-Aval pour une quête fabuleuse. « Nous sommes partis d’Aberlaas, Extrême-Aval, il y a vingt-sept ans maintenant. Nous avions onze ans. Et nous ne nous sommes jamais retournés. » (p. 678) À la seule force de leurs jambes et de leurs corps, ils contrent les neuf formes du vent, des plus physiques au plus métaphysiques. « Le socle collectif opérait : la rafale nous passait dessus sans trouver fente par où nous dissocier ; on faisait bloc. On était bloc. Inexpugnable. Indélogé. » (p. 683) Le vent est hostile dans leur monde, maître et présidant toute vie. La plupart des vivants se terrent dans des abris et tentent d’échapper à la puissance folle qui racle un monde de sable, de pierre, de glace et de neige. Mais la 34° Horde ne redoute pas le vent et s’élance sans cesse contre lui, vers lui. « Quitte à mourir le ventre troué par un morceau de bois, ils préféreront toujours que ce soit en plein vent dans la plaine, qu’ici-bas ensevelis dans un puits, les vertèbres rompues sous le poids d’une poutre. » (p. 698)
Qui sont-ils, ces 23 braves ? Il y a Golgoth le traceur, Pietro le prince, Sov le scribe, Caracole le troubadour, Erg le combattant-protecteur, Talweg le géomètre, Firost le pilier, l’autoursier et le fauconnier sont les oiseliers-chasseurs, Steppe le fleuron, Arval l’éclaireur, le fauconnier, Horst et Karst les ailiers, Oroshi l’aéromaître, Alme la soigneuse, Aoi la sourcière, Larco le braconnier, Léarch le forgeron, Callirhoé la feuleuse, les crocs Coriolis, Sveziest et Barbak. Chacun est identifié par un signe propre (]], <>, )-, (.), >, etc.) et chacun a une fonction précise, indispensable à l’équilibre du groupe. Allumer un feu, rédiger le carnet de contre ou faire la trace sont des charges qui se transmettent de génération en génération. La plupart des membres de la 34° Horde sont les fils et filles de Hordiers dont la Contre est déjà inscrite dans la légende. Mais Golgoth veut que sa Horde soit la dernière et la plus illustre, celle qui plantera son drapeau en Extrême-Amont, la première à rejoindre les confins du monde. « Dans l’esprit si singulier du Goth, vouloir un enfant trahissait un manque de confiance dans sa horde. Ne pouvaient en désirer que celles qui n’avaient plus foi dans notre capacité à être la première Horde qui atteindrait l’Extrême-Amont. L’enfant, il ne pouvait le concevoir que d’une seule façon : comme une délégation d’espoir, en quelque sorte, vers la Horde suivante. » (p. 216 & 215) L’ambition revancharde de Golgoth est dangereuse et la Horde en paiera le prix.
Si la Horde ne cesse jamais d’avancer, si elle doit rester unie pour contrer le vent, les relations humaines y sont pareilles qu’ailleurs. Entre affinités et tensions, chacun apprend à vivre avec les autres. Les nouveaux venus s’intègrent comme ils peuvent dans la Horde que Golgoth dirige d’une main de fer. La mort fauche parfois cruellement les rangs. C’est alors qu’on découvre les vifs. Ce sont plus que des âmes. Mais pour comprendre, il faut le lire. Et finalement, à l’étonnement général, ce n’est pas le plus fort qui vaincra, mais là encore, il faut lire pour comprendre.
Le doute s’installe parfois. Ce voyage d’une vie, cette lente et pugnace avancée contre le vent ont-ils un sens ? Sur son chemin, la Horde croisent certains qui disent que « il n’y a pas d’Extrême-Amont. Il n’y a pas d’origine du vent. La terre ne finit pas ; le vent n’a jamais commencé. Tout s’écoule, tout continue. » (p. 623) Alors faut-il continuer ? Qu’y a-t-il plus loin ? Que vont rencontrer les membres de la Horde ? Le récit fait parfois des bonds surprenants. On quitte la Horde dans une situation périlleuse en fin de chapitre et on la retrouve quelques mois voire quelques années plus loin.
Le vent est un personnage de ce roman. « Avant le vent, rien n’existait qu’une pâte boueuse, une lave informe à assécher, à pétrir et à lisser. » (p. 234) Le roman n’est pas un précis d’éologie. Il serait plutôt, en arrière-plan du roman, un traité métaphysique sur le mouvement, la force, la matière et la création. Alain Damasio crée de toutes pièces univers complet. Son roman est une cosmogonie du vent, mais aussi un conte philosophique aux accents amers. Alain Damasio invente un nouvel alphabet, un alphabet humain qui joue sur toutes les combinaisons possibles. Il crée aussi un langage étrange et non traduit, un dialecte rauque pour s’adresser au vent, pour hurler des ordres, pour se faire entendre dans la contre. De fait, l’auteur joue sur le langage à tous les niveaux. L’inventivité dont il fait preuve est spectaculaire : on assiste pendant plus d’une trentaine de pages à des joutes verbales étourdissantes où le mot se fait trait mortel et balle sifflante. Dans l’univers de Damasio, on trouve aussi des animaux syntaxiques.
Le roman se découpe en grands chapitres, eux-mêmes divisés en chapitres dont chacun est pris en charge par un narrateur différent. On identifie le narrateur à la lettre ou au signe qui le définit. L’alternance des points de vue aurait pu rendre le récit peu intelligible et décousu. Mais le texte est dense et structuré. Les voix ne s’envolent pas au vent : elles racontent l’histoire d’un groupe devenu organisme polymorphe, structure pluri-humaine. La numérotation des pages est décroissante. La lecture commence page 600 : tout nous pousse à remonter à la source que la conclusion de l’histoire rend à la fois miraculeuse et odieuse.
J’ai plongé toute entière dans ce roman. Je ne suis d’ordinaire pas friande de SF. Mais comme avec son autre roman, La zone du dehors, Alain Damasio sait perturber mes repères avec mes talents. C’est un plaisir de s’abandonner à la plume de cet auteur et de le laisser réinventer le monde avec un langage nouveau. Voilà une expérience de lecture hors du commun, bouleversante au sens premier du terme. On en ressort ébouriffé et ce n’est pas peu dire.