Roman de Nicolas Dickner.
De 1989 à 1999, à la veille de la fin du monde, trois personnages errent entre Montréal et le reste du monde. On découvre le Canada dans les grandes largeurs et on s’initie aux miracles des services postaux. « Montréal ne serait-elle qu’une poste restante parmi tant d’autres ? » (p. 101) On farfouille dans les poubelles, on se dégoûte de la consommation tout en se régalant d’intertextualité subtile.
Il y a tout d’abord un libraire à Montréal, narrateur anonyme qui s’adresse directement au lecteur. « Mon nom n’a pas d’importance. Tout débute au mois de septembre 1989, vers sept heures du matin. » (p. 11) On se demande un peu ce qui commence, entre trente sacs poubelles et quelques souvenirs. « Mais toute cette histoire, puisqu’il me faut la raconter, a commencé avec le compas Nikolski. » (p. 13) Ce compas pointe étrangement 1,5 m à gauche du Nord magnétique,« sur Nikolski, un minuscule village habité de 36 personnes, 5000 moutons et un nombre indéterminé de chiens. » (p. 21) Mais tout au long de l’histoire, on ne mettra pas un pied dans ce lieu perdu…
On rencontre ensuite Noah, descendant d’une tribu chipeweyan, qui abandonne la vie nomade qu’il a toujours menée avec sa mère pour s’installer à Montréal. « Il ne partageait pas le Glorieux Imaginaire Routier Nord-Américain. De son point de vue, la route n’était qu’un étroit nulle-part, bordé à bâbord et à tribord par le monde réel. » (p. 45) Noah veut devenir archéologue et se spécialise dans l’histoire étrange des poubelles. En creusant les couches de déchets, il part à la recherche des origines. Les siennes lui font défaut et le tourmentent quelque peu. « Son arbre généalogique était comme tout le reste : une chose fugace, qui fuyait avec le paysage. » (p. 36) Ce n’est que quand l’arbre s’allonge d’une nouvelle branche que Noah comprend où est sa famille.
Il y a enfin Joyce qui veut honorer la mémoire de ses ancêtres et devenir flibustier des temps modernes. « Peu à peu, l’ambition de perpétuer les traditions familiales s’insinua dans son esprit. Il lui semblait inconvenant que l’arrière-arrière-petite-fille d’Herménégilde Doucette consacrât sa vie à éviscérer des morues et faire des devoirs de sciences naturelles. Elle était destinée à devenir pirate, morbleu ! » (p. 61) Loin des galions et des abordages sabre au clair, elle se fait pirate informatique en bricolant des machines qu’elle construit de toutes pièces en fouillant les poubelles montréalaises.
Il est beaucoup questions d’arbres généalogiques, d’évolution, d’hérédité, de transmission, d’héritage et de postérité. La paternité surtout est interrogée et traitée comme une identité à part entière, identité douloureuse s’il en est, pour le père comme pour l’enfant. « De tous temps, la paternité a constitué un concept volatil. Au contraire de la maternité, que le caractère spectaculaire de la grossesse légitime de facto, la paternité manque de tangibilité. Aucun témoin oculaire ne peut plaider la cause du géniteur, aucun accouchement ne prouve son lien avec l’enfant. Le statut de père n’a réellement touché la terre ferme qu’avec l’apparition des tests d’ADN, une consécration somme toute peu glorieuse puisque le géniteur, en recourant à ce procédé pour ainsi dire judiciaire, admet son incapacité à faire reconnaître son statut par la diplomatie traditionnelle. En brandissant les résultats d’analyse, il consolide sa paternité biologique mais sacrifie, dans la foulée, sa paternité sociale. » (p. 221) La figure du père souffre oscille ici entre absence et inconsistance en la personne mythologique de Jonas Doucet.
Dès les premiers chapitres, l’auteur lance trois lignes à l’eau et trois gros poissons remontent le courant. Ils viennent grosso modo du même banc. Le narrateur anonyme, Noah et Joyce se croisent sans toujours se rencontrer dans les rues de Montréal et ailleurs, par-delà le temps et autres limites. Ce roman va à vive allure et la décennie qui sert d’arrière-plan passe comme un claquement de doigt. La quatrième de couverture annonce un « récit pluvieux, où l’on boit beaucoup de thé et de rhum bon marché. » Nikolski est un roman doux-amer, dont l’humour subtil est teinté de philosophie bouffonne : « Où vont les vieux IBM mourir ? Où se trouve le cimetière secret des TRS-80 ? Le charnier des Commodores 64 ? L’ossuaire des Texas Instruments ? » (p. 112) Les trois personnages sont attachants et rappellent un peu le voisin loufoque qui a un jour ou l’autre partagé notre pallier. Ce roman est une belle découverte, servie par une plume habile et fraîche.