Premier roman de Stefan Merrill Block.
Abel vit au Texas, dans un silence amer qui recouvre un passé agité. « J’aurais pu ne jamais composer avec lui, si, au fil des ans, je n’avais commencé à comprendre les opportunités que m’offrait le silence. Il était absolu. Par là il était abominable, mais c’est aussi une chance. En soi, le silence promettait d’absorber ce que je lui confiais : mes illusions, mes regrets, et jusqu’à la vérité. Et pourtant, même si les mots sortent de ma bouche pour tomber dans l’oubli, la vérité fondamentale de ma vie est si simple, l’avouer me fait tellement honte que c’est à peine si j’ose le dire : J’aimais la femme de mon frère. » (p. 12) Paul était marié à la belle Mae et la regardait à peine. Abel, le bossu solitaire de la famille, n’a pas su résister à la belle épouse de son frère jumeau. Et depuis des années maintenant, il attend le retour de leur fille.
À des centaines de kilomètres, Seth est un petit garçon perdu entre une mère bizarrement dépressive et un père qui s’efface. « L’ordre fondamental de la famille avait été hélas réglé sur le cerveau malade de ma mère. » (p. 60) Jamie n’est pas dépressive, elle souffre d’Alzheimer familial à début précoce, connue sous le nom EOA-23. Seth, surdoué, décide d’aider sa mère. Il entreprend de dresser l’histoire génétique de sa mère. Il découvre que l’affection dont souffre sa mère ne touche que des personnes cousines au douzième ou treizième degré.
Abel et Seth ne se connaissent pas. Mais ils ont tous les deux entendus la fabuleuse histoire d’Isidora, une ville d’or mythique où la mémoire n’a pas droit de cité. L’histoire raconte que des explorateurs cherchent la ville depuis des siècles. Certains s’en sont approchés. « Ainsi, tu sauras que tu es presque à Isidora quant, te retrouvant dans un vaste champ, tu auras tout à coup l’impression de te tenir au seuil de l’éternité. » (p. 97) L’histoire d’Isidora se transmet à chaque génération et les enfants l’enrichissent à leur tour avant de la transmettre à leur descendance. « Au fil des générations, l’histoire d’Isidora s’est approfondie, étoffée avec des légendes de quêtes chevaleresques, d’épopées historiques, de guerre, d’amours perdues ou retrouvées, l’histoire infinie d’Isidora courant parallèlement à la nôtre. » (p. 145) L’histoire fabuleuse d’Isidora est un lien entre ceux qui peu à peu oublient, frappés par l’EOA-23, et ceux qui tentent de maintenir la mémoire d’un passé glorieux, mais mythique.
Aux récits sur Isidora sont dédiés des chapitres particuliers. Les légendes de la ville d’or s’insinuent entre l’histoire d’Abel et celle de Seth. Un autre récit s’intercale encore, celui des origines de l’EOA-23. Cette forme d’Alzheimer est née quelque part en Angleterre dans les années 1800. Un Lord anglais fort galant a transmis à sa nombreuse progéniture, avant de mourir fou, le gène malade. L’oubli en héritage est un triste cadeau. À tel point que, pour toutes les personnes atteintes de l’EOA-23, il n’y a qu’un espoir, celui d’atteindre « un lieu sans pensée, idéal. Un endroit délivré du passé comme du futur. Un endroit où, ne se souvenant de rien, on ne pouvait rien perdre. Un endroit où, pour cibler ses désirs, il suffisait d’imaginer. » (p. 378)
Ce roman polyphonique ne souffre d’aucun hiatus. Le passage entre les récits de chaque personnage et les histoires mythiques est fluide, logique et célèbre une continuité déjà à l’œuvre dans la transmission de l’histoire d’Isidora. L’EOA-23 est une variante totalement fictive de la maladie d’Alzheimer, mais elle a permis à l’auteur de dessiner une généalogie fabuleuse, essaimée entre l’Angleterre et le Texas. Si le présupposé de l’auteur est inventé, l’émotion ressentie à la lecture est sincère devant tous ces personnages qui perdent pied, soit dans l’oubli, soit devant le recul de leurs proches.
Pour un premier roman, c’est une réussite. La construction du récit est maîtrisée. Les différentes voix narratives s’accordent et se rejoignent pour former un magnifique testament, un rempart contre l’oubli.