Texte d’Antonin Artaud.
La légende dit qu’Héliogabale est né dans « un berceau de sperme. » C’était en 204 après J.C. à Antioche, en Syrie. Et toute son existence sera un long sacrifice de sexe et de sang. Héliogabale était un roi fou et excessif, baignant dans le stupre, la débauche et la démesure. Il a conquis Rome avec violence et est monté sur un trône de sang. Anarchiste couronné selon Artaud, le tyran, empereur de Rome, n’a de cesse de tendre vers l’unité, à sa façon. « Et Héliogabale, en tant que roi, se trouve à la meilleure place possible pour réduire la multiplicité humaine, et la ramener par le sang, la cruauté, la guerre, jusqu’au sentiment de l’unité. » (p. 45) Que voulait-il réunir ? Tous les contraires, tout simplement. L’unité à laquelle il tente de parvenir passe par la réunion du principe féminin et du principe masculin. Il se veut représentant des deux. « Héliogabale, le roi pédéraste et qui se veut femme, est un prêtre du masculin. Il réalise en lui l’identité des contraires, mais il ne la réalise pas sans mal, et sa pédérastie religieuse n’a pas d’autre origine qu’une lutte obstinée et abstraite entre le Masculin et le Féminin. » (p. 67)
Dans un monde où la cruauté est ritualisée, institutionnalisée et légitime, Héliogabale se veut en rupture. Il est « un anarchiste-né, et qui supporte mal la couronne, et tous ses actes de roi sont des actes d’anarchiste-né, ennemi public de l’ordre, qui est un ennemi de l’ordre public. » (p. 96) Mais encore une fois, cette rébellion est organisée. Le tyran tend toujours à l’unité du monde et c’est en le retournant qu’il compte l’organiser. De l’anarchie naît une nouvelle unité, conforme aux goûts de l’empereur. « Rien de gratuit dans la magnificence d’Héliogabale, ni dans cette merveilleuse ardeur au désordre qui n’est que l’application d’une idée métaphysique et supérieure de l’ordre, c’est-à-dire de l’unité. » (p. 108) Ce que propose Héliogabale, ce n’est rien d’autre qu’une cosmogonie à son image : violente et unie dans la violence.
Héliogabale est l’empereur qui incarne le plus profondément la décadence de Rome. « Il poursuit systématiquement, […], la perversion et la destruction de toute valeur et de tout ordre. » (p. 121) Héliogabale va dans le sens de la décadence, il accompagne, accentue et précède ce mouvement descendant, cette chute de la société. Brutale fut sa vie, brutale fut sa mort, dans une continuité, une unité de cruauté. Il est mort comme il a vécu, incarnant sa propre vision du monde. « Ainsi finit Héliogabale, sans inscription et sans tombeau mais avec d’atroces funérailles. Il est mort avec lâcheté, mais en état de rébellion ouverte, et une telle vie, qu’une pareille mort couronne, se passe, il me semble, de conclusion. » (p. 127)
Héliogabale ou El Gabal, « Celui de la Montagne », porte un nom composite et trompeur pour les lecteurs d’aujourd’hui. « Héliogabale rassemble en lui-même la puissance de tous ces noms, où l’on peut voir qu’une seule chose, celle qui nous vient d’abord à l’esprit, le soleil, n’intervient pas. » (p. 89) Sa religion était celle de l’astre solaire, mais jamais Héliogabale ne s’est nommé d’après le soleil. Ce sont les Grecs qui, transcriptions après traductions de sa légende, ont modifié le nom du tyran. Une autre preuve, s’il en fallait, que l’histoire d’Héliogabale échappe aux historiens.
L’histoire d’Héliogabale est le prétexte à une certaine histoire de Rome, celle d’un empire sur la voie de la décadence, loin des empereurs fabuleux des temps classiques. Cette partielle histoire antique est aussi le prétexte à une réflexion théologique et métaphysique. Antonin Artaud oppose la religion d’Héliogabale, pourtant monothéiste, au christianisme. Celle qu’il appelle la religion d’Ichtus est mauvaise : elle sépare l’homme du mythe, du magique, du religieux et du sacré. Les religions qui ont précédé le christianisme offraient davantage à leurs adeptes. « Les religions antiques ont voulu jeter dès l’origine un regard sur le Grand Tout. Elles n’ont pas séparé le ciel de l’homme, l’homme de la création entière, depuis la genèse des éléments. » (p. 55) Artaud est formel : les humains ont besoin de savoir. En creux de l’histoire d’Héliogabale, il faut lire une critique du christianisme et de l’obscurantisme dans lequel il a plongé ses fidèles.
Éblouissante et torturée, la vie d’Héliogabale était de celles qui méritent un hommage. C’est avec un talent éblouissant qu’Artaud s’est prêté à l’exercice. Ce n’est pas un texte facile. Les propos philosophiques et métaphysiques sont complexes. Mais ils répondent sans cesse à la vie du tyran qui a son tour se fait source de réflexions. Une lecture étourdissante.