Premier roman de Muriel Barbery.
Au seuil de la mort, un critique culinaire de renommée internationale cherche à mettre la langue sur une saveur perdue, douceur plus fine que tous les festins auxquels il s’est attablé. « Plus rien n’a d’importance à ce point. Sauf cette saveur que je poursuis dans les limbes de ma mémoire et qui, furieuse d’une trahison dont je n’ai même pas le souvenir, me résiste et se dérobe obstinément. » (p. 20) Sa quête est un chemin à rebours du temps. Il revient aux premières découvertes culinaires de son enfance, revit des souvenirs savoureux, regoûte des plats exquis. Tel un Orphée culinaire, il veut ramener au jour un délice perdu, mais ce délice lui échappe à chaque pas. Le mourant dresse alors un menu fabuleux dégusté entre des dizaines de tables. Du fond de son lit, il convoque en esprit des cuisiniers disparus, prestigieux ou anonymes, et leur commande une nouvelle fois leur meilleur plat. Ici, les madeleines de Proust ne se dégustent qu’après le souvenir.
Dans cette recherche du goût perdu se dessine le portrait d’un homme d’exception. « Je suis le plus grand critique gastronomique du monde. Avec moi, cet art mineur s’est haussé au rang des plus prestigieux. » (p. 12) Il n’a pas de nom mais il s’en fait un de la pointe de sa plume. « Pour l’éternité, j’ai épinglé sur mon tableau de chasse quelques-uns des plus prestigieux papillons de la toque. » (p. 12) Mais le gastronome glorieux n’est pas tout. L’homme est aussi un mari et un père absent et tyrannique. Au seuil de la mort du patriarche, tous souhaitent sa mort, tous encouragent d’une voix muette le vieil homme à passer l’arme à gauche. Tous sauf quelques fidèles inattendus. Ainsi, outre celle de l’agonisant, d’autres voix s’élèvent et soulèvent des pans de rideau sur une vie de jouissance et de suprématie. C’est par bouchées, douces ou amères, que l’on découvre un peu mieux l’existence de cet homme qui meurt.
« J’ai parcouru tout le spectre de l’art culinaire, en esthète encyclopédique toujours en avance d’un plat – mais toujours en retard d’un cœur. » (p. 18) D’extases gustatives en jouissances des papilles, je me suis attachée à cette figure attendrissante. Certes, c’est un homme odieux pour ses proches, mais sa quête au bord de la mort est sublime. Il ne court pas après un dernier reste de pouvoir ou de reconnaissance. Il veut un plaisir qu’il pressent simple, originel et pur. Mourir lui importe peu, il le dit dès les premières pages. Ce qu’il veut, c’est retrouver un plaisir qui se déguste loin des tables étoilées, confectionné par des chefs qui s’ignorent. Ce n’est pas pour rien que ce gastronome m’a rappelé Anton Ego, l’impitoyable critique culinaire du dessin animé Ratatouille.
L’écriture est savoureuse et dotée d’une puissance d’évocation à nulle autre pareille. J’ai mangé à chaque page et me suis composé des repas pour un moment. Muriel Barbery a le talent rare de faire atteindre la synesthésie par les mots : le livre en main, ce sont tous les sens qui se délectent des descriptions culinaires. Et la fin est tout simplement délicieuse. Je vous conseille ce roman : régalez-vous !