La curée

Roman d’Émile Zola.

Les grands travaux d’Haussmann mettent Paris sens dessus-dessous. Partout, ce n’est que percée de grandes avenues et démolition de vieux immeubles. Dans cette atmosphère où tout est à construire, Aristide Saccard, anciennement Rougon, travaille à se bâtir une fortune colossale. « Aristide Rougon s’abattit sur Paris au lendemain du 2 Décembre, avec ce flair des oiseaux de proie qui sentent de loin les champs de bataille. » (p. 67) Spéculateur de génie, opportuniste et très intelligent, Aristide Saccard travaille méthodiquement et méticuleusement à sa richesse. L’or est son vice : pour l’assouvir, il contracte un mariage comme il aurait signé une affaire commerciale. Au fait de tous les secrets immobiliers de Paris, informé de tous les dossiers de l’Hôtel de Ville, il est le champion des magouilles immobilières. Ménageant des relations influentes et se réservant les meilleurs tuyaux, Aristide Saccard crée des « machines à pièces de cent sous ».La pièce de 20 francs devient alors le symbole de son existence, l’unité de tous ses calculs. Ce qu’Aristide Saccard aime également, c’est savoir qu’il a trompé son monde : « Duper les gens, leur en donner moins que pour leur argent était un régal. » (p. 161)

Son épouse, la très belle Renée, est une grande mondaine qui lance des modes. Avec sa folie des toilettes et des parures, Renée est une coquette qui dépense sans compter l’argent de son mari et de sa dot. Mais cela ne lui suffit pas. Renée s’ennuie et veut « quelque chose qui n’arrivât à personne, qu’on ne rencontrât pas tous les jours, qui fut une jouissance rare, inconnue. » (p. 20) Son premier cri est déchirant : « Oh ! je m’ennuie, je m’ennuie à mourir. » (p. 14) Ce à quoi son beau-fils, le jeune Maxime, répond ironiquement : « Je te conseille de te plaindre […] : tu dépenses plus de cent mille francs par an pour ta toilette, tu habites un hôtel splendide, tu as des chevaux superbes, tes caprices font loi, et les journaux parlent de chacune de tes robes nouvelles comme d’un évènement de la dernière gravité ; les femmes te jalousent, les hommes donneraient dix ans de leur vie pour te baiser le bout des doigts. » (p. 15) Mais ce constat n’est pas apaisant pour Renée qui cherche des plaisirs plus puissants, des jouissances plus toniques, quitte à plonger dans le péché. Toutefois, Renée veut jouir en commettant une faute d’excellence, elle ne se contente pas des transgressions tièdes et des erreurs sans panache. « Le mal, ce devrait être quelque chose d’exquis. » (p. 209)

C’est auprès de Maxime, fils du premier mariage d’Aristide, qu’elle consommera la faute la plus immonde qui soit, s’élevant ainsi à la hauteur de Phèdre. Maxime est un homme aux allures de fille, un étrange produit d’une société dont la morale s’appauvrit à mesure que les hommes s’enrichissent. Compère inséparable de sa belle-mère, il est l’objet de toutes ses attentions. Les deux jeunes gens glissent insensiblement sur la pente de la faute, mais aucun ne s’en défend. Après tout, il y a du sang de Rougon chez l’un et la dégénérescence d’une société débile chez l’autre : Émile Zola ne nous épargne rien, chez lui point de salut pour personne ! L’alcool et la pauvreté ne sont pas les seuls terreaux du vice. Chez Renée, « le mal devenait un luxe, une fleur piquée dans les cheveux, un diamant attaché sur le front. » (p. 297)

Le tour de force de ce roman, c’est le glissement insensible vers la déroute, qu’elle soit personnelle ou publique. Bien qu’il brasse des millions, Aristide Saccard est presque aussi pauvre qu’à ses débuts. L’opulence qu’il affiche n’est qu’une image. « D’aventure en aventure, il n’avait plus que la façade dorée d’un capital absent. » (p. 225) Dénonçant ainsi le jeu abject des spéculations, Émile Zola décrit à merveille les rouages pervers de cette pratique dangereuse. « Il vivait sur la dette, parmi un peuple de créanciers qui engloutissaient au jour le jour les bénéfices scandaleux qu’il réalisait dans certaines affaires. Pendant ce temps, au même moment, des sociétés s’écroulaient sous lui, de nouveaux trous se creusaient plus profonds, par-dessus lesquels il sautait, ne pouvant les combler. Il marchait ainsi sur un terrain miné dans la crise continuelle, soldant des notes de cinquante mille francs et ne payant pas les gages de son cocher, marchant toujours avec un aplomb de plus en plus royal, vidant avec plus de rage sur Paris sa caisse vide, d’où le fleuve d’or aux sources légendaires continuait à sortir. » (p. 224) On ne sait pas comment finit Aristide Rougon, mais on voit que Paris, suppliciée entre les mains des spéculateurs et des puissants, n’a pas fini de gémir.

Encore un Zola qui file tout seul, plus de 400 pages en moins de deux jours. Après L’assommoir, Germinal et quelques autres, c’est le premier roman du cycle des Rougon que je lis qui se déroule dans les sphères riches et influentes. Loin de la crasse de la mine et de la sueur des ateliers laborieux, l’atavisme trace tout de même sa voie. Qu’il s’agisse de boue ou de soie, les Rougon-Macquart trouvent toujours une fange où se vautrer.

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