New York 187*. Le jeune Newland Archer est fiancé à la jolie May Welland. La jeune femme est l’incarnation de la pureté et porte sur son front serein les promesses d’un mariage heureux. Chacun s’accorde à le dire : les deux promis formeront un couple délicieux. « En dépit des goûts cosmopolites dont il se piquait, Newland remercia le ciel d’être un citoyen de New York, et sur le point de s’allier à une jeune fille de son espèce. » (p. 34) Pas un nuage ne semble pouvoir obscurcir le radieux horizon marital d’Archer, d’autant plus qu’ « il était de son devoir, à lui, en galant homme, de cacher son passé à sa fiancée, et à celle-ci de n’en pas avoir. » (p. 47)
Mais voici que revient d’Europe la comtesse Ellen Olenska, cousine de May. Dans son sillage, un parfum de scandale très tenace fait les choux gras de la haute société new-yorkaise : Ellen a quitté son époux et parle de divorce. La belle comtesse Olenska est une femme compromise qui pense trouver réconfort et soutien auprès des siens, mais c’est compter sans leur goût des apparences et leur respect affiché des convenances. Par amour pour sa fiancée, Newland Archer prend fait et cause pour Ellen. « Il serait tenu à défendre, chez la cousine de sa fiancée, une liberté que jamais il n’accorderait à sa femme, si un jour elle venait à la revendiquer. » (p. 47) Le temps passant, Archer s’éprend de la belle comtesse, mais il n’est pas question de rompre les fiançailles : le scandale serait trop retentissant.
Dans ce roman, Edith Wharton oppose la femme formée pour être une épouse et l’épouse qui cherche à redevenir une femme. Entre la sage et douce May qui est presque programmée pour vouer son existence à son époux et la rebelle Ellen qui veut être libre dans un monde qui assigne aux femmes des fonctions très précises, Archer choisit la raison, sacrifiant l’amour vrai sur l’autel de l’amour sage. « Quand on la trouve, la femme qu’on attend, elle est toujours différente – et on ne sait pas pourquoi. » (p. 302) Persuadé qu’il pouvait façonner son épouse à son goût et orienter son jeune esprit vers des réflexions brillantes, Newland Archer ouvre les yeux trop tard sur un mariage où il s’est perdu. « Comment la vie pouvait-elle continuer aussi pareille, quand lui-même était devenu si différent ? » (p. 195)
Le scandale et la rumeur sont deux composantes essentielles du roman : la haute société new-yorkaise déteste le premier autant qu’elle raffole secrètement de la seconde. Dans cette hypocrisie ambiante, les drames se nouent d’autant plus vite qu’ils ne peuvent se soustraire à la scène publique. Si certains regardent à la dérobée, d’autres poussent le vice à nier toute forme de scandale et d’agitation. Préserver la sérénité et la probité d’une famille passe alors par de mesquins arrangements et des attitudes de composition. « Rien ne lui était plus agréable chez sa fiancée que la volonté de porter à la dernière limite ce principe fondamental de leur éducation à tous les deux : l’obligation rituelle d’ignorer ce qui est déplaisant. » (p. 27)
Le temps de l’innocence, c’est d’abord celui des fiançailles où l’innocence est physique autant que biblique. May perd cette première innocence avec bonheur et consentement dans le mariage. Mais elle perd une autre innocence, celle de l’ingénuité de l’esprit, quand elle perce à jour le secret du cœur de son époux. Pour Archer, le temps de l’innocence cesse dès qu’il rencontre la comtesse Olenska : dès lors, sa tranquillité et ses sereines certitudes sont ébranlées et ne manqueront pas de s’effondrer.
Encore un roman où Edith Wharton dépeint sans concession et sans aménité l’hypocrisie de la haute société new-yorkaise. Les élans de liberté des femmes sont toujours réprimés, voire étouffés, par un monde riche et bien-pensant qui fonde ses principes sur une tradition pourtant toute récente. Lily Bart s’y était brûlé les ailes et Charity Royall y avait presque perdu son honneur. Ici, la comtesse Olenska est d’abord repoussée parce que ses manières européennes dérangent. Mais on aurait pu les lui pardonner si elle était immédiatement rentrée dans le moule : or la fantaisie n’est tolérée que si elle ne déborde pas du cadre d’une bienséance définie par ceux, et surtout par celles, qui ne rêvent que de la bafouer. À la différence des romans Chez les heureux du monde et Été, c’est un jeune homme qui fait finalement les frais d’une société corsetée dans des principes étouffants.
Je cherche maintenant l’adaptation cinématographique faite par Martin Scorsese avec Daniel Day-Lewis, Winona Ryder et Michelle Pfeiffer. Si vous avez, faites-moi signe ! Je serai ravie de prolonger la lecture de cet excellent roman par le film du grand Martin !