Essai graphique de Jean-François Mattéi. Illustration d’Aseyn. À paraître le 31 janvier 2013.
Albert Camus est un homme de paradoxes. Pour Jean-François Mattéi, il est surtout un homme de malentendus. Ce bref essai vise à rétablir certaines vérités et à balayer les jugements à l’emporte-pièce. C’est en analysant les trois cycles de l’œuvre camusienne que Mattéi fait le jour sur les troubles et les paradoxes de l’auteur. L’absurde est le premier convoqué, suivi par la révolte et bouclé par l’amour.
Jean-François Mattéi rappelle tout au long du texte que Camus était un grand angoissé et que la source de cette angoisse latente est l’amour fou qu’il portait à sa mère, sentiment hélas non payé de retour. « Il aimait sa mère d’un amour désespéré qu’elle ne pouvait lui rendre, sourde et demeurée, enfermée à jamais dans son silence. » (p. 19) Loin des théories freudiennes, il s’agit de voir comment le manque de reconnaissance de ses origines a troublé Camus : orphelin de père et quasiment privé de mère, l’auteur a toujours couru après l’expression d’un amour qui a fondé toute son œuvre.
On aurait tort de réduire Albert Camus à la seule peinture de l’absurde, mais c’est bien dans cet angoissant sentiment que sa création prend pied. L’absurde naît du désespoir de ne pouvoir se relier totalement au monde, notamment à sa mère qui est un univers à elle seule, et du désarroi de ne pouvoir percevoir le sens de toute chose. « L’homme et le monde seront morcelés, et le divorce sera à jamais consommé. » (p. 33) Ce hiatus originel et éternel conduit l’homme à la révolte.
« On peut s’indigner seul, on ne se révolte qu’en compagnie des autres hommes. » (p. 43) L’absurde appelle la révolte : elle est l’espoir et l’action. D’aucuns se sont étonnés, voire indignés, des positions de Camus contre la peine de mort et l’utilisation de la bombe atomique. Nombreux sont ceux qui n’ont pas compris ses propos sur la justice quand, devant les bombes lâchées dans les tramways d’Alger, il a déclaré préférer sa mère à toute justice. Pour Camus, la lutte pour la justice ne justifie jamais la mort d’innocents. « La révolte, qui procède de l’absurde, sera à la fois refus de l’injustice et consentement de l’humanité. » (p. 44) Et c’est ainsi que naît l’amour, achèvement suprême de la révolte.
Albert Camus aimait l’Algérie qui l’avait vu naître, mais il était parfaitement reconnaissant de la culture française qui lui avait permis de se sortir de la misère. Pour les Arabes comme pour les Français, impossible de concilier les deux. Et c’est parce qu’il a refusé de choisir que Camus s’est retrouvé seul, repoussé par ceux dont il partageait les idées. Voilà qui aurait pu le troubler ou l’aigrir. Mais il n’a jamais trahi ses engagements et ses idéaux. « Ce n’est pas Camus qui abandonna les positions morales universelles de la gauche ; c’est à ses yeux la gauche qui abandonnait ces positions morales dont relève l’humanité tout entière. » (p. 67) Absurde, révolté et aimant, Camus est l’humaniste ultime.
Sa mort prématurée a hissé son histoire au rang de destin. Le mythe de Camus n’est pas près de s’éteindre, mais il était temps de corriger les malentendus. Jean-François Mattéi propose un court essai riche en réflexions. Entre biographie et étude de l’œuvre, le texte réhabilite Camus, le montre sous un jour débarrassé des ombres. Le seul bémol dans ma lecture est purement formel : les fréquents changements de casse alourdissent le texte et lui donnent parfois l’air d’une leçon dont il faut retenir les informations importantes.
Les illustrations d’Aseyn sont en parfaite adéquation avec l’œuvre d’Albert Camus. Le trait est épais et dense, mais le dessin n’est jamais lourd. Et les camaïeux de noir et de gris sont étonnamment vibrants, presque lumineux. Comme dans les textes camusiens, l’étincelle de l’espoir et de l’amour est là pour faire reculer l’absurde et alimenter la révolte.
2013 est l’année Camus, alors relisez les textes de cet auteur et n’hésitez pas à découvrir l’essai de Jean-François Mattéi.