À Mariquita, petit village perdu de la Colombie, les hommes ont disparu un matin de 1992. Les guérilleros communistes sont venus et les ont emmenés. Désormais, le village ne compte que des veuves, des vraies et des veuves de fait, privées d’époux. « Son Mariquita chéri s’était mué en un village de veuves dans un pays d’hommes. » (p. 33) Le gouvernement n’entend pas les demandes répétées des femmes et le village tombe lentement dans l’oubli, comme effacé des cartes et du temps. D’hommes, il ne reste que le prêtre et un adolescent que sa mère a déguisé en fille pour le soustraire aux guérillos.
Après des années de déréliction, la veuve Rosalba décide de reprendre en main le village. La voici maire de la collectivité et bien décidée à rendre sa prospérité à Mariquita, à la force de ses bras et de ceux de ses compagnes. « Il n’existait rien de tel que le sexe faible. Les femmes étaient faites de chair et de sang, exactement comme les hommes. Une femme qui avait ses deux pieds plantés là où ils devaient l’être pouvait travailler comme un homme, ou même mieux. » (p. 68) Même si le manque d’hommes – le manque de l’homme – se fait cruellement ressentir, Mariquita relève la tête et reprend vie. La préoccupation première de Rosalba est de pérenniser l’espèce. C’est alors que le padre Rafael propose le noble sacrifice de sa personne pour repeupler le village. Mais cette tentative, comme celles qui suivront pour repeupler le village, est vouée à l’échec. Il y a comme une malédiction sur Mariquita : les hommes n’y reviendront qu’à une certaine condition…
Peu à peu, la notion du temps s’efface et personne ne sait plus le mesurer. Pour contrer ce lent effacement dans le temps, Rosalba met en place un calendrier parfaitement féminin qui sera la base du futur de Mariquita et de ses habitants. « Bien sûr que nous avons un avenir. Qu’il soit bon ou mauvais, c’est une autre affaire. » (p. 315) Finalement, le destin du village est lié à un accomplissement suprême, à une transformation totale pour atteindre un état à la fois autarcique et pacifié.
Chaque fin de chapitre est consacrée au portrait d’un homme, guérillero ou paramilitaire colombien. En matière de femme, je ne vous ai parlé que de Rosalba, mais vous serez aussi séduits par Orquidea, Gardenia, Magnolia, Emilia et leurs concitoyennes. Chacune d’elles se révèle loin de l’homme et de ses diktats. Il n’est pas question d’amazones et de féminisme brutal, mais d’une féminité qui prend toute la place, d’abord parce qu’elle y est contrainte, puis parce qu’elle embrasse à pleines paumes un destin sans les hommes.
James Canon se réclame de Gabriel Garcia Marquez et son roman n’est pas sans rappeler Cent ans de solitude et ses méandres familiaux et temporels. Mariquita est un village oublié qui arrache son autonomie et sa survie au néant et au désordre. Entre réalisme magique et féminisme loufoque, ce roman est drôle, grave et nourri d’intertextualité. Cette utopie de doux (douces ?) dingues n’est pas d’une originalité renversante, car elle rappelle trop de monuments littéraires sud-américains, mais elle offre un divertissement plaisant, où la cocasserie est férocement tendre et diablement féminine.