La guerre de Sécession fait rage depuis quatre ans. Blessé à la bataille de Petersburg, Inman est en convalescence dans un hôpital militaire. Dès qu’il sera guéri, il sait qu’il devra retourner au front. Mais il a vu trop d’horreurs et trop de morts. Le décès d’un de ses compagnons de souffrance le décide à déserter et à retourner chez lui, en Caroline du Nord, à Cold Mountain, là où est restée la femme qu’il aime, même s’il doute de pouvoir jamais reprendre sa place dans le monde normal. « Si vous possédez encore le portrait que je vous ai envoyé il y a quatre ans, je vous supplie de ne plus le regarder. Je ne lui ressemble plus du tout à présent, ni par la forme, ni par l’esprit. » (p. 287) Hanté par des souvenirs traumatisants, Inman est un homme très perturbé qui cherche la rédemption et un apaisement pour son âme meurtrie. « Inman se cramponnait à l’idée d’un autre univers, un monde meilleur, et il se disait que le situer au sommet de Cold Mountain plutôt qu’ailleurs était une bonne chose. » (p. 34) Durant son long voyage, il rencontre de nombreux êtres, positifs et négatifs. Tour à tour justicier ou dépositaire des récits qu’il entend, Inman est un nouvel Ulysse que de nombreux dangers éloignent de son foyer. Ce qui l’empêche de sombrer dans le désespoir le plus complet, c’est le doux souvenir de son aimée et un livre de Bartram. « À son avis, il s’agissait d’un texte presque sacré, d’une telle richesse qu’à y puiser au hasard et à ne lire qu’une seule phrase on était pourtant assuré d’y découvrir instruction et ravissement. » (p. 469)
Pendant ce temps, au pied de Cold Mountain, dans sa propriété de Black Cove, Ada pleure la mort de son père. Belle et instruite, elle est absolument incapable de trouver sa propre subsistance et elle envisage de retourner à Charleston. « Jamais encore Ada ne s’était aperçue qu’il était si assommant de vivre, tout simplement. » (p. 129) Mais l’arrivée de Ruby, jeune femme énergique et pleine de projets, va changer la donne. À elle seule, Ruby vaut plusieurs hommes et elle reprend en main l’exploitation du domaine. Elle apprend aussi à Ada que tout se mérite et que tout labeur est récompensé. « L’âpre bataille pour la survie, voilà ce que Ruby sembla enseigner à Ada chaque jour, le premier mois qu’elles vécurent ensemble. » (p. 130) Peu à peu, Ada devient moins fragile et envisage l’avenir avec davantage de certitude, même si la guerre qui s’achève ne sera pas à l’avantage de la Caroline du Nord, territoire sudiste.
Outre la longue marche d’Inman et la renaissance d’Ada, le roman est émaillé d’histoires de toutes les personnes que les deux héros rencontrent dans leurs périples respectifs. Les récits parlent de la guerre qui a heurté tout le monde, même ceux qui étaient favorables aux sudistes. Désormais, il n’y a plus que de la lassitude. Né aux États-Unis, le courant du Nature writing excelle dans la description des paysages : Cold Mountain s’inscrit dans cette mouvance, mais j’ose un néologisme en affirmant que ce roman pourrait être la source du courant du Human nature writing. « Nous vivons dans un monde fiévreux » (p. 207) Charles Frazier dépeint des personnages aux âmes troublées qui cherchent dans le travail et dans la communion avec la nature un remède à leurs tourments. Or, Cold Mountain, perdue dans la brume, semble inaccessible et éternelle. Il ne reste alors aux hommes que l’espoir, mais sans éclat et sans gloire, juste l’espoir quotidien et têtu. « On aura beau pleurer à s’en briser le cœur, on n’en sera pas plus avancé pour autant. Le chagrin ne change rien à rien. Ce qu’on a perdu ne reviendra pas. Il restera perdu à jamais. Seules vos cicatrices empliront le vide. L’unique choix qu’on ait, c’est de continuer ou non. Mais si l’on continue, c’est en sachant que l’on emporte ses cicatrices avec soi. » (p. 475)
J’ai beaucoup apprécié ce lent récit qui se déploie au rythme des saisons, de l’été à l’hiver. Les histoires d’Inman et d’Ada se déroulent en parallèle, mais tout l’enjeu de l’intrigue n’est pas vraiment de savoir s’ils vont se retrouver, mais plutôt s’ils sauront vivre avec eux-mêmes, tout simplement. Il ne me reste qu’à voir le film adapté du roman, avec Jude Law et Nicole Kidman dans les rôles-titres, en espérant retrouver la majesté lente et douloureuse qui émane des mots de Charles Frazier.