La guerre de 14-18 a décimé la France. Ses tranchées ont ravagé le ventre de la Somme. Ses batailles ont défiguré les soldats et constitué de tristes escadrons de gueules cassées. Oui, les Français ont souffert au plus profond de cet affrontement contre l’ennemi allemand. Mais pour certains Français, la Première Guerre mondiale était bien lointaine. Ce fut le cas des Martiniquais enrôlés dans le bataillon créole. Ces Antillais qui n’avaient jamais eu froid ont connu Verdun et les trous d’obus sous la neige. La Martinique est un petit bout de France qui n’a pas souffert dans sa terre, mais qui fut meurtri dans sa chair, de la Marne aux Dardanelles. « Et l’on avait surtout payé l’impôt du sang ! » (p. 289) Pour les familles restées sur l’île, l’incompréhension règne devant ce qui se passe « Là-bas », sur cette terre qu’ils n’appellent pas la France puisque la France, c’est aussi leur île. Après la guerre, la statue du Soldat inconnu nègre sera un piètre réconfort pour les mères, les épouses et les sœurs qui n’ont jamais pu inhumer leurs défunts, à jamais perdus dans le grand labour de la guerre. « Je trouve stupide l’attitude de tous ces Grands-Ansois […], qui campent au pied de la statue du Soldat inconnu nègre dans l’espoir que ce dernier leur révélera ce qu’il est advenu de l’être cher qu’ils ont perdu sur le champ de bataille. » (p. 106)
Le créole, comme le québécois, sont deux langues qui me fascinent : issues du français, mais nourries de régionalismes et d’une pensée différente de celle de la métropole, elles proposent des termes et des expressions que l’on comprend sans les connaître pour un peu qu’on se donne la peine de mettre ses pas dans les mots de nos cousins éloignés. Comment ne pas comprendre que les poilus créoles voulaient prendre la discampette quand résonnaient les canonnades de la grosse Bertha ? Pourquoi les Antillais ont-ils répondu à la conscription ? « Il a pu constater que nous étions nous animés d’un sentiment commun : nous comporter en braves et rehausser l’honneur de la Martinique. » (p. 170) Fallait-il qu’ils se sentent indéfectiblement Français pour se présenter sous les drapeaux et accepter d’essuyer le feu ennemi ! « Si les Blancs nous considéraient vraiment comme des zéros devant un chiffre, pourquoi feraient-ils appel à nous pour défendre la patrie ? » (p. 18) Autant je connaissais l’histoire des tirailleurs sénégalais, autant celle du bataillon créole m’était inconnue. J’ai aimé cette histoire qui mêle deux types de récits : d’une part, ceux des iliens, principalement des femmes, qui pleurent leurs disparus ; d’autre part, ceux des soldats au front ou rapatriés. Le roman se découpe en cinq cercles qui m’ont rappelé ceux de La divine comédie de Dante, si ce n’est que, dans le texte de Raphaël Confiant, il n’y a que l’enfer, sans rédemption ni paradis. En revanche, il y a le souvenir et il n’est pas prêt de pâlir grâce à cet hommage émouvant adressé au bataillon créole dont l’hymne résonne encore.
Lecture dans le cadre du Prix Océans 2014.