Lakhdar est un adolescent tangérois qui aime traîner avec son copain Bassam, reluquer sa belle cousine Meryem et lire des romans policiers. Avec cette littérature sans prétention, il apprend le français et un peu d’espagnol. Le jour où ses parents le surprennent nu avec Meryem, sa vie éclate. « C’est une drôle de chose que la vie, un mystérieux arrangement, une logique sans merci pour un destin futile. » (p. 219) Désormais sans famille et écrasé du poids d’une honte dont il ne mesure pas encore l’ampleur, il fuit. Il trouve refuge dans la petite librairie du Groupe de la Diffusion de la Pensée Coranique et rencontre Cheikh Nouredine, personnage au charisme indéniable et aux desseins impénétrables. Il rencontre aussi Judit, une étudiante espagnole qui lui offre le troublant espoir de l’amour. Lakhdar est prêt à tout pour vivre autre chose que l’existence qui se dessine devant lui. « Parler franchement avec M. Bourrelier m’avait fait réaliser qui j’étais : un jeune Marocain de Tanger de vingt ans qui ne désirait que la liberté. » (p. 121) Il passe de la saisie kilométrique de textes à un bateau cargo pour finir dans une entreprise de pompes funèbres, chaque nouveau boulot étant plus déplaisant que le précédent. « Il n’y avait rien à faire, rien, on ne se libérait jamais, on se heurtait toujours aux choses, aux murs. » (p. 147) De Tanger à Barcelone, jusque dans la rue des Voleurs, Lakhdar court après sa vie alors que le Printemps arabe n’en finit pas de faire éclore des fleurs aux parfums d’espoir menteur. « Toutes ces Révolutions arabes sont des machinations américaines pour nous péter un peu plus les couilles. » (p. 193)
Mêlée de contes arabes et nourrie d’une profonde connaissance de la littérature orientale, l’histoire de Lakhdar est celle d’un Aladin malchanceux. Pas de princesse, pas de royaume pour lui. Condamné à être un voleur, Lakhdar devient peu à peu un criminel qui s’ignore. Voleur d’honneur, voleur d’argent, voleur de vie, le jeune Tangérois dérobe même son propre temps puisqu’il est sans cesse à courir après sa vie, cherchant à la justifier. « La vraie vie n’avait pas toujours pas commencé, sans cesse remise à plus tard. » (p. 218) L’existence de Lakhdar est un mauvais polar, sans les filles faciles, sans l’alcool robuste et sans les butins mirifiques. Pourtant, bien que découragé, le jeune homme emprunte la voie du crime, s’enfonçant inexorablement dans les bas-fonds d’une existence maudite par les tendres caresses d’un adolescent amoureux. « Après tout, n’étais-je pas enfermé dans un roman noir, très noir, il était logique que ce soient ces lectures qui me suggèrent une façon d’en sortir. » (p. 158)
Rue des voleurs m’a rappelé le très beau Partir de Tahar Ben Jelloun, mais en plus désespéré. Mathias Enard parle avec passion d’un Maroc ancestral, inscrit dans les lettres par les grands auteurs arabes, mais cette terre de légende s’effrite au contact du Maroc moderne, des rêves avortés de ses enfants et des menaces d’un terrorisme sournois. Rue des voleurs est un superbe roman, porté par un style parfaitement maîtrisé qui chante comme un nouveau conte des milles et une nuits.