Dans la glorieuse troupe qui accompagne Charlemagne en campagne, il y a un chevalier tout à fait singulier. Agilulfe Edme Bertrandinet des Guildivernes et autres de Carprentas et Syra, chevalier de Sélimpie Citérieure et de Fez est un chevalier inexistant : dans son armure blanche, il n’y a rien, si ce n’est une voix, un esprit et une morale. « Alors, dans l’armée de Charlemagne, on peut être chevalier, couvert de titres et de gloire, et de plus guerrier valeureux, officier irréprochable, sans avoir d’exister ! » (p. 29) Le chevalier est l’incarnation des meilleures valeurs de la chevalerie, mais décidément, il agace tout le monde avec sa rectitude et sa droiture, Charlemagne le premier. Quand un autre chevalier met en doute la légitimité d’Agilulfe, ce dernier part séance tenante trouver la preuve de sa noblesse. Qu’ils prennent garde, les autres chevaliers, Agilulfe va leur montrer ce que c’est d’être un vrai chevalier. « La chevalerie est une belle chose, c’est entendu ; mais tous ces chevaliers sont une bande de grands nigauds, habitués à accomplir de hauts faits d’armes sans chercher la petite bête, comme ça se trouve. Dans la mesure du possible, ils tâchent de s’en tenir à ces règles sacro-saintes qu’ils ont fait serment d’observer : elles sont bien codifiées, elles leur ôtent le souci de réfléchir. » (p. 92 & 93)
Il ne faut pas oublier Raimbaud de Roussillon, jeune chevalier déterminé à venger son père en tuant l’émir Izoard. Évoquons aussi Bradamante, amazone en armure qui n’a d’yeux que pour Agilulfe et qui est dévorée par ceux de Raimbaud. N’oublions pas Gourdoulou, écuyer aux compétences douteuses, à l’esprit benêt, mais à l’identité multiple et internationalement reconnue. Enfin, qui est la narratrice, cette nonne recluse dont la pénitence est de chanter les aventures d’Agilulfe ? « Il n’est pas dit qu’en écrivant, on assure le salut de son âme. On écrit, on écrit, et déjà notre âme est perdue. » (p. 106)
Peut-on exister sans être ? C’est cette question farfelue et hautement philosophique que pose Italo Calvino. La douce et exubérante absurdité de cette histoire n’empêche nullement le texte de prendre les dimensions d’une chanson de geste. Il était grand temps de dépoussiérer les armures et de raconter autrement les hauts faits des chevaliers !
Du même auteur, je vous conseille Le baron perché.