Dans sa préface, Robert Minder présente avec concision et acuité la nature de cette œuvre unique : « En même temps qu’évocation d’une société dans ce qu’elle a de futile et d’éphémère, cette Bibliothèque perdue est l’analyse des valeurs qui ont résisté à l’épreuve. » (p. 12)
Pourquoi est-elle qualifiée de perdue, cette bibliothèque ? Hélas, alors qu’il avait hérité de son père une fabuleuse collection d’œuvres de tous les pays et de toutes les époques, Walter Mehring en a été dépossédé par le Troisième Reich qui l’a faite saisir et brûler jusqu’à la dernière page. Durant sa captivité dans le camp de Saint-Cyprien en tant qu’apatride étranger ennemi, Walter Mehring a reconstitué en souvenirs, aussi précisément que possible, la bibliothèque perdue : dans son cas, comme pour tant d’autres prisonniers des camps nazis, la mémoire fut la seule protection contre l’annihilation et l’effacement de l’humanité.
Alors que Mehring père croyait fermement que la culture et la littérature étaient le meilleur rempart contre la barbarie et les ténèbres humaines, Mehring fils fit l’expérience de l’exact contraire des certitudes de son père. « L’âme d’un peuple – l’âme en tant que symbole, naturellement – s’exprime dans les chefs-d’œuvre de sa littérature, disait mon père. » (p. 37) Les livres sont en effet un rempart lourd de sens, mais bien fragile aux flammes.
Parcourant en mémoire les rayonnages de la bibliothèque paternelle, Walter Mehring dresse un inventaire riche et éclectique dans lequel les auteurs parlent et se répondent à travers les siècles et les cultures. Ce dialogue du monde et des temps prouve qu’une bibliothèque n’est pas figée quand elle est utilisée et visitée : elle peut être mouvante, vivante, presque sensible. « La vie humaine ne vaudrait pas un fétu si la littérature n’extrayait un peu d’or de sa quintessence. » (p. 112)
Dans son ouvrage, Walter Mehring répond à une question fondamentale : que garde-t-on de son héritage ? La possession des biens est-elle la seule qui compte ? Il apparaît nettement que ce qui nous est donné est véritablement perdu si nous ne le connaissons pas, si nous n’apprécions pas sa valeur et si nous ne regrettons pas sa disparition. « Jamais encore je n’avais possédé ma bibliothèque livre par livre comme en ce moment où j’appris sa perte. » (p. 229) La bibliothèque perdue est une bibliographie, une autobiographie et une histoire du monde dans ce qu’il avait de meilleur. C’est aussi un catalogage érudit et ému qui ne peut que bouleverser toute personne aimant les livres.
Ce texte est immensément alléchant : comment ne pas vouloir lire tous les ouvrages évoqués ? Par plaisir et certainement par masochisme, j’en ai dressé la liste sur Babelio : voilà des années de lecture devant moi !