Le narrateur a 41 ans. Il dirige une petite maison d’édition. Il est marié, a deux garçons et sa femme, Camille, est enceinte de jumeaux. Beaucoup de bonheur à venir, en somme. Mais voilà, l’accouchement se déclenche trop tôt : un des bébés meurt et le second est placé en couveuse, avec un avenir incertain. « J’imagine notre enfant, cet enfant. À quoi ressemble-t-il ? Dans quel enfer est-il ? Surtout ne rien incarner, chasser toute certitude de vie. » (p. 26) Comment accepter cet accouchement prématuré, comment surmonter la mort d’un être à peine né et comment calmer l’immense chagrin du père ? « La douleur nous rend anarchiste, le chagrin fou. Je n’en veux à personne. Je me sens seul responsable de cet effroi. » (p. 62) Relié à des fils et à des moniteurs, le petit Gaston lutte pour survivre, chaque heure étant une victoire. Sait-il, au fond de lui, qu’il doit se battre seul après avoir partagé une chaude matrice avec un autre lui-même ? « Il manquera toujours un enfant sur la banquette arrière. » (p. 98) Le mari observe son épouse, elle qui a failli mourir pendant l’accouchement, et comment elle compose avec le chagrin et le deuil. « Ce qui passe par Camille est endurci dans le fond et adouci dans la forme. Camille a été foudroyée par une vague qui est passée sur elle. Elle s’est relevée. Il reste des traces de la vague. » (p. 137) Un couple peut-il survivre à la perte d’un enfant ? Peut-il ne pas céder aux accusations douloureuses ? « Est-ce supportable pour une mère ? Donner la vie et la mort dans le même temps ? » (p. 153)
Face à ce drame, la figure de Gustave Flaubert s’impose, lui dont la statue trône à l’entrée du CHU de Rouen. Flaubert a refusé toute sa vie d’être père pour ne se consacrer qu’à son travail d’écrivain. Ce n’est pourtant pas ce qu’a fait le narrateur, heureux père de famille. Entre les pensées consacrées à son fils en couveuse, à ses fils plus grands qui ne comprennent pas vraiment la situation et à sa femme, le narrateur déploie des réflexions sur les œuvres et la vie de Gustave Flaubert et établit des parallèles avec ses propres expériences d’auteur et d’éditeur. « La mort de l’enfant est devenue un genre littéraire. Il est impossible pour un écrivain qui subit cette catastrophe de ne pas en faire un linceul de papier. Combien de parents ont perdu leur enfant sans encombrer les librairies ? » (p. 187) Hélas, il m’a semblé que les passages traitant de Flaubert et de son œuvre brisaient le rythme et noyaient l’émotion. Il faut dire que l’auteur est un monstre qui s’impose. Et peut-être était-ce voulu de briser ainsi l’arc sensible pour soulager le chagrin et tenter d’échapper à la douleur. Mais de mon point de vue de lectrice, la narration du deuil y perd en puissance. « Mais quelle idée d’accoler Gustave à Gaston ? Faut-il être empoisonné par la littérature ? Laissons cet enfant dans la vie. Ne lui colons pas de fantômes littéraires. Qu’il reste libre ! Pourquoi lui donner un jumeau de substitution ? » (p. 201)
Ce roman m’a énormément touchée et ce n’est pas vraiment surprenant pour qui me connaît. À mes yeux, la gémellité est un miracle, un trésor. Quel bonheur d’être deux ! Dans ma fratrie, je me définis en tant que grande sœur de mes cadettes (elles aussi jumelles et dont nous fêtons aujourd’hui l’anniversaire !), mais avant tout comme jumelle. Je ne suis pas l’aînée en tant que fille aînée ayant un jumeau étant lui-même fils aîné. Je suis jumelle, la « grande », à la rigueur. Les histoires de jumeaux me bouleversent parce qu’elles remuent en moi des terreurs plus ou moins secrètes.
Je termine sur deux extraits très beaux et très durs.
« Souvent, je me répète que c’est le double en moi qui a trouvé la mort. L’autre, le compagnon secret, qui peut sortir la nuit et tout saccager. » (p. 140)
« Il est notre joie grave, cette ascèse auprès de laquelle nous allons nous recueillir, un combat qui nous élève. » (p. 148)