Dans la maison de la famille Ghosh, trois générations cohabitent. Les reproches, la jalousie et le mépris font partie du quotidien alors que l’entreprise familiale périclite après des années de réussite. « On assistait en silence à la destruction progressive de la Charu Paper, destruction dont son grand-père, son père et ses oncles se rejetaient la responsabilité. Lui, il n’avait connu que cette dégringolade, cette glissade inexorable, année après année, leurs vies devenant de plus en plus étriquées, l’amertume s’accroissant dans la famille : plus ils étaient forcés d’économiser, plus ils se méfiaient les uns des autres. » (p. 270) Dans les trois étages de la maison, une hiérarchie hiératique et implicite, jamais remise en cause, régente les comportements et les relations entre chacun. Les liens entre les frères et sœurs sont complexes, entre amour intense et haine tardive. « Ça ne te gêne pas, toi, les inégalités au sein de notre famille ? Et cette hiérarchie entre ceux d’en haut et ceux d’en bas ? Tu penses que c’est juste ? Et que la famille est le premier noyau d’exploitation des masses, ça ne t’a jamais traversé l’esprit ? » (p. 93) Dans la maison Ghosh, chacun entretient ses vices et ses défauts, ses rancœurs et ses regrets.
- Prafallunath et Charubala sont les grands-parents : le premier a développé une entreprise jadis florissante dans la production de papier. Hélas, depuis quelques années, l’empire familial se délite après une modernisation ratée.
- Adinath est le premier fils du couple : il se laisse aller à la bouteille pour ne plus voir le naufrage de l’entreprise familiale. De Sandhya, première belle-fille de la famille Ghosh, il a eu Supratik qui se tourne vers le communisme – mais du militantisme au terrorisme, il n’y a qu’un pas – et Suranjan qui sombre dans la drogue.
- Priyonath, le second fils, a épousé Purnima qui veille aux intérêts de leur fille, Baishakhi, qui s’intéresse de trop près au jeune voisin.
- Chhaya est le troisième enfant du couple, et la seule fille. Célibataire et impossible à marier, elle vieillit aigrement parmi les siens.
- Bholanath, le troisième fils, s’est vu confier une partie de l’entreprise familiale et n’a su que la mener à sa perte. Marié à la discrète Jayanti, il est le père d’Arunima, une gamine curieuse, mais pas très studieuse.
- Somnath est le dernier fils de la famille Ghosh. Enfant adoré et pourri gâté, il a mal tourné et il est le premier à mourir. De son sinistre mariage avec la pauvre Purba, reléguée au rez-de-chaussée depuis son veuvage, sont nés Sona, génie en mathématiques, et Kalyani, dernière descendante de la famille Ghosh.
- Madan est le fidèle serviteur de la famille Ghosh : depuis près de trente ans, il veille sur les enfants, sur la cuisine et les autres domestiques. Son fils, Dulal, est un des nombreux éléments déclencheurs de la ruine des Ghosh.
L’histoire de la famille Ghosh est sans cesse prise dans celle de l’Inde avec les luttes meurtrières entre les hindous et les musulmans, la création du Pakistan ou la décolonisation. Le pays est en mouvement, il évolue, quitte les carcans du passé et se tourne vers une modernité un peu effrayante, pleine de prises de conscience douloureuses. Dans les campagnes, les paysans ruinés, endettés sur plusieurs générations et asséchés par la faim et le désespoir, sont réduits à des extrémités douloureuses et sanglantes, tandis que les jotedaars, riches propriétaires, vendent leur riz à prix d’or dans les villes. Les chants de Rabindranath Tagore s’opposent au petit livre de Mao et il semble bien impossible de lever une révolution prolétaire dans les rizières. « Ces braises de colère, sur lesquelles on avait pensé qu’il suffirait de souffler pour les raviver, avaient été réduites en cendres de désespoir. Ils étaient déjà morts dans cette vie. Ils n’avaient plus d’espoir, plus d’avenir ; tout ce qu’ils pouvaient faire, c’était déjouer les malheurs du présent, qui ne pourrait que culminer en une mort prochaine. En d’autres termes, nous, on devait raviver un feu de cendres. Tu as déjà essayé ? » (p. 192)
Le récit s’ouvre en 1967 et progresse régulièrement jusqu’en 1970, jusqu’au bond final en 2012. Cela n’empêche pas de nombreux retours en arrière, notamment dans le passé du jeune Prafallunath. Le texte est entrecoupé de la très longue lettre que Supratik adresse à un destinataire dont l’identité se dévoile lentement. « Je te porte en moi, tu es une présence constante, je ne vais pas te demander de tes nouvelles – j’ai tout le temps l’impression de te parler intérieurement. » (p. 265) De Calcutta aux campagnes profondes de l’Inde, ce roman fait le portrait d’une famille, et plus largement d’une classe sociale, qui doit renoncer à ses privilèges et à ses illusions pour se confronter enfin à la vraie vie, la vie des autres. Les quarante dernières pages sont terriblement violentes : les scènes de torture tranchent fortement avec l’ambiance plus ou moins protégée de la maison Ghosh.
Dense et parfois tortueux, La vie des autres est un roman fort et magnifique. J’ai laissé de côté les subtilités d’appellation des uns et des autres (Surnoms et suffixes de respect abondent…) pour me concentrer sur la puissance des mots et de l’intrigue, jusqu’aux dénouements entre injustice et apothéose. Tentez l’expérience de ce roman choral. Mettez vos pas dans ceux des autres.