Quand Martin Eden rencontre Ruth Morse, il en tombe immédiatement et follement amoureux. La jeune femme ne se ressemble à aucune des filles qu’il a côtoyées dans sa vie de marin. Ruth est riche, instruite, délicate et semble inaccessible. « Vivre pour une femme pareille ! … pour la gagner, la conquérir – et… mourir pour elle. Les livres avaient raison : de telles femmes existaient – elle en était une. » (p. 13) Pour cette femme-esprit qu’il vénère, Martin décide de s’élever, de sortir de son milieu pauvre, sordide et populaire et de s’éduquer. Il emprunte des livres, déchiffre seul des pans entiers de savoir et s’aventure dans la connaissance en autodidacte curieux et impatient, uniquement éclairé par le fanal de son amour et sa volonté de devenir un homme à la hauteur de sa bien-aimée. « Des exploits héroïques ne suffiraient pas à la conquérir ; il lui fallait s’éduquer en tout, s’habituer même au port du col empesé, bien que cette seule évocation lui parût une véritable atteinte à son indépendance. » (p. 38) Pour Ruth, il cesse de boire et de fumer et au lieu de partir en mer pendant de longs mois pour gagner sa vie, il décide de se faire écrivain. Follement prolifique, il envoie des dizaines de manuscrits aux revues, aux journaux et aux éditeurs, certain de son talent quand il considère la mauvaise prose publiée dans la presse. Martin Eden en est persuadé : c’est par la littérature qu’il parviendra à la richesse et à la célébrité qui lui permettront de demander la main de Ruth.
D’abord amusée et légèrement rebutée par ce jeune homme si vigoureux et si entier, Ruth ne peut se défendre de l’attirance qui grandit en elle. « À certains moments, il les choquait par la crudité, le réalisme de sa parole, mais toujours la brutalité s’accompagnait de beauté, et, souvent, le tragique se tempérait d’humour quand il racontait les étranges saillies les boutades des matelots. » (p. 23 & 24) La jeune femme est certaine de pouvoir transformer Martin et d’en faire un homme fréquentable à tous points de vue. Mais outre sa farouche indépendance de corps, l’ancien marin fait montre d’une inébranlable indépendance d’esprit. S’il a su polir son comportement pour s’adapter à la bonne société, son honnêteté le prévient contre tout mensonge et faux-semblant intellectuel. Ainsi, après avoir été un homme de force, rude et grossier, il reste un penseur brutal, bien qu’avisé, prompt à défendre ses maîtres à penser contre les petits intellectuels de salon. Face aux refus de publication qui s’amoncellent, Martin désespère. « Toutes les portes de la littérature sont gardées par ces cerbères : les ratés de la littérature. » (p. 247) Mais il refuse de vendre sa puissance créatrice pour devenir un vulgaire journaliste ou un apprenti notaire. Martin Eden veut créer de la beauté et se moque bien de se faire une situation, au grand dam de Ruth qui envisage difficilement une existence de bohème après le confort dont elle a toujours joui.
Martin Eden est un personnage magnifique, un chevalier qui s’est trompé d’époque. « Il savait nettement ce qu’il lui fallait : la beauté, la culture intellectuelle et l’amour. » (p. 66) Pour sa belle, il ne pourfend pas des dragons ou des sauvages, mais l’ignorance et la laideur. Il ne veut plus se contenter d’admirer la beauté : il veut la comprendre et déchiffrer les mécanismes qui permettent de la créer, afin d’en abreuver sa dulcinée. « Au-dessus de son désir impérieux de créer de la beauté, il y avait son désir de la conquérir, de haute lutte. » (p. 97)Sans cesse tenaillé par le manque d’argent et la faim, il vit d’expédients, s’abîmant dans des besognes harassantes. Le profond respect de Martin envers les livres est touchant : le savoir est là, aligné dans les rayonnages des bibliothèques. Il ne tient qu’à l’homme de s’en saisir et de le faire sien. Mais s’il manquait de connaissances fondamentales, Martin Eden était déjà fort d’une expérience qui détonne dans le salon des Morse où l’on accueille ses récits de voyage et de matelot avec un plaisir teinté de gêne. « Ils avaient appris la vie dans les livres, lui l’avait vécu. » (p. 30) Et bien qu’il tente sans cesse de se débarrasser de ses anciennes habitudes, il lui reste une patine qu’aucune éducation ne parviendra jamais à effacer, celle de l’innocente bonté et de la camaraderie innée, deux choses qui se conçoivent bien mal dans le monde de Ruth où tout est régi par des conventions. « Aussi étroite et conventionnelle que Martin était large et généreux, il lui était impossible de s’élever au-dessus des contingences. » (p. 287) Le grand drame de Martin Eden, c’est qu’en voulant s’élever pour rejoindre sa belle, il a perdu sa place dans son milieu d’origine, mais sans être accepté dans celui où vit celle qu’il convoite, ou en tout cas trop tard pour que cela soit une victoire. « Personne ne croit en moi, […], personne… que moi. » (p. 257) Lassé des refus répétés des éditeurs et du manque de confiance de ceux qu’il aime dans son talent d’écrivain, seul et abandonné, Martin Eden est finalement un chevalier sans quête et sans dulcinée. « Son imagination d’amoureux l’avait trop idéalisée pour qu’il pût rêver de s’approcher autrement que par l’esprit. C’est son amour même qui l’éloignait de lui et la lui rendait insaisissable. C’était l’amour lui-même qui lui refusait la seule chose qu’il désirât. » (p. 97) L’issue, vous vous en doutez, ne peut être que tragique.
Martin Eden est une œuvre puissante et bouleversante que je ne regrette pas d’avoir lue si tardivement. Plus jeune, je pense que je n’en aurais pas saisi l’immense beauté et la profonde tristesse. Ce n’est pas simplement l’histoire d’un homme qui perd tout par amour, c’est un voyage initiatique cruel et sans retour. Jack London m’avait déjà beaucoup émue avec Croc-Blanc et L’appel de la forêt, avec ses récits poignants sur la nature sauvage. Il n’est pas moins doué quand il dépeint la nature humaine qui, sans surprise, se révèle parfois plus cruelle que les étendues glacées désertiques du Grand Nord.