La famille Donne s’installe dans une nouvelle maison, moins onéreuse que la précédente. « J’aime cette façon qu’on avait autrefois de ne jamais parler d’argent ; il valait beaucoup mieux ne pas savoir qu’on en manquait. Les gens ne le savaient réellement pas, et du jour au lendemain, ils se retrouvaient au bord de la ruine. J’y vois une marque de grandeur. » (p. 60) Anna, la fille aînée, gère le déménagement et l’attribution des chambres. Ses frères Bernard, Reuben et Esmond n’ont qu’à se plier à son autorité un brin tyrannique. Quant au père de famille, Benjamin Donne, il laisse à sa fille le soin de conduire le ménage. Les domestiques sont un peu secoués par la perte de quelques bagages et le changement, mais tout le monde est décidé à se satisfaire de la nouveauté. L’animosité entre les membres de la famille est palpable et personne ne fait vraiment d’effort pour la cacher. « Les signes d’antipathie qu’il décelait chez ses fils l’exaspéraient et le poussaient à leur donner d’autres motifs d’en éprouver. » (p. 37)
La famille Donne est cousine avec la famille Calderon. Les retrouvailles s’effectuent entre curiosité et impatience. Benjamin est le frère de Jessica Calderon, mariée à Thomas et mère de Julius, Terence, Tullia et Theodora. Entre Benjamin et ses sœurs Jessica et Sukey, l’entente est telle qu’elle semble exclure tous les autres. « Le frère et les sœurs sont si étroitement liés que même leurs enfants semblent à part. Ils ont dû pouvoir se reproduire, comme ces formes de vie primitives, au moyen de segments qui se briseraient d’eux-mêmes. » (p. 65) Sukey, la tante malade, ne sait que répéter que son heure est proche, à tel point qu’on ne l’écoute plus vraiment et que la surprise est grande quand elle disparaît. L’attribution de sa fortune soulève les rancœurs et les manigances se multiplient. Mariages entre cousins, en dépit des différences d’âge, ou avec des étranges, sans tenir compte des différences de classe pourtant tant décriées, deviennent urgents. le tout dans une ambiance follement cynique et désabusée. Les protagonistes sont finalement bien loin de l’excellence des aînés qu’ils se glorifiaient d’atteindre. « Je ne me soucie jamais de l’opinion que se font de moi les gens avec qui je suis […]. C’est peut-être que je pense qu’il leur revient de se préoccuper de celle que je me fais d’eux. » (p. 44)
Au sortir de cette lecture, je ne sais pas encore si j’ai adoré ou si j’ai détesté. Mon cœur balance entre le plaisir de ressentir l’ironie acide qui entoure les dialogues et l’ennui devant des discussions interminables et sans sujet. Un chapitre entier sur une superstition, non, vraiment, c’est trop long ! Mais quel délice d’écouter ces êtres orgueilleux et bavards ! Ça parle sans cesse, ça critique à mots couverts, ça se moque sous de supposées bonnes paroles et ça se plaint tout en se vantant. Si vous en doutez, oui, ces personnages sont détestables et totalement inadaptés à leur époque ! « Vous êtes des gens plus grands que nature, […], et vos problèmes sont à la même échelle. Certes, de moindres gens sont sans doute mieux adaptés à la vie courante. Ils l’abordent avec moins d’intensité et moins de résistance. » (p. 96) Ceux pour lesquels on pourrait éprouver de l’empathie sont faibles, mous et minables. Les personnages font de nombreuses références à la Bible, mais elle est davantage brandie comme un code d’honneur figé et vieillot que comme une feuille de route à appliquer au quotidien.
La quatrième de couverture compare l’œuvre d’Ivy Compton-Burnett à celle de Jane Austen. Il ne faut jamais croire les quatrièmes de couverture : la première est bien plus acide que la seconde, qui laissait à ses personnages la possibilité de s’amender. Chez Ivy Compton-Burnett, on meurt comme on a vécu, dans l’aigreur et la jalousie. C’est là que j’hésite dans mon appréciation : ai-je adoré ou détesté ce point de vue cynique sur le monde ? Je n’ai pas encore tranché.