Le 25 février 1980, en sortant d’un repas avec François Mitterand, Roland Barthes est heurté par une camionnette. Les papiers qu’il avait sur lui disparaissent et le commissaire Jacques Bayard soupçonne rapidement une affaire plus grave qu’un simple accident de la route. Pour progresser dans les méandres du monde universitaire et mieux comprendre toutes les théories linguistiques qui se dressent sur son chemin, Bayard réquisitionne les services du jeune Simon Herzog qu’il embarque dans son enquête qui se déploie de la France à l’Italie en passant par les États-Unis. « Il sait que pour faire avancer l’enquête, il doit comprendre ce qu’il cherche. Qu’est-ce que possédait Barthes qui valait si cher pour que non seulement on le lui vole mais qu’en plus on veuille le tuer ? » (p. 97) Alors que le linguiste Jakobson a défini six fonctions propres au langage, il semble que Roland Barthes en ait découvert une septième et que cela ne plaise pas à tout le monde, tant dans les cercles universitaires et littéraires qu’au niveau politique. Nombreux sont ceux qui cherchent le dernier écrit de Barthes, pour le connaître ou le détruire. Bayard découvre l’existence du Logos Club, cercle d’éloquence d’où les jouteurs vaincus repartent plus ou moins diminués. Il y a aussi une Fuego bleue et une DS noire qui apparaissent à tous les tournants et des gueguerres de clochers entre différentes écoles de pensée. Sans oublier les préparatifs de la présidentielle de 1981 : ça milite, ça gueule, ça distribue des tracts, ça appelle à la révolution, ça voudrait casser du bourgeois et du facho. Accident de voiture, meurtre, attentat, cambriolage, empoisonnement, mutilation, torture, il va s’en passer des choses avant la résolution de l’enquête et, peut-être, la découverte de la septième fonction du langage.
Roland Barthes, ma bête noire, auteur obligé et incontournable de mes années d’études littéraires. J’ai sué sur ses textes et pourtant… Pourtant, avec son roman, Laurent Binet me donne une furieuse envie de me replonger dans la sémiologie ! « Tout laisse supposer, en effet, que la sémiologie est en réalité l’une des inventions capitales de l’histoire de l’humanité et l’un des plus puissants outils jamais forgés par l’homme, mais c’est comme le feu ou l’atome : au début, on ne sait pas toujours à quoi ça sert, ni comment s’en servir. » (p. 9) L’extrapolation autour de la mort de Barthes est brillamment menée et convoque tous les acteurs de l’époque, chercheurs, politiques et autres. Au fil des pages, vous croiserez Julia Kristeva, Michel Foucault, Philippe Sollers, Gilles Deleuze, Bernard Henri-Levy, Valéry Giscard d’Estaing, Daniel Balavoine, Laurent Fabius, Hélène Cixous, Tzvetan Todorov, Umberto Eco, Jacques Derrida, Björn Borg et un paquet d’autres ! L’uchronie est un genre littéraire qui me plaît décidément beaucoup, surtout quand elle met en scène une telle brochette de protagonistes ! « Le 25 février 1980 n’a pas encore tout dit. Vertu de roman : il n’est jamais trop tard. » (p. 169)
Mazette, que ce roman est drôle ! Je ne m’y attendais pas du tout. L’enquête est menée tambour battant. La confrontation intellectuelle entre Bayard et Herzog est à elle seule très savoureuse, mais tout est sujet à un humour à la fois érudit et potache, fin et vachard. « Le langage de Roland Barthes est imbitable. Mais alors, pourquoi perdre son temps à le lire ? Et, a fortiori, à écrire un livre sur lui ? » (p. 26) L’intrigue est stimulante et enjouée, et si le propos est souvent très théorique (la sémiologie, ce n’est pas toujours easy…), il n’est jamais obscur. Les rebondissements s’enchaînent à toute allure sur un mode romanesque déjanté. « À Bologne, il couche avec Bianca dans un amphithéâtre du XVII° et il échappe à un attentat à la bombe. Ici, il manque de se faire poignarder dans une bibliothèque de nuit par un philosophe du langage et il assiste à une scène de levrette plus ou moins mythologique sur une photocopieuse. » (p. 295) Et ce n’est qu’une partie de ce qui arrive à Simon Herzog, à tel point qu’il se demande un peu ce qui lui arrive. « Je crois que je suis coincé dans un putain de roman. » (p. 295) Avec ses airs sanglants de slasher linguistique, La septième fonction du langage est un roman policier jubilatoire où la langue est sur le banc des accusés.