Pour avoir aidé Jason à voler la Toison d’Or, Médée a trahi son père qui a lancé sa flotte à la poursuite de l’Argo. La jeune femme, toute dévouée à la sombre Hécate, sacrifie son propre frère pour ralentir leur père qui s’arrête pour repêcher chaque morceau de son fils supplicié. « Elle l’a fait pour Jason et elle en fera bien davantage, elle le sait. Son frère démembré à ses pieds. C’est ainsi que commence le monde. » (p. 11) Médée forge son pouvoir dans le sang et les incantations. Elle se rêve libre, libérée du joug des hommes. Elle se veut puissante, invincible, prêtresse d’Hécate et reine de son propre royaume. « Elle fera ce dont son père est incapable, ce dont Jason est incapable. Elle devrait devenir reine sans roi, une Hatshepsout. » (p. 14) Médée est une descendante d’Helios, mais s’est vouée aux ténèbres pour obtenir ce qu’elle sait être son dû : elle règnera dans la terreur et soumettra les hommes à sa fureur. « Les dieux accomplissent ce qui ne peut être accompli. Et une femme peut aisément devenir un dieu puisqu’elle n’a rien le droit de faire. » (p. 31) Hélas, après un épuisant périple en bateau pour laisser la Colchide loin derrière, Médée et Jason sont faits esclaves par Pélias qui est peu disposé à rendre son trône à son neveu. Pendant des années, Médée doit se soumettre à un tyran illégitime, mais toujours dans l’obscurité, elle prépare sa vengeance et l’avènement de Jason. Mais une fois celui-ci libre et en sécurité, il fait preuve de la pire des ingratitudes. Sa dernière trahison n’est qu’une preuve de son manque de loyauté envers celle qui lui a tout donné. « Elle avait éprouvé un amour plus fort pour Jason. Et la voilà à quatre pattes, le destin de toute femme qui s’autorise à aimer un homme. » (p. 98) Blessée, rugissante de rage et de colère, Médée refuse toujours de se soumettre et d’accepter la félonie. Et elle ne laissera pas ses fils aux mains d’un traître au cœur vide. Aussi, la déclaration qu’elle leur fait est-elle terriblement poignante. « Je suis la seule à vous aimer, dit-elle à ses fils. Je suis la seule. » (p. 224) Car oui, après avoir été fratricide, déicide, régicide, Médée se fait infanticide et offre à Hécate le dernier sacrifice auquel elle pouvait consentir.
Qui ne connaît pas le mythe de Médée, femme sorcière, femme puissante, femme trahie ? Qui ne connaît pas le sort qu’elle réserva à ses enfants après l’ultime déloyauté de Jason ? Le talent de David Vann, outre celui de réécrire avec un talent incroyable une histoire millénaire, est d’humaniser cette femme qui se voulait libre et conquérante et qui s’est laissée attacher par l’amour. Pauvre Médée qui refuse l’asservissement imposé aux femmes et aux faibles. Pauvre Médée qui revendique une place que personne ne veut lui accorder. Elle se veut Nout, la déesse qui avale et recrache le soleil chaque soir et chaque matin. Elle se veut dévoreuse de rois et bâtisseuse de monde. « Aucun dieu ne passera avant Hécate, aucune prêtresse avant Médée. » (p. 62) Elle n’est que la femme haïe et crainte d’un héros falot qui laisse aux autres le soin de le sauver ou de le détruire. En dépit des terribles massacres et des bains de sang nullement purificateurs qu’elle opère, Médée n’a jamais assez de puissance pour transformer son destin. Finalement, quand tout est dit, quand tout est perdu, Médée sait qu’il n’y a que des hommes et aucun dieu, et qu’aucune légende ne traversera les siècles sans se déformer et devenir au mieux un glorieux mensonge, sinon un texte à charge.
L’obscure clarté de l’air est un texte sensuel et viscéral. Pour beaucoup constitué de phrases nominales, il offre de très belles images de la mer et de la forêt. David Vann y déploie tout son talent pour le nature writing et la description d’espaces infinis. On est bien loin de l’Alaska glacial des premiers romans, de la Californie brûlante et des Rocheuses âpres, mais ce roman s’inscrit très logiquement et très naturellement dans l’œuvre de l’auteur. Il y est question de fureur, de transgression, d’actes sans retour en arrière.
Et je vous conseille évidemment tous les autres textes de David Vann, sans exception : Sukkwan Island, Désolations, Impurs, Dernier jour sur terre, Goat Mountain et Aquarium.