Tom, Savannah et Luke Wingo ont grandi sur l’île Melrose, dans le comté de Colleton en Caroline du Sud. Entre un père autoritaire et brutal et une mère manipulatrice et amère, les gamins sont devenus adultes et ont gardé au cœur de nombreuses blessures qui saignent encore des années plus tard. Tom est le narrateur de cette triste histoire. Alors que son mariage bat de l’aile, il part passer un été à New York pour aider Savannah qui a une nouvelle fois tenté de mourir. « Je crois aux liens des jumeaux, à l’attache parfaite, surhumaine, entre les jumeaux. » (p. 43) Tom raconte au Dr Lowenstein, qui tente de soigner Savannah, ce qu’a été l’enfance des Wingo, les grands évènements familiaux, entre drame et folie. « Nous sommes une famille aux secrets bien gardés, mais tous finissent presque par nous tuer. » (p. 101) En aidant sa jumelle, c’est lui-même que Tom tente de sauver et de retrouver, pour faire la paix avec l’homme qu’il est devenu, voire devenir celui qui survivra au passé. « J’essaye de comprendre comment je m’y suis pris pour gâcher ma vie. […] Je veux connaître le moment exact où il fut entendu que je mènerai une vie de malheur absolu dans lequel j’engloutirai tous ceux que j’aime. » (p. 27)
Dans le récit de Tom et dans les poèmes de Savannah, l’histoire des Wingo devient mythologie : il y a le père caché par un prêtre allemand dans un clocher pendant la Seconde Guerre mondiale, il y a les enfants nés par une nuit de tempête où la rivière menaçait de tout emporter, il y a le géant assassin obsédé par la beauté de la mère, il y a la grand-mère globe-trotter et libérée. Et il y a tout un bestiaire étrange : des veuves noires en bocal, un marsouin blanc solitaire, un tigre du Bengale antisudiste, une tortue coiffée d’un bonnet de nuit. Mais derrière ces éléments quasi magiques, il y a une réalité dure et étouffante, celles de parents qui n’ont pas su aimer leurs enfants sans les détruire durablement. « Ma vie ne commença réellement qu’à dater du jour où je trouvais en moi la force de pardonner à mon père d’avoir fait de mon enfance une longue marche de la terreur. Passer l’éponge sur un simple larcin est chose aisée, tant que l’objet du délit n’est pas votre enfance. » (p. 293) Mais c’est bien à leur mère que les enfants Wingo en veulent le plus, non pas parce qu’elle n’a pas su les protéger de la tyrannie paternelle, mais parce qu’à sa façon, elle a durablement perverti la vision du monde de trois gamins qui n’aspiraient qu’à une vie simple. « Enfant, je n’eus jamais d’elle une perception limpide ; devenu homme, je ne reçus jamais d’elle un message clair. » (p. 258)
Le prince des marées est un roman monumental durant lequel j’ai plusieurs fois dû reprendre mon souffle. L’histoire est pleine d’une grâce qui est sans cesse entachée par des regains de cruauté. « À l’enfance, il n’y a pas de verdict, seulement des conséquences, le feu brillant de la mémoire. » (p. 79) Sous la plume de Pat Conroy, la phrase d’André Gide prend tout son sens : Famille, je vous hais. Ou ici, je vous haime. (Non, ce n’est pas une faute de frappe) Superbe roman où chaque personnage s’appuie sur les autres pour tenter de sortir la tête de l’eau. Et heureusement, certains y parviennent. Il ne me reste qu’à voir l’adaptation produite par Barbra Streisand en 1991.