Roman graphique d’Anne-Perrine Couët.
En 1611, dans le royaume de Hongrie, s’ouvre le procès de la comtesse Elisabeth Bathory, aussi connue sous le terrible nom de comtesse sanglante. Elle n’est pas à la barre, mais ses domestiques témoignent, certains à coup d’aveux rudement arrachés. Il est question de femmes torturées, empoisonnées, assassinées. Les allégations répondent aux rumeurs et il est bien difficile de démêler le vrai du faux. « Je confirme toutes ces allégations ! Et bien plus… même si je n’ai rien vu moi-même ! » (p. 107) On parle de dizaines de meurtres, de centaines de corps dissimulés dans le domaine de la comtesse. Comment passe-t-on de l’usage de plantes médicinales et d’une volonté d’aider les plus pauvres à de possibles exécutions cruelles sur fond de sorcellerie ? À replonger dans l’histoire de la comtesse Bathory, l’autrice tente de réhabiliter une femme dont le destin a été forgé par des intérêts politiques supérieurs. « Que vaut l’Histoire quand on veut lui opposer ce que l’on croit être une bonne histoire ? » (p. 6)
Née en 1573, Élisabeth épouse Ferenc Nadasdy, seigneur hongrois souvent mobilisé sur les champs de bataille qui opposent l’empire du Saint-Empire germanique aux Turcs. La comtesse administre avec intelligence le domaine conjugal et elle dispense des soins aux malades, dans une région ravagée par les épidémies. La connaissance des simples se mêle souvent à des superstitions et des pratiques un peu étranges, mais rien qui ne soit très surprenant pour l’époque. « Il est dit que fixer un chat occupé à se lécher les parties génitales favoriserait la conception. » (p. 39) Quand elle fait la rencontre de Darvulia, enchanteresse et conteuse hors pair, Élisabeth gagne encore en autonomie et souhaite se consacrer à son peuple. « Nous avons ouvert les portes de notre demeure aux nécessiteux qui ne pouvaient pas se soigner. Des femmes surtout, isolées dans les campagnes. » (p. 73) À la mort du comte, tout se gâte. On reproche à Élisabeth, riche et régente, de ne pas se soumettre à l’autorité de l’empire. Désormais, elle est une tête à abattre et, la rumeur aidant, la guérisseuse devient rapidement l’empoisonneuse. Ce sont des hommes, évidemment, religieux ou nobles, qui décident à sa place, refusant qu’une femme seule ait autant de pouvoir. « On cherche à me dépouiller, et cela bien plus que de cette simple forteresse. » (p. 102) Finalement, Elisabeth Bathory sera la dupe de ces jeux d’influence entre le royaume de Hongrie et le Saint-Empire germanique : emprisonnée jusqu’à sa mort dans son château de Cachtice, elle n’aura aucune prise sur la légende noire qui se tisse autour d’elle.
Le travail d’Anne-Perrine Couët est remarquable. L’autrice a exhumé de l’histoire les quelques bribes de vérité qui se perdaient dans les racontars et les fantasmes autour de la comtesse Bathory. Cette chasse aux sorcières dessinée au crayon, en dégradés de blanc, noir et ocre est glaçante, car on voit comment le mécanisme se met en marche et piège inexorablement Élisabeth. Cette œuvre n’est pas féministe, mais je lui donne une place sur mon étagère, car elle rend la parole à une femme indépendante et ouverte d’esprit, broyée par un patriarcat effrayé et mesquin.