Camille grandit au sein de la familia grande : son frère aîné et son frère jumeau Victor, ses frères et sœurs adoptifs, sa mère adorée, son beau-père si exceptionnel, sa grand-mère, et les amis, tous les amis qui chaque été emplissent la maison de Sanary. « Une famille réinventée » (p. 38) Entourée d’amour et d’excellence intellectuelle, la petite échange avec les adultes, écoute les débats de gauche, apprend à argumenter. Elle est heureuse, comme on l’est enfant et que rien n’est grave. Le bonheur se lézarde quand sa mère sombre dans la dépression après la mort de ses parents. Et surtout quand Victor lui apprend que leur beau-père abuse de lui. « Croire qu’on a de la chance d’être ainsi entourés. » (p. 77) Le garçon veut taire l’horreur familiale, ne pas blesser davantage leur mère et il demande le silence à Camille. Pendant des années, elle garde en elle cette vérité terrible, la porte comme un monstre qui la dévore. « Ma culpabilité est celle du consentement. Je suis coupable de ne pas avoir empêché mon beau-père, de ne pas avoir compris que l’inceste est interdit. » (p. 84) Camille grandit, fait des études, devient tante et mère, et l’évidence se fait : il faut protéger les nouveaux enfants, même si parler risque de faire éclater la famille. Même si Camille risque d’y perdre sa propre mère.
Avec ce texte autobiographique, à peine modifié pour préserver certaines identités, Camille Kouchner revient sur le crime dont son frère jumeau a été victime. Même s’il y a prescription, le crime est là : il faut le nommer, le qualifier. L’autrice reconnaît aussi qu’elle a été victime par ricochet de cet inceste, de ce beau-père ogre sans nom. En premier lieu, à la demande de son frère, mais donc en protégeant le coupable, elle s’est tue. « Faire semblant m’a fait mal. » (p. 91) Et par la suite, à relire le passé, le mythe joyeux de l’enfance s’effrite. Était-ce vraiment le bonheur si Victor souffrait, si certains ont laissé faire, si la famille soudée n’était qu’un écran de fumée ? « Quel chagrin d’être privée des souvenirs de son enfance, et des gens qu’on aimait. » (p. 134) Le texte est court et d’une incroyable justesse. J’ai beaucoup pleuré sur ses pages. Évidemment, le récit m’a d’autant plus touchée que je connais la gémellité : c’est peu dire que j’ai beaucoup projeté de moi dans cette lecture. « Ensemble, face aux copains, Victor et moi, toujours unis, les mêmes envies, les mêmes desseins. Victor et moi, complicité, mémoires mêlées, fous rires innés. » (p. 35) Plus que jamais, je soutiens les victimes, je crois leur parole et je refuse le silence de complaisance.