Roman de Pip Williams.
Esme est une enfant quand elle rejoint l’immense entreprise de rédaction du dictionnaire d’Oxford, sous la direction du Dr Murray. Réfugiée sous la grande table de travail, la petite fille écoute les lexicographes, dont son père, et apprend l’importance de cette entreprise de catalogage. « Un nom doit signifier quelque chose pour être dans le Dictionnaire. » (p. 10) Esme grandit et, bien que femme, commence à participer à ce travail considérable, mais elle se pose de nombreuses questions. Pourquoi certains mots sont rejetés ? Est-ce par manque de sources littéraires ou parce qu’ils recouvrent une réalité dérangeante ? « Nous ne sommes pas les arbitres de la langue anglaise. […] Notre mission, je n’en doute pas, est de consigner, pas de juger. » (p. 39) Dans la malle de son amie Lizzie, Esme commence à ranger des fiches qui recensent des mots du quotidien, des mots du peuple, des mots de travailleurs, des mots de tous les jours, des mots de gens de peu de mots et, très souvent, des mots de femmes. « Je m’occupais de mots depuis des années – j’en avais lu, retenu, sauvé. Je me tournais vers eux en quête d’explication. » (p. 159) En recueillant ces termes triviaux, vulgaires, banals, affectueux ou détournés, en les illustrant avec des phrases venant du milieu où ces mots sont utilisés, Esme constitue peu à peu une collection parallèle, non officielle, tout le lexique d’une humanité qui n’entre pas dans les bibliothèques, qui ne lit pas les journaux, voire ne sait pas lire, et qui s’étonne que sa vie puisse figurer dans des ouvrages imprimés. « Les mots sont comme les histoires. […] Ils se transforment en passant de bouche en bouche, leur sens s’étire ou se rétracte pour s’adapter à ce qui est doit être dit. Le Dictionnaire ne peut évidemment pas restituer toutes les variations possibles. » (p. 195 & 196)
La vie fictive d’Esme Nicolls s’écrit aux côtés de la création du très sérieux et très réel Dictionnaire d’Oxford. Elle croise l’existence de personnages historiques et est le prétexte très intelligent à une exploration de l’Histoire anglaise, entre lutte pour le droit de vote des femmes et Première guerre mondiale. Esme est une jeune femme curieuse, érudite, ambitieuse et audacieuse, autant que pouvait l’être une femme du début du 20e siècle. « Je m’étais souvent demandé sur quel genre de fiche je serais écrite si j’étais un mot. Elle serait trop longue, sûrement. Peut-être de la mauvaise couleur. Un bout de papier qui n’était pas tout à fait conforme. » (p. 162) La collectionneuse de mots oubliés, c’est le portrait d’une femme avec ses choix, ses chagrins, ses joies et ses combats. J’ai lu ce roman avec délectation et avidité, impatiente de le retrouver à chaque pause ou le soir après le travail. Presque 600 pages dévorées en 4 jours. « N’oublie jamais ça, Esme. Les mots sont nos outils de résurrection. » (p. 46)
Je vous laisse avec un extrait dont la justesse est saisissante ! « Certains mots sont plus que des lettres sur une page. […] Ils ont une forme et une texture. Ils sont comme des balles de fusil, pleins d’énergie et quand tu les prononces, tu peux sentir leur bord tranchant sur tes lèvres. » (p. 274)