Fils unique d’un homme tyrannique et d’une mère muette, Henry Forge grandit dans les relents racistes du Kentucky, au sein d’une propriété agricole dont il sait qu’il héritera, mais qu’il veut transformer. Finies les monotones étendues de céréales : Henry veut élever des chevaux de course. Mais dans les années 1950, un jeune homme peut encore difficilement s’opposer à l’autorité brutale du patriarche. « Les gens appellent cela un sport, mais je vais te dire une chose : ce soi-disant sport n’est guidé que par l’obsession, et il n’y a rien que les hommes faibles aiment davantage que de se laisser aller à leurs obsessions. » (p.58) À force de volonté, Henry mène à bien son projet. Désormais, à la tête du domaine Forge, c’est lui qui impose sa tyrannie : il cherche la perfection génétique en toutes choses, tant pour produire le pur-sang le plus parfait que pour maîtriser sa descendance. Sa fille Henrietta le subit pendant une enfance solitaire, privée de mère et de tendresse. « Tu ne ressembleras à aucune autre fille. […] Car je ne te laisserai pas faire. » (p. 137) Quand Allmon Saughnessy, repris et épris de justice, orphelin noir et ambitieux, arrive au domaine Forge, il brise un cercle pervers et rebat les cartes d’un jeu trop longtemps truqué. « Qu’est-ce qu’il venait faire ici ? Il venait chercher les choses qu’on lui avait volées, les choses auxquelles il n’avait pas le droit de toucher. » (p. 374)
L’autrice décrit sans concession le racisme profond et structurel qui règle encore en Amérique. « Depuis toujours, la race noire a besoin de nous pour trouver un sens à la conduite de la vie. » (p. 59) C’est toute une vision du Sud du pays qu’elle présente, sans ménager les égos boursouflés de ceux qui fondent leur légitimité sur un billet jauni du Mayflower. La critique est acide : les différences de classe, de chance ou de naissance ne valent que parce que le système les entretient. Ce qui m’a surtout frappée, c’est la façon dont s’opposent frontalement et au fil des générations l’obsession de la lignée et la haine du père. Cela m’a rappelé Le fils, de Philipp Meyer.
Sur la forme, immense bravo. L’autrice maîtrise les ellipses et le temps narratif, entremêlant passé et présent, récit des origines et changement de point de vue, sans jamais perdre son lecteur, et même en attisant encore plus sa curiosité. Je ne m’intéresse pas aux courses ni à l’élevage des chevaux, mais C. E. Morgan a su capter mon attention. Et à chaque Derby, une chanson résonnait en moi, la tristissime Stewball d’Hugues Aufray. Quand une œuvre écrite suscite l’émotion par support interposé, c’est que sa portée dépasse largement ses pages. Et ça mérite d’être salué !