Roman de Marie Laberge.
Yolande Mailloux se réveille d’un profond coma de plusieurs jours, après un grave accident de voiture. Elle ne se souvient de rien : sa mémoire est une page blanche qu’elle n’a pas envie de noircir. « Est-ce qu’on peut profiter d’un coma pour vider un cerveau de sa substance, vider une vie de son essence et remplacer le tout part… par quoi ? Comment ça s’appelle, cette envie de rien ? » (p. 24) Mais autour de Yolande, on s’agite : médecins, famille, amis, tous veulent la voir revenir. Sur son lit, simulant le sommeil, Yolande sait qu’elle ne veut pas renouer avec Gaston et Annie, son mari et sa fille. Le seul qui pourrait vraiment la ramener du côté des vivants, c’est Steve, jeune homme amputé dans une autre chambre de l’hôpital. À mesure qu’elle écoute ses proches et qu’elle reprend pied, elle réapprend son histoire et son identité dans les récits des autres, mais elle ne s’y reconnaît pas. « Que saurait-elle de plus, si la mémoire lui était rendue ? Probablement comment se perdre un peu mieux dans le dédale des insignifiances qui l’occuperaient et la préoccuperaient. » (p. 96) Libérée de son passé, Yolande se sent plus légère : elle ne veut pas se souvenir d’une vie plate et sacrifiée aux conventions. Mais la mémoire, entité capricieuse, lui fait sentir qu’il est plus douloureux d’avoir tout oublié que de se rappeler, parce que parmi les souvenirs, les plus douloureux ne sont pas forcément les moins précieux.
Encore un immense roman de Marie Laberge avec un personnage féminin puissant, attachant parce qu’imparfait et touchant parce que très humain. Yolande est une femme complexe et forte, mais longtemps alourdie par des obligations et des chagrins : elle trouve dans l’oubli la capacité de devenir celle qu’elle cherchait avant l’accident. « Quand je te regarde, Gaston, je vois l’incarnation de la médiocrité. Il y a une distance immédiate qui se crée entre toi et moi. Et plus tu t’approches, et plus la focale recule. » (p. 101) L’amnésie est ambivalente : à la fois liberté et pouvoir, elle est aussi un handicap intérieur qui empêche de progresser et d’achever des deuils qui durent depuis des années. « Il se demande combien de fois on doit dire adieu avant de quitter vraiment. Avant d’accepter de quitter ce qui nous a quittés. » (p. 148) Yolande cherche la femme qu’elle est derrière l’amnésie et se demande quelle histoire projeter sur la toile blanche de son passé. Il y a des tâches sur sa vie d’avant, des comportements qu’elle ne reconnaît pas. « Elle ira et tant pis si elle se découvre aussi horrible qu’elle se soupçonne. » (p. 223)
La relation amicale entre Yolande et Steve, jeune homme à fleur de peau, est fabuleuse et je l’ai de loin préférée à la relation amoureuse entre Yolande et Jean-Louis, assez classique dans sa forme. Magnifiques également les nombreux poèmes égrenés au fil des pages. Les maîtres sont présents : Nerval, Neruda, Aragon, Apollinaire et bien d’autres ! Leurs textes parlent de mémoire et d’amour. « Même les plus grands poètes ne savent pas le fond de son cœur, ne savent pas comme c’est horrible de ne pas savoir. » (p. 223) Marie Laberge écrit avec talent et sensibilité sur le deuil, le suicide, le rapport mère/enfant. Ce roman est beau, tout simplement. On assiste, page après page à un miracle : la construction d’un personnage, comme s’il naissant devant nous de la plume de l’écrivain.
De cette auteure, je vous conseille aussi Ceux qui restent, Quelques adieux et la fabuleuse trilogie Le goût du bonheur.