Roman de Philippe Claudel.
Tout commence – et peut-être finit – avec trois corps noirs échoués sur une plage d’une île de l’Archipel du Chien. Au lieu de prévenir les autorités, les notables locaux décident de faire disparaître ces preuves accablantes de la misère humaine. « Je veux que cette histoire ne soit connue que de nous seuls et que nous l’emportions avec nous au moment de notre mort sans l’avoir racontée à quiconque. » (p. 33) Seul l’Instituteur, nouvellement arrivé sur l’île, s’élève contre cette décision : il veut comprendre d’où venaient les malheureux dont le voyage désespéré s’est achevé aux portes de l’Europe. Il se moque que sa croisade menace un hypothétique projet immobilier de grande envergure dont l’île pourrait bénéficier. Mais le Maire ne l’entend pas de cette oreille et c’est avec un scandale plus grand et une ignominie plus abjecte qu’il tente de masquer son premier forfait. Et ce n’est pas l’arrivée du Commissaire qui arrangera les choses ni rétablira la vérité. Finalement, c’est une vengeance quasi mystique, qui se manifeste d’abord par une puanteur étouffante, puis par un feu purifiant, qui rend justice aux sacrifiés dans une fin apocalyptique. « Maintenant que vous le dites, c’est vrai que ça pue, mais j’ai l’impression que ça vient de vous ! » (p. 128)
Philippe Claudel signe une histoire édifiante, un peu à la manière des contes moraux du 18e siècle. La désignation des personnages par leur fonction et non par des noms, et l’apostrophe liminaire envers le lecteur rendent encore plus troublante cette ressemblance. Le roman s’ouvre par un réquisitoire contre l’homme dont il semble vain d’attendre un changement de comportement. « Vous vous ressemblez tant, sortis du même inaltérable moule. » (p. 5) La voix qui s’élève n’est pas celle d’un narrateur, c’est celle d’une entité insaisissable qui ne croit plus que la bonté peut triompher. Pour elle, l’homme se rend aveugle pour ne pas troubler son confort personnel. « Vous croyez que l’être humain aime qu’on lui montre sa propre laideur dans un miroir ? On ne se voit jamais comme on est, et quand on se découvre, c’est insupportable ! » (p. 122)
Le lien avec Le rapport de Brodeck est évident. Une fois encore, il est question de l’accueil que l’on réserve à l’autre, à l’étranger, à l’impromptu, à l’inattendu. Le roman donne à voir toute l’horreur de la réalité vécue par les migrants, partis de l’Afrique qui n’est séparée de l’Europe que par une mer assassine, mais rendue encore plus lointaine par l’indifférence, voire la haine de ceux qui ne veulent pas accueillir plus malheureux qu’eux. « Réveillez-vous ! Vous pensez pouvoir vivre longtemps en dehors du monde ? Tenez, c’est justement le XXI° siècle qui m’amène. » (p. 70) Une fois encore, les hommes s’attachent à dissimuler la honte indicible, la bêtise crasse et l’égoïsme lourdaud. Mais contrairement au Rapport de Brodeck, j’ai trouvé cette tentative moins mélancolique et plus écœurante, comme si l’espoir avait décidé de ne pas s’engager sur cette voie pavée de mauvaises intentions.
Et toujours, toujours, Philippe Claudel déploie un style poétique, lumineux même au plus fort des ténèbres humaines. « Qu’est-ce que tu veux qu’elles lui disent, les vagues, à part la chanson de l’eau, […] ? La mer, ça ne parle pas. » (p. 46) Pour avoir une vision plus optimiste du sujet, je vous conseille L’opticien de Lampedusa d’Emma-Jane Kirby.