Roman de Carlos Ruiz Zafon.
Barcelone, années 1920. David Martin fait ses débuts d’écrivain au sein de La Voz de la Industria, un journal pour lequel il rédige un roman-feuilleton intitulé Les mystères de Barcelone. Son succès ne tarde pas et il signe auprès de la maison d’édition Barrido & Escobillas un contrat d’exclusivité. Sous le pseudonyme d’Ignatius B. Samson, il produit une saga sous le titre de La ville des Maudits, romans noirs fourmillants de personnages troubles et d’intrigues rocambolesques. Contacté par un mystérieux éditeur parisien, Andreas Corelli, dont personne ne sait rien, il accepte de lui consacrer une année entière pour rédiger un texte qui changera le visage du monde. « Je vous demande de créer pour moi une religion. » (p. 150) De cette consigne, David doit faire un livre, une fable implacable. Le contrat n’est qu’oral, mais David sait qu’il engage plus que sa parole dans cette transaction. Des morts violentes commencent à décimer son entourage. David décide d’enquêter sur son mystérieux commanditaire, sur la villa qu’il loue rue Flassaders et sur Diego Marlasca, l’auteur qui l’y a précédé. Il est déterminé à sauver ceux qu’il aime, Don Pedro Vidal, les Sempere, Cristina et Isabella du pouvoir maléfique du manuscrit sur lequel il s’épuise.
J’avais succombé dès les premières pages au charme de L’ombre du vent (dont j’aurais déjà dû parler ici…). Même résultat pour ce nouveau roman de Carlos Ruiz Zafon. Encore une fois, je me suis laissée emportée dans les ruelles et les dédales de Barcelone. La ville est mouvante, protéiforme, entre sombre passé tortueux et urbanisation fulgurante, sous l’égide de la Sagrada Familia, « en ruine depuis le premier jour ». (p. 86). Elle est un viviers ténébreux d’intrigues glauques et de personnages effrayants qui frayent autant avec le crime organisé qu’avec la magie noire.
L’enfance misérable et déguenillée de David est digne d’un texte de Charles Dickens. Le livre de jeunesse du héros est d’ailleurs Les Grandes Espérances. La villa sinistre dans laquelle il s’établit pour abriter sa fièvre créatrice a tout du manoir lugubre de Miss Havisham, entre dentelles de toiles d’araignée, passages dérobés, pièces condamnées et courants d’air glacés. Des figures protectrices, Don Pedro Vidal ou le libraire Sempere, ne le laissent jamais seul. Il jouit d’une chance insolente qui le sort de tous les guêpiers où il s’ingénie à mettre les pieds.
Les amours malheureuses de David pour Cristina, la protégée de son mentor, sont un peu agaçantes. Je me suis souvent demandé pourquoi ils hésitaient autant l’un comme l’autre. Mais il faut reconnaître à l’auteur un talent indéniable pour ménager des effets dramatiques. Les morts qui s’enchaînent sont toutes spectaculaires, sanguinolentes et macabres à souhait. Il distille un zeste de terreur, un petit rien de terrifiant qui suffit à vous coller aux pages pour en savoir davantage.
J’ai particulièrement apprécié la figure d’Andreas Corelli, séduisant personnage entouré de noirceur. Pas besoin d’être un génie pour comprendre que l’ange, c’est lui, et que la marionnette dont il se joue est David. Ange peut-être, mais bien loin d’être lumineux. Son nom dévoilé est trompeur: Lucifer est le Porteur de la Lumière (lux pour « lumière » et le verbe fero pour « porter », en latin), mais il est l’ange chassé de l’Éden, celui qui entraîne vers les ténèbres. Et il sait convaincre David de puiser dans ses ténèbres intimes pour en tirer un livre maléfique, il sait flatter la vanité de l’écrivain pour en obtenir ce qu’il désire : « Ça ne vous tente pas de créer une histoire pour laquelle les hommes seraient capables de vivre et de mourir, pour laquelle ils seraient capables de tuer et de se laisser tuer, de se sacrifier et de se damner, de donner leur âme? Quel plus grand défi pour votre métier que de créer une histoire si puissante qu’elle transcende la fiction et se transforme en vérité révélée ? » (p. 152) Sa conception de la foi est toute biologique: elle découle d’un besoin naturel et incoercible qu’a l’homme de survivre en couvrant la réalité d’un voile de croyances pour ne pas avoir à en affronter la cruelle apparence.
Le texte livre d’habiles réflexions sur la nature même du récit et les raisons qui font que les lecteurs adhérent aux idées qu’il véhicule. Plus que le fond, c’est la forme qui convertit, ce sont la grammaire et la construction du texte qui enrôle les masses. La fable est la première source d’inspiration de David. Il trouve dans les textes d’Eschyle, des frères Grimm ou du Ramayana la trame nécessaire à l’élaboration de son œuvre. « La littérature, du moins la bonne, est une science, mais elle a besoin du sang de l’art. Comme l’architecture ou la musique ». (p. 242)
Le roman de Zafon sent le souffre. Les bas-fonds de Barcelone sont retournés, grattés jusqu’à la corde. Il n’y a pas de portail forgé qui ne dissimule un mensonge, pas de parc qui n’ait été le théâtre d’un épisode violent, pas d’étendue d’eau qui ne cache sous son noir miroir quelque épave gênante. Le Cimetière des livres oubliés refait tout naturellement son apparition, mais il tient moins de place que dans le premier opus de l’auteur, ce qui s’avère dommage. Le lieu, si magique dans le premier roman de Zafon, semble ici n’être qu’un lieu de passage obligé, un recours narratif imposé pour justifier la suite du récit. David y découvre le texte inachevé de Diego Marlasca, Lux aeterna, mais le lieu perd en puissance. Je n’ai pas ressenti ce désir incontrôlable de le visiter, de m’y perdre, bien au contraire, je n’avais qu’une hâte: que David en sorte et continue sa route.
La narration est fluide, je suppose la traduction excellente, même si je déplore les nombreuses et agaçantes coquilles. Les chapitres courts donnent au récit un rythme effréné et affolé qui rend la lecture avide et impatiente. Il ne m’a fallu que deux jours pour dévorer cet envoûtant pavé de 540 pages. Le récit est finement construit par superposition d’intrigues dont chacune a son protagoniste. Elles se rejoignent sur différents niveaux de lecture et le texte est protéiforme, croisement étrange entre enquête policière, roman noir, roman gothique, récit d’initiation, fable du monde et mythologie personnelle. Le jeu de la narration est fermement mené par David, du haut d’une première personne ancrée au fil des pages. Le récit que nous livre David nous parvient de bien loin, de nulle part, comme on le comprend à la fin. Cette fin n’a d’ailleurs d’une fin que sa place dans le texte, car tout montre que le récit n’est que le préambule d’une histoire dont on se saura rien.
Je conseille aux curieux de lire le premier texte de Zafon pour se familiariser avec la plume de l’auteur, et pour prendre toute la mesure des figures qui hantent son second roman.