Roman de Paul M. Marchand.
Sarah est le fruit d’un amour d’été, d’une fulgurante nuit de juillet, « née de père inconnu, ou distrait ». (p. 32) Élevée seule par une mère aimante, elle ne rencontre son père qu’à la toute fin de son adolescence. Son père, Benoît, ne savait rien de son existence. Entre eux s’initie une relation unique. Ils ne sont pas père et fille, ils n’ont pas grandi comme tels. Alors leur amour n’a rien de filial. Sarah et Benoît s’aiment d’amour, comme une femme et un homme peuvent le faire. Ils n’essaient pas de rattraper le temps perdu ni de combler les vides, ils construisent simplement une autre relation, en dehors des liens du sang. Si Sarah envisage cette relation avec rébellion et insolence, prête à tout pour faire accepter leur amour, Benoît est freiné, tourmenté par la certitude de faire quelque chose de mal, quelque chose comme « le huitième péché capital ». (p. 47)
La narration est tenue par Sarah, à la première personne. Son récit voyage entre ses passés et son présent. Elle replonge dans ses souvenirs et dans les époques de sa vie avec ou sans Benoît: son enfance choyée auprès d’une mère célibataire, sa décision de rencontrer son père, leur découverte l’un de l’autre, leur relation, la mort de Benoît et la vie après son décès. Benoît n’a vraiment la parole qu’une fois, et d’une traite, à la fin du récit, quand Sarah relit une énième fois la lettre qu’il a laissée avant son suicide. Sa parole est affolée, il lui faut tout dire en quelques pages, tout justifier, et se faire pardonner.
La relation amoureuse s’impose, tout simplement. Sans le passé commun, sans le lien filial, Sarah et Benoît sont rattrapés malgré eux par l’amour sensuel. « Tous les deux avons essayé d’y échapper, en sachant au plus profond de nous-mêmes, que ça finirait par arriver. » (p. 41) Mais pour inévitable qu’elle soit, leur romance est interdite par la morale: « notre histoire était une épreuve, et […] notre vérité, si elle devait être dévoilée, n’aurait jamais raison de l’immense dépotoir de toutes les opinions unanimes et de la sottise qui les accompagne ». (p. 52)
Sarah est plus libre dans son amour, plus aventureuse, moins complexée. Benoît assume pour deux la honte, le tabou et la conscience de la faute, de l’inceste. Mais C’est Sarah la plus forte. « De nous deux, je pense que c’était moi la plus adulte. Sa mort a scellé cette certitude. J’étais prête à affronter le monde entier. Benoît, lui, ne voulait pas de ce combat. […] Pour lui, cet amour portait un nom, et ce nom était synonyme de crime. » (p. 113) « J’étais juste une femme, une jeune femme qui l’aimait comme une femme et à qui tout le reste importait peu… Mais ce fameux ‘reste’ lui importait encore. Il en était même malade de ce ‘reste’. Il se corrodait de ce ‘reste’. Je le tuais de ce ‘reste’. » (p. 103)
Benoît se suicide, « mort de savoir à quel point il est difficile d’être différent ». (p. 144) Dans la lettre qu’il laisse à Sarah, il explique ses peurs et ses raisons, il pointe du doigt les différences de caractère entre eux, les différences de force : « J’avais peur, tu étais au-dessus de tout ça toi; les contingences de la prudence, les affres de la filiation, moi j’y pensais tout le temps. » (p. 190) Sa culpabilité, née des inhibitions de la société et du poids de la morale occidentale chrétienne, est plus forte que le sentiment amoureux. Il ne sent pas père, mais il n’affronte pas l’opinion qu’il projette en pensée dans tous les esprits de ceux qui pourraient savoir la nature du lien entre lui et Sarah.
Sarah se sent coupable de la mort de Benoît, coupable « uniquement en aimant et en étant aimée de retour. » (p. 65) Elle pense avoir tué « un homme qu'[elle aimait] et qui trouva la mort de le savoir. » (p. 65) Mais il n’y a pas que la culpabilité qui ronge Sarah. Il y a le ressentiment. En refusant de vivre leur amour, en refusant de vivre tout court, Benoît l’a trahie, l’a reniée. Alors, à son tour, il lui faut bannir Benoît de ses souvenirs, bannir la douleur.
La mère de Sarah, celle qui a accepté une grossesse surprise, est une épaule stable et douce. Ni intrusive ni juge, sans vraiment savoir ce qui bouleverse son enfant, elle l’a reprend sur son sein pour lui offrir le réconfort de son amour et de son expérience. « Elle m’avertissait que j’allais maudire le temps qu’il me faudrait pour oublier, et que, par dessus tout, je maudirais le temps lorsque, enfin, j’aurais oublié. » (p. 167)
Sarah a parfois des paroles qui sonnent comme un petit manifeste pour l’inceste, pour la légalisation et l’acceptation de l’amour entre enfant et parent. « C’est choquant l’inceste ? Pourquoi le serait-ce d’abord ? Si tel est le cas, toute personne aimant une autre personne commet une offense. » (p. 202) Je n’adhère pas à l’idée, et ce n’est pas le propos. Ce n’est pas ce que propose l’auteur. ce qu’il présente ici, c’est une histoire d’amour, unique comme elles le sont toutes, douloureuse également. Bien entendu, on peut s’interroger sur l’audace de l’auteur qui s’empare du tabou absolu, celui qui est nécessité pour l’espèce, et qui en fait un récit romancé. Mais je ne m’y risque pas.
Au-delà de l’inceste, on s’interroge sur les relations parents/enfants, sur la nature du lien. Dans une conversation avec sa mère, Sarah fait surgir une vérité brutale : « Qu’est-ce que ça fait d’avoir un enfant ? », à quoi sa mère répond : « C’est comme avoir un pistolet sur la temps, toujours. » (p. 167) Sarah n’a pas de père, mais elle a une mère dont l’amour n’est pas moins grand ni moins violent que celui que lui témoigne son père-amant.
L’écriture de ce roman est une gifle. Elle mêle poésie de la douleur et de l’interdit à des revendications amoureuses impossibles, des diatribes contre la société à l’esprit étriqué. Il y a des phrases sublimes et des passages chocs. On ne sort pas indemne de la lecture. Mais il faut l’oser cette lecture, sans aucun doute.
Sarah et Jacques Brel, c’est la passion et la déchirure : « Je n’écoute plus Jacques Brel. […] Il connaît notre histoire. Brel est une violence, un lynchage auquel j’ai renoncé. […] Je n’écoute plus Brel; dans toutes ses chansons, c’est Orly que j’entends. » (p. 156 et 166) Je termine donc sur la chanson de Jacques Brel, auquel l’auteur a emprunté une phrase de son titre Orly : « Mais ces deux déchirés, / Superbes de chagrin, / Abandonnent aux chiens, / L’exploit de les juger. »