La tombe des lucioles – Sous un pilier de la gare de Sannomiya, Seita meurt le 21 septembre 1945. Sa petite soeur Setsuko est morte le 22 août précédent. Le récit rebrousse alors le temps et revient au 5 juin, quand Kobé a été bombardé par les B29 américains. La ville n’est plus que flammes et la chaleur de l’été se mêle à celle des brasiers funéraires. La mère des deux enfants meurt et le père, lieutenant dans la marine, est injoignable. Seita fuit la ville, Setsuko sur le dos. Ces orphelins de guerre sont mal accueillis par une tante perfide et ils décident de s’organiser une vie à deux dans une cave. Seita chaparde dans les potagers et pille les maisons pendant les bombardements, quand les villageois sont terrés dans les abris. Mais ses rapines ne suffiront pas les sauver, lui et sa petite sœur.
« Dans le titre du récit, Nosaka a donné au mot « lucioles » une graphie originale signifiant littéralement : feu qui tombe goutte à goutte. » (p 20) Les bombes, avant de toucher le sol, sont de lointaines et sifflantes lucioles. Précédées du bourdonnement terrifiant des avions, elles éclatent en une multitude d’averses de feu. Mais les vraies lucioles du récit, ce sont les enfants. Leurs quelques moments de joie, leurs éclats d’espérance et de rire au plus fort de la guerre sont des étincelles qui ne demandent qu’à briller longtemps, mais que l’Histoire souffle brutalement et avec une indifférence certaine. Leur beauté se pare des atours de l’éphémère, mais l’injustice gronde devant ces flammes mouchées trop tôt.
En quelques quarante pages d’un récit semi-autobiographique, l’auteur déploie une émotion intense et magistrale. Son récit est pathétique et la tristesse résignée qui s’en dégage est révoltante. Moins que nouvelle, ce texte est un conte. Bien que nourri de réalité, il transcende le réel pour installer les personnages dans un univers suprasensible où la douleur et les sentiments sont eux-mêmes des personnages.
Le tombeau des lucioles, film d’animation adapté du texte par Isao Takahata, est une fidèle mise en images du texte de Nosaka. Seule différence subtile, ici Seita est le narrateur et on le voit hanter les lieux de sa mémoire. L’adorable Setsuko revient au monde de fugitifs instants au cours desquels l’éclatante splendeur de son enfance porte au cœur des coups douloureux. Ce quatrième film du studio Ghibli, paru en 1988, est aussi émouvant que le récit de Nosaka.
Les Algues d’Amérique – L’arrivée du couple Higgins, des Américains que son épouse Kyôto a rencontrés à Hawaï, ne laisse pas d’agacer Toshio. « Un Américain, ne serait-ce qu’un gosse, pour lui, c’est de la graine d’occupant. » (p. 133) Toshio, adolescent pendant la guerre, a été souteneur et pourvoyeur de denrées diverses pour les soldats américains qui occupaient le pays. Sa rancune est tenace et justifiée, puisque le couple Higgins, des décennies après la guerre, agissent en pays conquis et méprisent une culture dont ils ne font pas l’effort de percer les beautés. Les souvenirs de Toshio se réveillent et, pêle-mêle, nous entraînent dans un univers où la connaissance de l’Amérique est bâtie sur des mythes, des suppositions et des rancoeurs.
L’idée que les Japonais se font de la langue anglaise est désopilante. Les cours de discussion anglaise dispensés aux jeunes Japonais étaient l’occasion d’échanger et d’apprendre quelques mots hésitants et une prononciation simplifiée. Moins drôle et plus utilitaire, cette langue étrange était mise au service de la lutte contre la faim : la mendicité était le lot quotidien des occupés qui, dans les meilleurs jours, volaient les rations destinées aux soldats américains. Le chewing-gum est un élément traumatisant de la guerre : « Mais pourquoi donc les soldats américains éprouvaient-ils le besoin de distribuer leurs cigarettes et leurs chewing-gum aux premiers venus ? Par peur d’être chez les ennemis de la veille ? Était-ce de la pitié pour des estomacs vides ? C’est pourtant pas le chewing-gum qui calme le ventre. » (p. 88) Les papiers argentés des barres à mâcher s’envolaient dans les rues dévastées comme des lucioles modernes, preuves d’une reddition consommée.
Ce récit qui fait suite à La tombe des lucioles renverse l’émotion et joue sur la gamme du cynisme et de l’ironie glaciale. L’Américain, même en temps de paix, reste l’ennemi, le vainqueur et la bête. Toshio aligne maniaquement les raisons de la défaite du Japon. La taille de l’ennemi, soit vingt centimètres de plus, a été déterminante alors même que les Japonais étaient censés avoir les reins plus solides, au sens physique du terme. Pour Toshio, il s’agit aujourd’hui de faire plier l’ancien ennemi, de le pousser à aimer le Japon, à en reconnaître au moins une beauté. C’est un ridicule combat singulier dont le visiteur n’a pas conscience et qu’il n’honore pas, laissant le Japonais seul face à ses démons.
En deux récits et deux tonalités, Akiyuki Nosaka écrit les plaies que le Japon lèche encore dans les années soixante. De ces traumatismes passés aux fureurs que la terre a déchaînées le 11 mars 2011, l’archipel est plus fragile que ce que son PIB indique.