Roman graphique de Frédéric Bertocchini (scénario) et Jef (dessin).
Extrait de l’avant-propos de Frédéric Bertocchini : « Bien que construit sur des faits réels, ce récit n’est pas historique. Jim Morrison n’aurait pas aimé être cloisonné ainsi dans une réalité, ou bien appartenir à quelqu’un. Il s’agit simplement d’une perception… Celle de deux auteurs fans de sa musique et de son univers mystérieux que nous vous invitons à partager. » Fidèle mais audacieuse, cette œuvre est une merveille.
Nous sommes à Paris en 1971. Loin des Doors et de l’Amérique, Jim Morrison traîne sa solitude et son mal de vivre dans les bars et les rues de la capitale. Sa compagne, Pamela Courson, ne sait comment le retenir, le faire parler ou lui rendre la foi dans son talent créateur. Au gré de va-et-vient dans ses souvenirs, Jim retrace son parcours : son adolescence, les débuts du groupe, l’exaltation de la scène, les studios d’enregistrement, le succès et ses démons. Les auteurs donnent la parole au chanteur-poète : sous leurs plumes, Jim Morrison se livre comme dans une autobiographie désabusée. « J’ai toujours dit que je n’étais qu’un pitre… mais un pitre de qualité. » (p. 40) Jim Morrison, un pitre ? Rien dans cette œuvre ne montre un guignol. Chaque planche dresse le portrait d’un homme rongé de souffrances, réfugié dans un alcool qui devient un ennemi, fasciné par la mort. « J’ai visité le Père-Lachaise aussi… Fascinant cimetière… » (p. 31) Phrase prophétique quand on sait que c’est là qu’il repose. Mais si la mort est au cœur de son existence, il ne cherche pas à s’en emparer. Flirter avec elle et l’éprouver au quotidien lui suffit: « La simple idée du néant me maintenait en vie. » (p. 25)
Jim Morrison ne concevait la vie qu’en mouvement et sensation. Devant des émeutes parisiennes, il répond à Pam : « Ce qui m’intéresse n’est pas la cause, mais l’action. Je crois que la rébellion intérieure est une façon de parvenir à la liberté intérieure. Le mental à travers le physique. » (p. 104) Chaque chose inextricablement liée à une autre, il avance dans le monde comme on entre en guerre. « J’ai alors appris à aimer. Et à souffrir aussi… De toute façon, l’un ne va pas sans l’autre… » (p. 24)
L’épisode originel de la rencontre avec l’Indien mort sur le bord de la route préfigure tout le récit : « Ce fut, sans conteste, le moment le plus important de ma vie. C’est là, sans doute… que l’âme du chaman a bondi dans la mienne… Je n’étais plus tout à fait moi-même, tout en l’étant davantage. Non… ce n’était pas un rêve… Non… Ce n’était pas un putain de rêve. » (p. 12 & 13) L’album se referme sur cette même communion avec l’esprit du chaman. La conclusion n’est pas la mort, mais la découverte de la plénitude et la reconnaissance de soi-même au sein du monde.
L’album se décline en noir et blanc. Pas de gris. Juste la lumière et le néant. La masse de noir est parfois si opaque, si concentrée qu’il faut prendre un vrai recul par rapport à la page, éloigner le livre pour comprendre l’image. La finesse des portraits est telle qu’un simple trait suffit à suggérer la beauté animale de Jim Morrison. Certaines planches ou images m’ont profondément rappelé l’œuvre d’Oliver Stone, The Doors, comme des négatifs du film. Hommage ? Plagiat ? Il me semble plutôt que l’univers morrisonien se prête à la reproduction de mêmes scènes légendaires. Les choses ne peuvent pas avoir été autrement sur cette plage ou dans ce studio. L’histoire se déploie sur des pleines ou doubles pages où le noir et blanc s’affrontent sans cesse : comme Jim Morrison sans cesse sur le fil, entre ombre et lumière, l’image livre un combat. La seule couleur est celle de la couverture : psychédélique, fluo, stroboscopique pour le texte en quatrième, elle n’est pas de tout repos et c’est avec soulagement qu’on se réfugie dans la monochromie intérieure. La vie du poète a suffisamment explosé de toute part : l’usage du N&B offre un dérisoire et ultime apaisement.
Loin d’être une biographie de ce « poète du chaos », l’album offre une version très humaine de cet homme. On est loin du show-business ou de la folie des groupies. On trouve ça et là des extraits des chansons, mais ce n’est pas non plus l’essentiel. Les excès sont montrés, mais ils ne font pas la une. Ce qu’on voit surtout, c’est un homme seul aux prises avec ses souffrances. J’ai lu cet album deux fois la nuit dernière. Les 120 pages défilent comme les meilleurs des albums des Doors. Et c’est sans relâche qu’on peut relancer la platine.