Dans un taxi qui la conduit de l’aéroport à un village de la côte haïtienne, Anaïse se laisse guider par Thomas, son chauffeur. La jeune femme est pleine d’une absence de mémoire, pleine d’incompréhensions. Elle part sur les terres de son grand-père, Robert Montès, un puissant homme d’affaires, et de son acolyte, le colonel Pierre André Pierre. Il y a déjà bien longtemps, les deux hommes ont disparu la même nuit dans l’incendie de leurs maisons, les Belles Jumelles. Anaïse veut aussi comprendre ce qui a poussé son père, mort depuis des années, à quitter ce village de pêcheurs. Elle espère que le vieux peintre Frantz Jacob pourra lui donner des réponses. Mais Thomas la met en garde : « Ce n’est pas sûr qu’il puisse te faire écouter la voix qui manque à ton enfance. » (p. 31)
Thomas est plus qu’un simple chauffeur de taxi, plus qu’un simple guide. Dans un long monologue, il ouvre le chemin vers la réalité simple d’Anse-à-Fôleur : là-bas, les gens donneront plus qu’ils n’ont, mais ils ne remuent pas le passé. Sur un trajet qui semble ne jamais finir, Thomas fait les questions et les réponses, il encourage et il imagine. Il attend d’Anaïse qu’elle se confie, mais il lui laisse le loisir de s’ouvrir à son heure. Thomas donne les réponses qu’Anaïse attendait du village, simplement parce que ces réponses n’ont pas d’importance, ce ne sont pas elles qui combleront le vide qu’Anaïse porte en elle. Le mystère de son grand-père est rapidement résolu : il lui suffit de savoir que l’homme d’affaires et son ami colonel étaient des hommes mauvais, « rien, mis à part la cruauté, ne pouvait justifier l’amitié qui lia jusque dans la mort le colonel Pierre André Pierre et l’homme d’affaires Robert Montès. » (p. 86) Ce qu’Anaïse trouve à Anse-à-Fôleur, c’est davantage qu’un roman familial, c’est un vadémécum, presqu’une panacée.
Dans le village d’Anse-à-Fôleur, les gens vivent de bonheur et de simplicité, selon la loi de Justin, un législateur bénévole qui n’impose pas ses règles. « Là-bas, à vivre de mer et d’arc-en-ciel, les couleurs souvent leur suffisent. » (p. 16) Les habitants s’appliquent à être heureux là où ils sont et avec ce qu’ils ont. « Le bonheur n’est-il pas le seul mérite naturel auquel tout humain a le droit d’aspirer ? » (p. 147) Et surtout, ils s’appliquent à mener une vie juste et utile. À la question « Ai-je fait un bel usage de ma présence au monde ? » (p. 24), les habitants d’Anse-à-Fôleur sont fiers de répondre par l’affirmative. Cet usage n’est pas celui du pouvoir ou de la richesse, ni celui de l’orgueil ou des gloires. Le bon usage d’une présence au monde permet de se présenter devant la mort sans regret ni culpabilité. La mort-même n’est pas à craindre : « la mort ne nous appartient pas, puisqu’elle nous précède. Mais la vie… » (p. 24) Le bon usage d’une présence au monde, selon l’oncle de Thomas, c’est enfin « la belle amour humaine » : « Mon oncle a une thèse. […] Il l’appelle : la belle amour humaine. Selon lui, chacun y tient sa place. Et il ne faut pas demander à quelqu’un d’y occuper la place d’un autre. » (p. 42)
D’ordinaire réservé au pluriel du mot « amour », l’usage du féminin dans le titre du roman a quelque chose de barbare pour tout inconditionnel de la grammaire. Mais ce féminin, en dehors de toute considération de genre, introduit une dissonance sublimement poétique. Comment ne pas comprendre que l’amour ne peut être qu’humaine, qu’il ne peut pas être humain ? Cela ne s’explique pas et c’est tout le talent de Lyonel Trouillot d’en faire une évidence. L’exotique Haïti se profile sans s’imposer, elle est le cadre d’une prise de conscience, d’une connaissance de soi. Si voyage initiatique il y a, il est modeste : Anaïse ne se révolutionne pas, elle s’équilibre. Tout le roman, au fil du monologue de Thomas et de la brève réponse d’Anaïse, déploie une langue riche et chantante et se fait porteur d’une voix caribéenne légendaire et mystique.