La narratrice est allée à la gare à la rencontre de l’Italien, un homme qu’elle croise tous les mercredis matins au Café lunaire. L’Italien y parle toujours de Ferrare. Sésame des souvenirs, ce nom réveille la mémoire de la femme. « Au Café lunaire, en présence de l’Italien, je suis dans le temps de ma vie à Ferrare, un temps qui me poursuit depuis que j’ai quitté cette ville à laquelle je pense comme à un amour inachevé. » (p. 22) Ferrare, c’est une partie de la jeunesse de la narratrice, c’est une longue déambulation citadine au gré d’indices cinématographiques. C’est pourquoi, aujourd’hui, l’absence de l’Italien à la gare ébranle un équilibre déjà très fragile.
Quand elle raconte sa routine matinale, la narratrice souligne la laideur de sa vie de bureau, laideur qu’elle ne peut supporter qu’avec le café qu’elle prend tous les matins et la promenade qu’elle fait dans le Jardin des Plantes. Elle y croise souvent un corbeau et tente de l’apprivoiser. La narratrice souffre d’une grande solitude et sa détresse est sans commune mesure. L’absence de l’Italien, ce matin, est presque inexcusable. Et pourtant : « J’aimerais que l’Italien me rattrape en courant et en s’excusant d’avoir raté son train. » (p. 29) Rêve romantique ? À peine, plutôt espoir de ne plus disparaître dans la brume des jours.
Autre douleur, le Jardin des Plantes est fermé à cause de la neige. Alors la narratrice avance sans but dans la ville blanche et froide. Après l’Italie, c’est l’Aubrac qui remonte du fond de sa mémoire, entraînant dans son sillage les souvenirs d’une jeunesse exaltée. « J’aimais Antoine et Jean. Jean aimait Lise. Antoine m’aimait sans doute, moi c’était surtout notre complicité que j’aimais, ce voyage initiatique et tout un monde que nous inventions. » (p. 40) La narratrice court après un autre absent : un jour, Antoine a disparu et ce départ laisse trop de questions en suspens. « Je me demande ce que sont devenus Lise et Jean, ce que nous sommes devenus sans Antoine. » (p. 17) Toujours, l’absence de l’autre renvoie au constat d’un manque, voire d’un échec. La narratrice aimerait faire le point, redonner du poids à sa vie. Mais outre la détresse et la solitude, il y a un certain lâcher-prise, un abandon plus ou moins consenti : « Mais je ne sais plus très bien ce qu’est le cours ordinaire de mes jours, du moins ce qui lui donne un sens véritable. » (p. 85) Pas de révolte, ni de sursaut. La vie l’emporte et elle ne fait aucun geste pour sortir du lac immense et blanc dans lequel elle sombre.
Son esprit mélange ses souvenirs et l’Histoire, et la narratrice vit une journée à part : mai 68, Woodstock, la Beat Génération, les chars dans Prague, les films d’Antonioni et un roman de Marguerite Duras composent une fresque mouvante qui témoigne des bonheurs et des peines. Et la neige, qui ne cesse de tomber, recouvre tout, comme un sceau fabuleux qui entérine toutes choses : « Je ne veux penser qu’à la neige, à toutes les fois où elle m’a laissé le souvenir d’un moment essentiel. » (p. 49)
Lente élégie, le récit de la narratrice n’est jamais lyrique. Alors que le froid pourrait exacerber les sensations, la neige étouffe les douleurs et calme les mouvements brusques. Pas de doute, un roman qui magnifie à ce point le froid et l’hiver ne pouvait que me plaire. L’errance triste de la narratrice a trouvé quelques échos en moi. Et la citation finale, empruntée à Hannes Pétursson, est superbe : « Mourir, ce n’est rien que le mouvement absolument blanc. » Un très grand coup de cœur pour ce roman de Michèle Lesbre : je découvre l’auteure avec ce texte, je n’en resterai pas là.